À la surface, je reconnus certaines photos, je revis le Tsar et la Tsarine devant le Panthéon, puis au bord de la Seine. Non, ce que je cherchais se trouvait plus au fond, dans cette masse compacte noircie des caractères d'imprimerie. J'enlevais, en archéologue, une couche après l'autre. Nicolas et Alexandra apparurent dans des lieux qui m'étaient inconnus. Une nouvelle couche, et je les perdis de vue. J'aperçus alors de longs cuirassés sur une mer étale, des aéroplanes aux ailes courtes, ridicules, des soldats dans les tranchées. En essayant de retrouver les traces du couple impérial, je creusais maintenant en désordre, en mélangeant ces pages découpées. Le Tsar réapparut un instant, à cheval, une icône dans ses mains, devant un rang de fantassins agenouillés… Son visage me sembla vieilli, sombre. Moi, je le voulais de nouveau jeune, accompagné de la belle Alexandra, acclamé par les foules, glorifié par les strophes enthousiastes.
C'est tout au fond de la valise qu'enfin je mettais la main sur ses traces. Le titre en gros caractères ne pouvait pas tromper: «Gloire à la Russie!» Je dépliai la page sur mes genoux, comme faisait Charlotte et, à mi-voix, je me mis à épeler les vers:
Oh! grand Dieu, quelle bonne nouvelle,
Quelle joie fait vibrer tous nos c œurs,
Voir crouler enfin la citadelle
O ù l'esclave gémit de douleur!
Voir un peuple relever la t ête,
Et du droit porter le flambeau!
Ami, n'est-ce pas un grand jour de f ête,
Sur nos palais faites hisser les drapeaux!
C'est seulement en arrivant au refrain que je m'arrêtai, frappé par un doute: «Gloire à la Russie»? Mais où est-il donc ce pays blond du blond des épis, blanc du blanc des neiges? Ce pays à l'âme féconde? Et que vient faire ici cet esclave qui gémit de douleur? Et qui est ce tyran dont on célèbre la chute?
Confus, je me mis à déclamer le refrain:
Salut, salut à vous,
Peuple et soldats de la Russie!
Salut, salut à vous
Car vous sauvez votre Patrie!
Salut, gloire et honneur
À la Douma qui, souveraine,
Va, demain, pour votre bonheur
À tout jamais briser vos cha înes.
Soudain, des gros titres qui surplombaient les vers me sautèrent aux yeux:
ABDICATION DE NICOLAS II. LA RÉVOLUTION: LE 89 RUSSE. LA RUSSIE DÉCOUVRE LA LIBERTÉ. KERENSKI – LE DANTON RUSSE. LA PRISE DE LA PRISON PIERRE-ET -PAUL, CETTE BASTILLE RUSSE. LA FIN DU RÉGIME AUTOCRATIQUE…
La plupart de ces mots ne me disaient rien. Mais je comprenais l'essentiel: Nicolas n'était plus tsar, et la nouvelle de sa chute provoquait une explosion de joie délirante chez ceux qui, hier soir seulement, l'acclamaient en lui souhaitant un règne long et prospère. En effet, je me rappelais très bien la voix d'Heredia dont l'écho résonnait encore sur notre balcon:
Oui, ton P ère a lié d'un lien fraternel
La France et la Russie en la même espérance,
Tsar, écoute aujourd'hui la Russie et la France
Bénir, avec le tien, le saint nom paternel!
Un tel retournement me paraissait inconcevable. Je ne pouvais croire à une trahison aussi basse. Surtout de la part d'un président de la République!
La porte d'entrée claqua. Je ramassai à la hâte tous les papiers, je refermai la valise et la poussai sous le lit.
Le soir, à cause de la pluie, Charlotte alluma sa lampe à l'intérieur. Nous nous installâmes à côté d'elle en imitant nos veillées sur le balcon. J'écoutais son récit: Nicolas et Alexandra, dans leur loge, applaudissaient Le Cid… J'observais leurs visages avec une tristesse désabusée. J'étais celui qui avait entrevu l'avenir. Cette connaissance pesait lourd sur mon cœur d'enfant.
«Où est la vérité?» me demandais-je en suivant distraitement l'histoire (les souverains se lèvent, le public se retourne pour les ovationner). «Ces spectateurs vont les maudire bientôt. Et il ne restera rien de ces quelques jours féeriques! Rien…»
Cette fin que j'étais condamné à connaître d'avance me sembla tout à coup si absurde et si injuste, surtout en pleine fête, au milieu des feux de la Comédie-Française – que j'éclatai en sanglots et, en repoussant mon petit tabouret, je m'enfuis dans la cuisine. Jamais je n'avais pleuré aussi abondamment. Je rejetais rageusement les mains de ma sœur qui essayait de me consoler. (Je lui en voulais tellement, à elle qui ne savait encore rien!) À travers mes larmes percèrent quelques cris désespérés:
– Tout est faux! Traîtres, traîtres! Ce menteur à moustaches… Un Président, tu parles! Mensonges…
Je ne sais pas si Charlotte avait deviné la raison de ma détresse (elle avait sans doute remarqué le désordre provoqué par mes fouilles dans la valise sibérienne, peut-être avait-elle même retrouvé la page fatidique). Toujours est-il qu'émue par cette crise de larmes inattendue, elle vint s'asseoir sur mon lit, écouta un moment mes soupirs saccadés, puis, en trouvant dans l'obscurité ma paume, elle y glissa un petit caillou rêche. Je le serrai dans ma main. Sans ouvrir les yeux, au toucher, je reconnus le «Verdun». Désormais, il était à moi.
À la fin des vacances nous quittions notre grand-mère. L'Atlantide s'effaçait alors derrière les brumes d'automne et les premières tempêtes de neige – derrière notre vie russe.
Car la ville où nous retournions n'avait rien de commun avec la silencieuse Saranza. Cette ville s'étendait sur les deux bords de la Volga et avec son million et demi d'habitants, ses usines d'armement, ses larges avenues aux grands immeubles de style stalinien, elle incarnait la puissance de l'empire. Une gigantesque centrale hydroélectrique en aval, un métro en construction, un énorme port fluvial appuyaient aux yeux de tous l'image de notre compatriote – triomphant sur les forces de la nature, vivant au nom d'un avenir radieux, ne se souciant guère, dans son effort dynamique, des ridicules vestiges du passé. De plus, notre ville, à cause de ses usines, était interdite aux étrangers… Oui, c'était une ville où l'on sentait très bien le pouls de l'empire.
Ce rythme, dès notre retour, se mettait à cadencer nos gestes et nos pensées. Nous nous confondions dans la respiration neigeuse de notre patrie.
La greffe française ne nous empêchait, ni ma sœur ni moi-même, de mener une existence semblable à celle de nos camarades: le russe redevenait la langue courante, l'école nous formait sur le moule des jeunes soviétiques modèles, les jeux paramilitaires nous habituaient à l'odeur de la poudre, aux explosions des grenades d'exercice, à l'idée de cet ennemi occidental qu'il faudrait un jour combattre.
Les soirées sur le balcon de notre grand-mère n'étaient plus, nous semblait-il, qu'un songe d'enfant. Et lorsque, pendant nos cours d'histoire, le professeur nous parlait de «Nicolas II, surnommé par le peuple Nicolas le Sanguinaire», nous ne faisions aucun lien entre ce bourreau mythique et le jeune monarque qui applaudissait Le Cid. Non, c'étaient deux hommes qui ne se connaissaient pas.
Un jour, pourtant, plutôt par hasard, ce rapprochement s'opéra dans ma tête: sans être interrogé, je me mis à parler de Nicolas et d'Alexandra, de leur visite à Paris. Mon intervention fut si inattendue et les détails biographiques si abondants que le professeur parut déconcerté. Des ricanements de stupeur parcoururent la classe: les élèves ne savaient s'il fallait prendre mon discours pour un acte de provocation ou pour un simple délire. Mais déjà le professeur reprenait la situation en main en martelant:
– C'est le tsar qui a été responsable de la terrible bousculade sur le champ de Khodynka – des milliers de gens écrasés. C'est lui qui a ordonné d'ouvrir le feu sur la manifestation pacifique du 9 janvier 1905 – des centaines de victimes. C'est son régime qui s'est rendu coupable des massacres sur le fleuve Léna – 102 personnes tuées! D'ailleurs ce n'est pas un hasard si le grand Lénine s'est appelé ainsi – il voulait par son pseudonyme même fustiger les crimes du tsarisme!
Cependant, ce qui m'impressionna le plus, ce n'était pas le ton véhément de cette diatribe. Mais une question déroutante qui se formula dans ma tête pendant la récréation tandis que les autres élèves m'assiégeaient de leurs railleries («Regardez! Mais il a une couronne, ce tsar!» criait l'un d'eux en me tirant les cheveux). Cette question, en apparence, était toute simple: «Oui, je sais, c'était un tyran sanguinaire, c'est écrit dans notre manuel. Mais que faut-il faire alors de ce vent frais sentant la mer qui soufflait sur la Seine, de la sonorité de ces vers qui s'envolaient dans ce vent, du crissement de la truelle d'or sur le granit – que faire de ce jour lointain? Car je ressens son atmosphère si intensément!»
Non, il ne s'agissait pas pour moi de réhabiliter ce Nicolas II. Je faisais confiance à mon manuel et à notre professeur. Mais ce jour lointain, ce vent, cet air ensoleillé? Je m'embrouillais dans ces réflexions sans suite – mi-pensées, mi-images. En repoussant mes camarades rieurs qui m'agrippaient et m'assourdissaient de leurs moqueries, j'éprouvai soudain une terrible jalousie envers eux: «Comme c'est bien de ne pas porter en soi cette journée de grand vent, ce passé si dense et apparemment si inutile. Oui, n'avoir qu'un seul regard sur la vie. Ne pas voir comme je vois…» Cette dernière pensée me parut tellement insolite que je cessai de repousser les attaques de mes persifleurs, me tournant vers la fenêtre derrière laquelle s'étendait la ville enneigée. Donc, je voyais autrement! Était-ce un avantage? Ou un handicap, une tare? Je n'en savais rien. Je crus pouvoir expliquer cette double vision par mes deux langues: en effet, quand je prononçais en russe «ЦАРЬ», un tyran cruel se dressait devant moi; tandis que le mot «tsar» en français s'emplissait de lumières, de bruits, de vent, d'éclats de lustres, de reflets d'épaules féminines nues, de parfums mélangés – de cet air inimitable de notre Atlantide. Je compris qu'il faudrait cacher ce deuxième regard sur les choses, car il ne pourrait susciter que les moqueries de la part des autres.