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– Tu sais, Aliocha, parfois, il me semble que je ne comprends rien à la vie de ce pays. Oui, que je suis toujours une étrangère. Après presque un demi-siècle que je vis ici. Ces «samovars»… Je ne comprends pas. Il y avait des gens qui riaient en regardant leur bataille!

Elle fit un mouvement pour se lever. Je me précipitai vers elle en lui tendant la main. Elle me sourit, en attrapant mon bras. Et tandis que j'étais penché, elle murmura quelques brèves paroles dont le ton ferme et grave me surprit. Il est probable que, mentalement, je les traduisis en russe et les retins ainsi. Cela donna une longue phrase, alors que le français de Charlotte résuma tout en une seule image: le «samovar» manchot est assis, le dos contre le tronc d'un immense pin, et il regarde, silencieusement, le reflet des vagues s'éteignant derrière les arbres…

Dans la traduction russe que garda ma mémoire, la voix de Charlotte ajoutait sur un ton de justification: «Et parfois je me dis que je comprends ce pays mieux que ne le comprennent les Russes eux-mêmes. Car je porte en moi le visage de ce soldat depuis tant d'années… Car j'ai deviné sa solitude au bord du lac…»

Elle se leva et marcha lentement en s'appuyant sur mon bras. Je sentais s'évanouir, dans mon corps, dans ma respiration, cet adolescent agressif et nerveux qui était venu hier à Saranza.

Ainsi commença notre été, mon dernier été passé dans la maison de Charlotte. Le lendemain matin, je me réveillai avec le sentiment d'être enfin moi-même. Un grand calme, à la fois amer et serein, se répandait en moi. Je n'avais plus à me débattre entre mes identités russe et française. Je m'acceptai.

Nous passions maintenant presque toutes nos journées sur les rives de la Soumra. Nous partions de très bon matin, en emportant une grande gourde d'eau, du pain, du fromage. Le soir, profitant du premier souffle de fraîcheur, nous rentrions.

À présent que le chemin nous était connu, il ne nous paraissait plus si long. Dans la monotonie ensoleillée de la steppe, nous découvrions mille repères, des jalons qui nous devinrent vite familiers. Ce bloc de granit dont le mica scintillait de loin au soleil. Une bande de sable qui ressemblait à un minuscule désert. Cet endroit couvert de ronces qu'il fallait éviter. Lorsque Saranza disparaissait de notre vue, nous savions que bientôt la ligne du remblai allait se détacher de l'horizon, les rails brilleraient. Et une fois cette frontière franchie, nous étions presque arrivés – derrière les ravins qui incisaient la steppe de leurs tranchées abruptes, nous pressentions déjà la présence de la rivière. Elle semblait nous attendre…

Charlotte s'installait avec un livre à l'ombre des saules, à un pas du courant. Moi, jusqu'à l'épuisement, je nageais, plongeais, en traversant plusieurs fois la rivière étroite et peu profonde. Le long de ses rives s'alignait une kyrielle d'îlots recouverts d'herbe drue où l'on avait juste la place pour s'allonger et s'imaginer sur une île déserte au milieu de l'océan…

Puis, étendu sur le sable, j'écoutais l'insondable silence de la steppe… Nos conversations naissaient sans prétexte et semblaient découler du ruissellement ensoleillé de la Soumra, du bruissement des longues feuilles des saules. Charlotte, les mains posées sur le livre ouvert, regardait par-delà la rivière, vers cette plaine brûlée par le soleil, et se mettait à parler, tantôt en répondant à mes questions, tantôt en les précédant intuitivement dans son récit.

C'est durant ces longs après-midi d'été, au milieu de la steppe où chaque herbe sonnait de sécheresse et de chaleur, que j'appris ce qu'on me cachait autrefois dans la vie de Charlotte. Et aussi ce que mon intelligence enfantine ne parvenait pas à concevoir.

J'appris qu'il était réellement son premier amoureux, le premier homme de sa vie, ce soldat de la Grande Guerre, qui lui avait glissé dans la paume le petit caillou appelé «Verdun». Seulement, ils ne s'étaient pas connus le jour du défilé solennel, le 14 juillet 1919, mais deux ans plus tard, quelques mois avant le départ de Charlotte pour la Russie. J'apprenais aussi que ce soldat était très éloigné de ce héros moustachu, étincelant de médailles qu'avait fabriqué notre imagination naïve. Il s'avérait plutôt maigre, le visage pâle, les yeux tristes. Il toussotait souvent. Ses poumons avaient été brûlés au cours de l'une des premières attaques au gaz. Et ce n'est pas en quittant les rangs du grand défilé qu'il venait vers Charlotte en lui tendant le «Verdun». Il lui avait transmis ce talisman à la gare, le jour de son départ pour Moscou. Il était sûr de la revoir bientôt.

Un jour elle me parla du viol… Sa voix calme avait cet accent qui semblait dire: «Bien sûr: tu sais déjà de quoi il s'agit… Ce n'est plus un secret pour toi.» Je confirmai cette intonation par une série de petits «oui, oui» d'une nonchalance enjouée. J'avais très peur, après ce récit, en me relevant, de voir une autre Charlotte, un autre visage portant l'expression indélébile d'une femme violée. Mais ce fut d'abord cet éclat lumineux qui s'incrusta dans mon cerveau.

Un homme enturbanné et vêtu d'une espèce de long manteau, très épais et très chaud, surtout au milieu des sables du désert qui l'entouraient. Des yeux bridés semblables à deux lames de rasoir, le hâle cuivré de sa face ronde luisante de sueur. Il est jeune. Avec des gestes fébriles, il essaie d'attraper le poignard recourbé qui est accroché à sa ceinture, de l'autre côté du fusil. Ces quelques secondes paraissent interminables. Car le désert et l'homme aux gestes hâtifs sont vus par une minuscule parcelle du regard – cet interstice entre les cils. Une femme prostrée sur le sol, la robe déchirée, les cheveux défaits à moitié ensevelis sous le sable, semble s'insérer à jamais dans ce paysage vide. Un filet rouge traverse sa tempe gauche. Mais elle est en vie. La balle a déchiqueté la peau sous ses cheveux et s'est enfoncée dans le sable. L'homme se tord pour saisir son arme. Il voudrait que la mort soit plus physique – la gorge coupée, le flot de sang imbibant le sable. Le poignard qu'il cherche a glissé de l'autre côté quand, tout à l'heure, les pans de son long habit largement ouverts, il se débattait sur le corps écrasé… Il tire sur sa ceinture avec colère, en jetant des regards haineux sur le visage figé de la femme. Soudain, il entend un hennissement. Il se retourne. Ses compagnons galopent déjà loin, leurs silhouettes, en haut d'une crête, se découpent nettement sur le fond du ciel. Il se sent tout à coup bizarrement seul: lui, le désert dans la lumière du soir, cette femme agonisante. Il crache de dépit, frappe de sa botte pointue le corps inerte et avec l'agilité d'un caracal, saute sur la selle. Quand le bruit des sabots s'efface, la femme, lentement, ouvre les yeux. Et elle commence à respirer, avec hésitation, comme si elle en avait perdu l'habitude. L'air a le goût de pierre et de sang…

La voix de Charlotte se confondit avec le léger sifflement des saules. Elle se tut. Je pensai à la colère de ce jeune Ouzbek: «Il lui fallait à tout prix l'égorger, la réduire à une chair sans vie!» Et avec une pénétration déjà virile, je comprenais qu'il ne s'agissait pas d'une simple cruauté. Je me souvenais maintenant des premières minutes qui suivaient l'acte d'amour où le corps, désiré il y a un instant, devenait soudain inutile, désagréable à voir, à toucher, presque hostile. Je me rappelai ma jeune compagne sur notre radeau nocturne: c'est vrai, je lui en voulais de ne plus la désirer, d'être déçu, de la sentir là, collée à mon épaule… En poussant jusqu'au bout ma pensée, en mettant à nu cet égoïsme mâle qui m'effrayait et me tentait à la fois, je me dis: «En fait, après l'amour, la femme doit disparaître!» Et j'imaginai de nouveau cette main fébrile qui cherche le poignard.

Je me redressai brusquement en me tournant vers Charlotte. J'allais lui poser la question qui me torturait depuis des mois et que, mentalement, j'avais formulée et reformulée mille fois: «Dis-moi, en un seul mot, en une seule phrase, l'amour, c'est quoi?»

Mais Charlotte, croyant sans cloute prévenir une question bien plus logique, parla la première.

– Et tu sais ce qui m'a sauvée? Ou plutôt qui m'a sauvée… On ne te l'a pas encore raconté?

Je la regardais. Non, le récit du viol n'avait laissé aucune marque sur ses traits. Il y avait simplement cette palpitation d'ombre et de soleil dans le feuillage des saules qui effleurait son visage.

Elle avait été sauvée par un «saïgak», cette antilope du désert aux énormes naseaux, semblables à une trompe d'éléphant coupée court, et – dans un étonnant contraste – aux grands yeux craintifs et tendres. Charlotte avait vu souvent leurs troupeaux courir à travers le désert… Quand elle put enfin se relever, elle vit un saïgak qui lentement grimpait sur une dune de sable. Charlotte le suivit, sans réfléchir, instinctivement – l'animal était l'unique balise au milieu des vallonnements infinis des sables. Comme dans un rêve (l'air lilas avait cette vacuité trompeuse des songes), elle parvint à s'approcher de la bête. Le saïgak ne s'enfuit pas. Charlotte, dans la lumière floue du crépuscule, vit des taches noires sur le sable – du sang. L'animal s'affala, puis, en remuant violemment la tête, s'arracha à la terre, tangua sur ses longues pattes qui tremblaient, fit quelques sauts désordonnés. Tomba de nouveau. Il avait été blessé à mort. Par les hommes qui avaient failli la tuer, elle? Peut-être. C'était le printemps. La nuit fut glaciale. Charlotte se recroquevilla, en collant son corps contre le dos de la bête. Le saïgak ne bougeait plus. Sa peau était parcourue de frissons. Sa respiration sifflante ressemblait à des soupirs humains, à des mots chuchotés. Charlotte, dans l'engourdissement du froid et de la douleur, s'éveillait souvent en percevant ce murmure qui obstinément s'efforçait de dire quelque chose. A l'un de ces réveils, en pleine nuit, elle aperçut avec stupeur une étincelle, toute proche, qui brillait dans le sable. Une étoile tombée du ciel… Charlotte s'inclina vers ce point lumineux. C'était le grand œil ouvert du saïgak – et une constella-don superbe et fragile qui se reflétait dans ce globe rempli de larmes… Elle ne remarqua pas l'instant où les battements du cœur de cet être qui lui donnait sa vie s'arrêtèrent… Au matin, le désert miroitait de givre. Charlotte resta quelques minutes debout devant le corps immobile saupoudré de cristaux. Puis, lentement, elle escalada la dune que la bête n'avait pas pu franchir la veille. Parvenue jusqu'à la crête, elle poussa un «ah» qui résonna dans l'air matinal. Un lac, rose des premiers rayons, s'étendait à ses pieds. C'est cette eau que le saïgak essayait d'atteindre… On retrouva Charlotte, assise sur la rive, le soir même.

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