Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Elle se tut, resta un long moment sans bouger, les yeux largement ouverts et dont l'iris semblait garder la lumière du couchant éteint. Figé, je la regardais de biais sans pouvoir détourner la tête, changer la position de mes bras, desserrer mes doigts croisés…

– Je vais préparer ton lit, me dit-elle enfin, en quittant le balcon.

Je me redressai, jetai un coup d'œil étonné autour de moi. La petite chaise de Charlotte, cette lampe à l'abat-jour turquoise, la bacchante de pierre avec son sourire mélancolique, cet étroit balcon suspendu au-dessus de la steppe nocturne – tout me parut soudain si fragile! Avec ahurissement, je me souvenais de mon désir de détruire ce cadre éphémère… Le balcon devenait minuscule – comme si je l'observais d'une très grande distance -, oui, minuscule et sans défense.

Le lendemain, un vent brûlant et sec envahit Saranza. Au coin des rues damées par le soleil surgissaient de petites tornades de poussière. Et leur apparition était suivie d'une détonation sonore – un orchestre militaire résonnait sur la place centrale et le souffle ardent apportait, jusqu'à la maison de Charlotte, des pans de tintamarre de bravoure. Puis, le silence revenait brusquement et l'on entendait le crissement du sable contre les vitres et le grésillement fiévreux d'une mouche. C'était le premier jour des manœuvres qui se déroulaient à quelques kilomètres de Saranza.

Nous marchâmes longtemps. D'abord, en traversant la ville, ensuite, dans la steppe. Charlotte parlait de la même voix calme et détachée que la veille au soir, sur le balcon. Son récit fondait dans le joyeux vacarme de l'orchestre, puis, quand le vent tombait tout à coup, ses paroles sonnaient avec une étrange netteté dans le vide de soleil et de silence.

Elle racontait son bref séjour à Moscou, deux ans après la guerre… Par un clair après-midi de mai, elle marchait à travers l'entrelacs des ruelles de la Presnia qui descendaient vers la Moscova et elle se sentait convalescente, se remettant de la guerre, de la peur, et même, sans oser se l'avouer, de la mort de Fiodor, ou plutôt de son absence quotidienne, obsédante… A l'angle d'une rue, elle entendit, dans la conversation de deux femmes qui passaient près d'elle, une bribe de réplique. «Des samovars…», dit l'une d'elles. «Le bon thé d'autrefois…», pensa, en écho, Charlotte. Quand elle sortit sur la place, devant le marché avec ses baraquements en bois, ses kiosques et sa clôture en planches épaisses, elle comprit qu'elle s'était trompée. Un homme, sans jambes, installé dans une espèce de caisse roulante, s'avança à sa rencontre en tendant son unique bras:

– Allez, ma belle, un petit rouble pour l'invalide!

Instinctivement, Charlotte l'évita, tant cet inconnu ressemblait à un homme sortant de la terre. C'est alors qu'elle s'aperçut que les abords du marché grouillaient de soldats mutilés – de ces «samovars». Roulant dans leur caisse, dotée tantôt de petites roues avec des pneus en caoutchouc, tantôt de simples roulements à billes, ils abordaient les gens à la sortie, leur demandant de l'argent ou du tabac. Certains donnaient, d'autres accéléraient le pas, d'autres encore lâchaient un juron en ajoutant d'un ton moralisateur: «Déjà l'État vous nourrit… C'est honteux!» Les samovars étaient presque tous jeunes, quelques-uns visiblement ivres. Tous avaient des yeux perçants, un peu fous… Trois ou quatre caisses s'élancèrent vers Charlotte. Les soldats plantaient leur bâton dans le sol piétiné de la place, se tortillant, s'aidant par de violentes secousses de tout leur corps. Malgré leur peine, cela ressemblait plutôt à un jeu.

Charlotte s'arrêta, tira avec hâte un billet de sa sacoche et le donna à celui qui s'approcha le premier. Il ne put pas le prendre – sa main unique, la main gauche, n'avait plus de doigts. Il tassa le billet au fond de sa caisse, puis, soudain, il tangua sur son siège et tendant son moignon vers Charlotte, lui effleura la cheville. Et il leva sur elle son regard plein d'une démence amère…

Elle n'eut pas le temps de comprendre ce qui se produisit ensuite. Elle vit un autre mutilé, avec deux bras valides celui-ci, qui surgit à côté du premier et, brutalement, tira le billet froissé de la caisse du manchot. Charlotte poussa un «Ah!», puis ouvrit de nouveau son sac. Mais le soldat qui venait de lui caresser le pied semblait résigné – en tournant le dos à son agresseur, il remontait déjà la petite ruelle très pentue dont le haut s'ouvrait sur le ciel… Charlotte resta un moment indécise – le rattraper? Lui redonner de l'argent? Elle vit encore quelques samovars qui poussaient leurs caisses dans sa direction. Elle sentit un terrible malaise. La crainte, la honte aussi. Un bref cri rauque déchira la rumeur monotone qui planait au-dessus de la place.

Charlotte se retourna brusquement. La vision fut plus rapide qu'un éclair. Le manchot, dans sa caisse roulante, dévala la pente de la ruelle avec un crépitement assourdissant de roulements à billes. Son moignon repoussa à plusieurs reprises le sol en dirigeant cette descente folle. Et de sa bouche torturée par un horrible rictus, un couteau dardait, serré entre ses dents. Le mutilé qui venait de lui voler son argent eut juste le temps d'empoigner son bâton. La caisse du manchot percuta la sienne. Le sang gicla. Charlotte vit deux autres samovars se précipiter vers le manchot qui secouait la tête en lacérant le corps de son ennemi. D'autres couteaux brillèrent entre les dents. Des hurlements fusaient de toute part. Les caisses s'entrechoquaient. Les passants, médusés par cette bataille qui devenait générale, n'osaient pas intervenir. Un autre soldat descendait à toute vitesse la pente de la rue et, la lame entre les mâchoires, s'enfonçait dans le terrifiant entremêlement des corps mutilés… Charlotte essaya de s'approcher, mais le combat se livrait presque au ras du sol – il aurait fallu ramper pour s'interposer. Les miliciens accouraient déjà, en lançant leurs trilles stridents. Les spectateurs s'éveillèrent. Certains se hâtèrent de partir. D'autres se retirèrent dans l'ombre des peupliers pour voir la fin du combat. Charlotte aperçut une femme qui, se courbant, retirait un samovar de l'amoncellement des corps, et répétait d'une voix éplorée: «Liocha! Mais tu m'as promis de ne plus venir ici! Tu m'as promis!» Et elle repartait en portant l'homme mutilé comme un enfant. Charlotte tenta de voir si son manchot était toujours là. Un des miliciens la repoussa…

Nous marchions tout droit, nous éloignant de Saranza. Le vacarme de l'orchestre militaire s'était éteint dans le silence de la steppe. Nous n'entendions plus que le bruissement des herbes dans le vent. Et c'est dans cet infini de lumière et de chaleur que résonna de nouveau la voix de Charlotte.

– Non, ils ne se battaient pas pour cet argent volé, non! Tout le monde le comprenait. Ils se battaient pour… pour se venger de la vie. De sa cruauté, de sa bêtise. Et de ce ciel de mai au-dessus de leur tête… Ils se battaient comme s'ils voulaient narguer quelqu'un. Oui, celui qui mélangea dans une seule vie ce ciel de printemps et leurs corps estropiés…

«Staline? Dieu?» faillis-je demander, mais l'air de la steppe rendait les mots rêches, difficiles à articuler.

Nous n'étions encore jamais allés aussi loin. Saranza s'était depuis longtemps noyée dans le flottement brumeux de l'horizon. Cette équipée sans but nous était indispensable. Derrière mon dos, je sentais presque physiquement l'ombre d'une petite place moscovite…

Nous arrivâmes enfin vers un remblai de chemin de fer. Sa voie marquait une frontière surréaliste dans cet infini sans aucun autre repère que le soleil et le ciel. Curieusement, de l'autre côté des rails, le paysage changea. Nous dûmes contourner quelques ravins, gigantesques failles à l'intérieur sablonneux, ensuite descendre dans une vallée. Brusquement, entre les broussailles des saules, l'eau brilla. Nous échangeâmes un sourire, nous exclamant d'une seule voix:

– Soumra!

C'était un lointain affluent de la Volga, l'une de ces rivières discrètes, perdues dans l'immensité de la steppe et dont on connaît l'existence uniquement parce qu'elles se jettent dans le grand fleuve.

Nous restâmes à l'ombre des saules jusqu'au soir… C'est sur le chemin du retour que Charlotte termina son récit.

– Les autorités en ont eu finalement assez de tous ces mutilés sur la place, de leurs cris, de leurs bagarres. Mais par-dessus tout, ils offraient une mauvaise image de la grande Victoire. Le soldat, tu sais, on le préfère ou bien brave et souriant ou bien… mort au champ d'honneur. Et ceux-là… Bref, un jour, plusieurs camions arrivent et les miliciens commencent à arracher les samovars de leur caisse et à les jeter dans les bennes. Comme on jette des bûches sur une télègue. Une Moscovite m'a raconté qu'on les a amenés sur une île, dans les lacs du Nord. On a aménagé pour cela une ancienne léproserie… En automne, j'ai essayé de me renseigner sur cet endroit. Je pensais pouvoir y aller travailler. Mais quand, au printemps, je suis arrivée dans cette région, on m'a dit que, sur l'île, il n'y avait plus un seul mutilé et que la léproserie était définitivement fermée… C'était un coin très beau d'ailleurs. Des pins à perte de pue, de grands lacs et surtout un air très pur…

Après une heure de marche, Charlotte me lança un petit sourire sans gaieté:

– Attends, je vais m'asseoir un instant…

Elle s'assit sur l'herbe sèche, en allongeant ses jambes. Je fis machinalement encore quelques pas et je me retournai. Une nouvelle fois, comme dans un étrange éloignement ou d'une grande hauteur, je vis une femme aux cheveux blancs, vêtue d'une robe très simple en satin clair, une femme assise par terre au milieu de ce quelque chose d'immensurable qui s'étend de la mer Noire jusqu'à la Mongolie et qu'on appelle «la steppe». Ma grand-mère… Je la voyais avec cet inexplicable recul que j'avais pris la veille pour une sorte d'illusion d'optique due à ma tension nerveuse. Je crus percevoir ce vertigineux dépaysement que Charlotte devait ressentir souvent: un dépaysement presque cosmique. Elle était là, sous ce ciel violet et paraissait parfaitement seule sur cette planète, dans l'herbe mauve, sous les premières étoiles. Et sa France, sa jeunesse étaient plus éloignées d'elle que cette lune pâle – laissées dans une autre galaxie, sous un autre ciel…

Elle leva son visage. Ses yeux me parurent plus grands que d'habitude. Elle parla en français. La sonorité de cette langue vibrait comme le dernier message provenant de la lointaine galaxie.

35
{"b":"94500","o":1}