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Dans cette scène, la ravissante compagne de Belmondo, vêtue d'une ombre de soutien-gorge et d'une trace de cache-sexe, arrachait la nappe en faisant tomber de la table un énorme vase avec un bouquet somptueux. Et, dans un élan sauvage, elle proposait à notre héros de célébrer leur messe charnelle sur cette table rase. Le héros esquivait cette offre extravagante. Et nous devinions que c'était notre pudeur qu'il voulait ménager. Déjà la vue de cette bacchante remplissait les murs de L'Octobre rouge d'une vibration toute particulière. Belmondo pressentait que s'il s'était laissé aller à son désir, la révolution à Nerloug aurait été imminente. Avec la prise du bâtiment trapu de la milice et la destruction de l'usine de barbelés La Communarde . Il déclinait donc la proposition, mais pour ne pas compromettre sa virilité aux yeux des spectateurs, il évoquait un tout autre champ de bataille amoureux:

– Sur la table? Et pourquoi pas debout dans un hamac? Ou sur des skis?

Et quel devait être notre amour et aussi notre confiance pour que cette hypothèse ait été prise tout à fait au sérieux! Oui, nous y avions cru dur comme fer à cette performance érotique purement occidentale. Deux corps bronzés debout (!) dans un hamac attaché aux troncs velus des palmiers. La fougue du désir était proportionnelle au déséquilibre bienheureux sous leurs pieds. La fureur des enlacements augmentait l'amplitude du tangage. La profondeur de fusion inversait le ciel et la terre. Les amants de la nuit tropicale se retrouvaient dans le creux du hamac, dans ce berceau d'amour dont le va-et-vient se calmait lentement…

Quant à l'amour sur des skis, nous étions bien placés pour imaginer la scène. Qui, mieux que nous, qui passions la moitié de notre vie sur nos raquettes, pouvait imaginer cette chaleur intense qui embrasait le corps après deux ou trois heures de course? Les amants rejetaient leurs bâtons, la piste se dédoublait et on n'entendait plus que la respiration haletante, le crissement cadencé de la neige sous les skis et le rire d'une pie indiscrète sur la branche d'un cèdre…

Cependant, nous préférions le hamac, comme plus exotique. Ce soir, planant dans les vapeurs de la racine d'amour, nous nous abandonnions à ses bercements. Dans notre sommeil, nous entendions le bruissement de longues feuilles de palmiers, nous aspirions le souffle nocturne de l'océan. De temps en temps, une noix de coco trop mûre tombait sur le sable, une vague langoureuse venait mourir près de nos sandales tressées. Et le ciel surchargé de constellations tropicales se balançait au rythme de notre désir…

Réveillés en pleine nuit, nous restâmes un long moment les yeux ouverts, sans bouger. Sans qu'aucun de nous n'ose confier sa surprenante intuition aux autres. C'était comme si le bercement du hamac se poursuivait toujours. Nous pensâmes d'abord à un train qui longeait notre voie et nous secouait légèrement… Enfin, Outkine, qui était installé sur la couchette du bas, colla son front contre la vitre noire, essayant de percer l'obscurité. Et nous entendîmes son excla-mation inquiète:

– Mais où nous allons comme ça?

Notre train roulait à vive allure à travers la taïga. Ce n'étaient pas de simples mouvements de manœuvres sur les voies de la gare, mais bel et bien une course rapide et régulière. On ne voyait plus la moindre lueur: rien que la muraille impénétrable de la taïga et une bande de neige le long de la voie.

Samouraï consulta sa montre: il était deux heures moins cinq.

– Et si on sautait? proposai-j'e, pris de panique, mais éprouvant déjà la naissance d'une ivresse exaltante.

Nous allâmes tous les trois vers la sortie. Samouraï ouvrit la portière. Nous eûmes l'impression qu'une branche de sapin glacée vint nous cingler le visage, nous coupant le souffle. C'était le dernier froid de l'hiver, son combat d'arrière-garde. Les aiguilles du vent, de la poussière neigeuse et l'ombre infinie de la taïga… Samouraï claqua la portière.

– Sauter ici, c'est se jeter directement dans la gueule du loup. Je parie qu'on roule déjà depuis au moins trois heures. Et puis, à cette vitesse… Je ne connais qu'un seul homme qui en serait capable, ajouta-t-il.

– Qui ça?

Samouraï sourit en lançant un clin d'œil:

– Belmondo!

Nous rîmes. La peur s'estompa. En revenant dans notre compartiment, nous décidâmes de descendre au premier arrêt, au premier endroit habité… Outkine sortit une boussole et, après des manipulations minutieuses, annonça:

– Nous allons vers l'est!

Nous aurions préféré la direction opposée. Mais avions-nous le choix?

Les bercements du wagon eurent vite raison de.notre résistance héroïque au sommeil. Nous nous endormîmes en imaginant tous les trois la même scène: Belmondo pousse la porte du wagon, scrute la nuit glacée qui défile à toute vitesse dans le tourbillon de la poudre neigeuse et, prenant appui sur le marchepied, il se jette dans l'ombre épaisse de la taïga…

C'est le silence et l'immobilité parfaite qui nous réveillèrent. Et aussi la fraîcheur lumineuse de la matinée. Nous attrapâmes nos chapkas, nos sacs et nous nous précipitâmes vers la sortie. Mais derrière la porte il n'y avait aucune trace d'habitation, ni de quelque activité humaine. Seul le flanc boisé d'une colline dont le sommet blanc s'imprégnait lentement de la limpidité du soleil levant…

Nous restions devant la portière ouverte, humant l'air. Il n'était pas glacé et sec comme à Svetlaïa. Il pénétrait dans nos poumons avec une douceur souple, caressante. On n'avait pas besoin de le réchauffer d'abord dans la bouche avant de l'aspirer, comme les âpres gorgées du vent de chez nous. Les neiges qui s'étendaient devant nos yeux nous firent penser à un étrange redoux éternel. Et la forêt qui grimpait sur le flanc de la colline, elle aussi était toute différente de notre taïga. Ses arbres avaient dans le tracé de leurs branches une délicatesse un peu sinueuse, un peu maniérée. Oui, on aurait dit qu'ils étaient dessinés à l'encre de Chine sur fond de neige amollie, dans l'éclairage tamisé du soleil levant. Et autour de leurs troncs s'enroulaient les longs serpents des lianes. C'était la jungle, la forêt tropicale, figée subitement dans la glace…

Soudain, entre les arbres, nous vîmes une orange… Oui, une tache colorée semblable à des fragments de son écorce éparpillés sur la neige entre les troncs et les branches noires. Ce fut Samouraï – il était presbyte – qui cria:

– Mais c'est un tigre!

Et dès que le mot fut prononcé, les fragments de l'écorce se rassemblèrent en un corps de puissant félin.

– Un tigre d'Oussouri, souffla Outkine avec admiration.

Le tigre était là, à deux cents mètres du train, et semblait nous dévisager calmement. Il traversait probablement la voie à cet endroit chaque matin, et il devait être très étonné de voir notre train flambant neuf qui bouleversait ses habitudes de maître de la taïga.

Le train s'ébranla et nous crûmes discerner la tension immédiate des muscles de ce corps royal prêt à faire un long saut pour éviter le danger…

Il n'y eut plus d'arrêt jusqu'au bout. Nous ces-sâmes de nous inquiéter en comprenant que d'une escapade anodine notre voyage s'était depuis un bon moment transformé en une véritable aventure. Il fallait la vivre comme telle. Peut-être ce train fou ne s'arrêterait-il jamais?

La boussole d'Outkine indiquait à présent le sud. Le ciel s'embrumait peu à peu, les contours des collines devenaient flous. Et le goût du vent qui s'engouffrait dans la fenêtre baissée échappait à toute définition: tiède? humide? libre? fou?

Son parfum singulier se renforçait, s'épaississait. Et, comme si la locomotive finissait par se lasser de lutter contre ce flux de plus en plus dense, comme si les wagons neufs s'enlisaient dans cette coulée odorante, le train ralentit, longea quelque banlieue insignifiante, puis un long quai, et enfin s'arrêta.

Nous descendîmes au milieu d'une ville inconnue. Avec notre flair sauvage nous suivions l'avenue remplie à ras bords par ce souffle puissant que nous avions déjà distingué dans le wagon. Nous voulions maintenant parvenir à sa source. Il y eut d'abord l'entassement de bâtisses laides et basses, d'entrepôts aux portes bâillantes, puis les flèches noires des grues…

Et soudain ce fut le bout du monde!

L'horizon disparut dans la brume radoucie. La terre se coupa à quelques pas devant nous. Le ciel commençait à nos pieds.

Nous nous arrêtâmes au bord du Pacifique. C'était son souffle profond qui avait immobilisé notre train…

Nous avions accompli le même parcours fabuleux que les cosaques d'antan. Et comme eux, nous restâmes silencieux un long moment en aspirant la senteur iodée des algues, en essayant de concevoir l'inconcevable.

Désormais, le sens de notre voyage nous apparaissait clairement. Ne pouvant pas atteindre l'Occident de nos rêves, nous avions rusé. Nous avions marché vers l'est, jusqu'à sa limite extrême. Oui, jusqu'à cet Extrême-Orient, où l'est et l'ouest se rencontrent dans l'abîme brumeux de l'océan. Inconsciemment, nous avions employé l'astuce asiatique des tigres d'Oussouri: pour confondre le chasseur qui suit leurs traces, ils font un grand cercle à travers la taïga et, à un moment, ils se retrouvent derrière leur poursui vant…

C'est ainsi que, feignant de fuir l'Occident inaccessible, nous nous retrouvâmes dans son dos.

Nous tendîmes la main vers la vague qui murmurait sous les galets. L'eau avait un goût âpre, salé. Nous riions en léchant nos doigts…

La ville, face à l'immensité de l'océan, paraissait presque petite. Elle ressemblait à toutes les villes moyennes de l'Empire, à Nerloug, par exemple: les mêmes rangées de maisons en préfabriqué, les mêmes noms de rues – avenue Lénine, place d'Octobre -, les mêmes slogans sur les bandes de calicot rouge. Mais il y avait le port et le quartier voisin…

C'est ici que la présence de l'Occident se devinait le mieux. D'abord, les navires. Ils surplombaient de leur énormité blanche l'agitation des quais, les amoncellements de caisses, les bâtisses des entrepôts. Nous renversions la tête pour lire leur nom, pour admirer le jeu des fanions multicolores.

La foule des rues portuaires n'avait rien à voir avec la triste galerie de visages qu'on rencontrait à Nerloug. Les manteaux clairs des femmes, souriantes, jeunes, les vestes noires des matelots dont les yeux vifs se rassasiaient du fourmillement des choses et des êtres après le désert brumeux de l'océan. De temps en temps, on entendait des bribes de répliques en langues étrangères. Nous nous retournions: c'était tantôt le visage aux yeux bridés d'un Japonais, tantôt la barbe blonde d'un Scandinave. Bien sûr, il n'était pas rare de voir un panneau appelant le peuple à augmenter la productivité du travail, ou à s'élancer vers la victoire finale du communisme. Mais ici, cela n'avait d'autre valeur que celle d'un éclat de couleur dans le tableau vivant du quartier…

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