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– Mon Dieu! Ils l'ont tué!

Mais le héros se relevait après sa terrible chute pour annoncer:

– Non, je n'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

Cette réplique, répétée quatre ou cinq fois, trouva un étonnant écho dans l'âme des spectateurs de L'Octobre rouge . Outkine et moi, nous pensâmes tout de suite aux cigares de Samouraï et à ceux de son ancienne idole de La Havane. Mais le retentissement de cette exclamation fut plus profond. La réplique concentra en elle ce que beaucoup de spectateurs tentaient depuis longtemps d'exprimer. «Non, non, voulaient dire bon nombre d'entre eux, je n'ai pas encore…» Et ils ne trouvaient pas un mot juste pour expliquer que même après dix ans de camps on pouvait essayer de refaire sa vie. Que, même veuve depuis la guerre, on pouvait encore espérer. Que même dans ce fin fond sibérien le printemps existait et que cette année, sans faute, ce serait un printemps plein de bonheur et de rencontres heureuses.

– Non, je n 'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

L'expression fut trouvée.

Et Dieu seul sait combien d'habitants de Ner-loug, dans les moments les plus noirs de la vie, ont formulé mentalement cette réplique en se jetant à eux-mêmes un clin d'œil d'encouragement.

C'est après cette séance que, pour la première fois, nous passâmes la nuit, non pas chez le grand-père, mais dans un wagon… I Samouraï nous amena à la gare de Nerloug et là, enjambant les rails, il se dirigea vers les voies les plus éloignées, à moitié recouvertes de neige… Nous nous approchâmes du convoi garé du côté d'un terrain vague. Plusieurs trains dormaient sur des voies de garage. Samouraï semblait savoir ce qu'il cherchait. Marchant entre deux trains de marchandises, il plongea tout à coup sous un wagon en nous faisant signe de le suivre…

Nous nous retrouvâmes devant un train de voyageurs aux fenêtres noires. La ville, les bruits et les lumières de la gare avaient disparu. Samouraï tira de sa poche une fine tige d'acier, la planta dans la serrure. On entendit un léger cliquetis, la porte s'ouvrit…

Une heure après, nous étions confortablement installés dans un compartiment. Il n'y avait pas de lumière, mais l'éclat lointain d'un réverbère et le reflet de la neige nous suffisaient. Samouraï, qui avait allumé la chaudière installée au bout du couloir, nous prépara un vrai thé – le seul vrai thé qui puisse exister, celui qu'on sert dans les trains, les soirs d'hiver. Nous étalâmes sur la table les provisions que nous n'avions pas mangées à midi. L'odeur du feu et du thé fort planait dans notre compartiment. L'odeur des longs voyages à travers l'Empire… Plus tard, étendus sur nos couchettes, nous parlâmes longuement de Belmondo. Cette fois, sans cris, ni grands gestes. Il était trop près de nous, ce, soir, pour qu'on eùt besoin de l'imiter…

La nuit, je rêvais de la nouvelle compagne de notre héros. De cette ravissante cascadeuse. Mon sommeil était transparent comme la neige qui s'était mise à tomber derrière la fenêtre noire. Je me réveillais souvent pour me rendormir quelques instants après. Elle ne m'abandonnait pas, mais s'installait pour ces quelques secondes dans le compartiment voisin. Les yeux emplis d'obscurité, je ressentais sa présence silencieuse derrière la mince paroi qui nous séparait. Je savais qu'il fallait se lever, sortir dans le couloir et l'attendre là-bas. J'étais sûr de la rencontrer, elle, la mystérieuse passagère du Transsibérien. Mais chaque fois que ce rêve était prêt à prendre forme, j'entendais le bruit d'un train qui passait sur une voie parallèle à la nôtre. J'avais l'illusion que c'était nous qui volions à travers la nuit. Je m'endormais. Et elle revenait, elle était de nouveau là. Notre wagon s'élançait vers l'ouest. En bravant le froid et la neige. Vers l'Occident.

Ainsi la fin du monde n'eut pas lieu. Et Ner-loug vit encore deux ou trois films de Belmondo. Comme si, à la suite d'un gigantesque décalage de temps, ces comédies s'étaient égarées, avaient été rejetées par le courant des jours sur quelque rive déserte, attendant de longues années pour déferler enfin, l'une après l'autre.

Belmondo vieillissait légèrement, puis rajeunissait de nouveau, changeait de compagne, de pays, de continent, de revolver, de coiffure, de tonalité de bronzage… Mais cela nous paraissait très naturel. Nous lui attribuions une immortalité bien particulière, la plus exaltante, celle qui permet de voyager à travers les âges, de revenir en arrière, ou de friser le déclin juste pour mieux ressentir le goût de la jeunesse.

Rien d'étonnant que ce voyage à travers le temps brassât tant de superbes corps féminins, tant de nuits torrides, tant de soleil et de vent.

Belmondo s'installa, prit ses quartiers dans L'Octobre rouge , juste à mi-chemin entre le bâtiment trapu de la milice et du KGB locaux et l'usine La Communarde où l'on fabriquait les barbelés destinés à tous les camps de cette région de la Sibérie…

Il occupa le grand panneau et, désormais, les gens qui marchaient dans l'avenue Lénine remarquaient non pas les uniformes gris des miliciens, ni les énormes écheveaux de barbelés emportés par les camions, mais son sourire.

Sans se l'avouer, les habitants étaient persua-dés que les autorités avaient commis une énorme gaffe en laissant cet homme, avec un tel sourire, s'installer sur l'avenue. Sans pouvoir expliquer leur intuition, ils sentaient que ce sourire allait jouer un sacré tour aux dirigeants de la ville. Un jour… Car déjà les spectateurs se surprenaient à ne plus ressentir aucun frisson à la vue des uniformes gris, ni aucun malaise devant les horribles hérissons d'acier sur les camions. Ils voyaient le sourire au bout de l'avenue Lénine, près du cinéma, et eux-mêmes souriaient en éprouvant une bouffée de confiance au milieu du brouillard glacé.

Et, sur le perron du magasin d'alcools, pour 1a première fois de notre vie, nous fûmes témoins, non d'une bagarre, mais d'un accès de rire… Oui, ils riaient à gorge déployée, tous ces hommes rudes aux visages rubiconds; ils se pliaient en deux, non pas sous l'effet d'un coup bien porté dans le plexus solaire, mais à cause du rire! Ils se tapaient les cuisses avec leurs poings de fer, ils essuyaient leurs larmes, ils juraient, ils riaient! Et dans leurs gestes, dans leurs cris, nous reconnaissions le dernier Belmondo. Il était là, parmi ces Sibériens, ces chercheurs d'or, ces chasseurs de zibelines, ces bûcherons…

De nouveau, les habitants qui passaient à côté du magasin se disaient avec une joie secrète: «Mais ils ont fait quand même une énorme connerie, ces apparatchiks, en l'installant là, sur l'avenue!»

Imperturbable, Belmondo nous souriait de loin.

Dans notre éblouissement amoureux, nous expliquions tous les changements par sa présence. Tout était, de près ou de loin, lié à lui. Comme ce tonnerre, ces éclairs au début d'avril, dans le ciel encore hivernal, au-dessus de la ville couverte de neige.

Nous entendîmes cet orage intempestif la nuit, après la séance, étendus sur les couchettes de notre compartiment. Un éclair immobilisa nos visages étonnés. Le tonnerre grommela. Nous l'écoutions à travers notre sommeil regorgeant de rêves. Ce train immobile semblait s'élancer dans un voyage où régnait un merveilleux désordre de saisons, de climats, de temps. Un orage tropical au-dessus du royaume des neiges.

Nous avions hâte de nous rendormir en espérant des songes particulièrement fastueux. Mais ce que je vis dans ce voyage se révéla d'une simplicité inattendue…

C'était une petite gare, bien plus modeste que celle de Nerloug, une maison perdue au milieu des sapins silencieux. Un hall d'attente faiblement éclairé par une lampe invisible. Le bruit étouffé de quelques rares personnes, invisibles elles aussi, les bâillements réprimés d'un employé. L'odeur d'un poêle où brûlaient des bûches de bouleau. Et, au centre de la salle, devant un tableau d'horaires qui ne comportait que quelques lignes, une femme. Elle examinait attentivement les heures d'arrivée, en regardant de temps en temps la grande horloge sur le mur. Dans mon sommeil, je sentais que, cette fois, son attente n'était pas vaine, que quelqu'un devait absolument venir d'un instant à l'autre. Venir avec un train étrange dont aucun tableau n'an-nonçait l'arrivée…

L'air nocturne, plein de l'odeur piquante de l'orage, pénétrait dans notre wagon endormi. C'était la fraîcheur de la première bouffée qu'as-pire le voyageur en descendant du train, la nuit, dans une gare inconnue, où une femme l'attend…

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Un soir, nous tombâmes sur un train tout neuf…

Oui, ses wagons n'avaient encore jamais accueilli de voyageurs. Leur peinture verte était lisse, luisante, et les plaques d'émail d'une blancheur éclatante de faïence. Les vitres, parfaitement transparentes, semblaient découvrir un intérieur plus profond, plus tentant. Et cet intérieur sentant la moleskine vierge des couchettes concentrait en lui la quintessence même des voyages. Leur esprit. Leur âme. Leur volupté.

Ce soir, Samouraï n'alluma pas la chaudière. Il tira de son sac à dos une étrange bouteille plate qu'il éclaira avec une torche électrique. Puis, posant sur la table une tasse en aluminium, il se versa quelques gouttes d'un liquide épais, brunâtre, et but lentement comme s'il voulait en apprécier toute la saveur.

– C'est quoi, ça? interrogeâmes-nous avec curiosité.

– C'est bien meilleur que le thé, croyez-moi, répondit-il en souriant d'un air mystérieux. Vous voulez goûter?

– Non, mais dis d'abord ce que c'est!

Samouraï se resservit du liquide brun, but en plissant les yeux, puis annonça:

– C'est la liqueur de la Kharg-racine. Vous vous souvenez? Celle qu'Outkine a déterrée, l'été dernier…

La boisson avait un goût que nous n'arrivions pas à identifier ni à rattacher à aucun plat déjà goûté. Une saveur alcoolisée qui semblait détacher votre bouche et votre tête du reste du corps. Ou plutôt remplir tout le reste d'une sorte d'apesanteur lumineuse.

– Olga m'a dit, expliqua Samouraï d'une voix qui planait déjà dans cette légèreté aérienne, que ce n'est pas un aphrodisiaque, mais tout simplement un euphorisant…

– Afro, quoi? demandai-je, ébahi par ces syllabes insolites.

– Eupho, comment? fit OutMne en écarquillant les yeux.

La sonorité de ces mots inconnus avait elle aussi quelque chose de volatil, de vaporeux…

Nous nous allongeâmes sur nos couchettes neuves avec, dans la tête, la scène du film qui avait frappé le plus notre imagination et qui glissa imperceptiblement dans notre sommeil rempli de rêves d'amour dignes de la Kharg-racine…

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