– J'ai là une véritable batterie solaire, pas vrai?
Nous étions à la mi-mars, en plein hiver encore. Mais jamais nous n'avions ressenti la secrète présence du printemps aussi intensément. Il était là, il fallait seulement connaître les endroits où il s'abritait en attendant son heure.
Le vent frais, un peu de nourriture, la lumière chaude nous enivraient, nous plongeaient dans un assoupissement bienheureux… Mais soudain, une rafale de vent se brisait sur la corniche de la dune avec un sifflement aigu et saupoudrait de fins cristaux de neige nos provisions – quignons de pain, œufs durs, tartines de beurre. Il était temps de terminer le repas et de repartir. Nous raccrochions nos raquettes et grimpions sur la pente blanche, en quittant notre refuge. Le souffle glacé chassait vers nous de longs serpents de poudreuse…
Au coucher du soleil, nous revenions à notre silence du matin. Nous parlions de moins en moins pour nous taire bientôt tout à fait. De la brume bleutée à l'horizon, la silhouette de la ville commençait à se profiler lentement. Nous nous concentrions avant le film… C'est pendant ce seizième voyage que je perçus une vérité étonnante: nous allions voir chacun un Belmondo différent! Et une heure après, dans l'obscurité de la salle, j'observais discrètement les visages d'Outkine et de Samouraï. Je crus comprendre pourquoi Outkine ne se joignait pas aux esclaffements joyeux des spectateurs quand l'écrivain poussif luttait contre les marches raides de l'escalier. Et pourquoi le visage de Samouraï restait dur et fermé quand l'époustouflant éditeur s'approchait de la belle enchaînée pour lui enlever un sein…
En sortant après la séance, nous entendîmes une voix dans la foule:
– Samedi, ils le passent pour la dernière fois et c'est fini. On y va, samedi?
Nous nous arrêtâmes tous les trois, abasourdis. Le bâtiment du cinéma, la neige piétinée, le ciel noir, tout nous parut soudain remanié. Sans mot dire, nous nous précipitâmes vers la grande affiche, un rectangle de toile de quatre mètres sur deux représentant le visage de notre héros, entouré de femmes, de palmiers et d'hélicoptères. Nos yeux se figèrent sur la date fatidique:
JUSQU'AU 19 MARS
Lorsque le grand-père d'Outkine vit notre mine, il haussa les sourcils et demanda:
– Qu'est-ce qui vous arrive? On a fini par tuer votre Belmondo, c'est ça?
Nous ne savions pas quoi répondre. Même dans cette grande isba hospitalière où un jour l'Occident était né, nous nous sentions abandonnés.
Cependant, la vie est ainsi faite: ce que nous désirons ardemment arrive souvent sous les traits de ce que nous redoutons le plus.
Le jour de notre ultime rendez-vous avec Belmondo, ce 19 mars qui devait marquer une vraie fin du monde, nous vîmes une nouvelle affiche! A la fois différente de la précédente, et semblable en même temps, car illuminée par l'éclat du sourire et les yeux pétillants que nous reconnûmes de loin. Le dessinateur lui aussi avait dû perfectionner son art – Belmondo paraissait plus vivant, plus décontracté. Et ce visage éclatant était entouré, cette fois, d'animaux: gorilles, éléphants, tigres…
Ce fut d'abord l'explosion d'une joie sauvage: C'est Lui, IL revient! Puis, une anxiété inavouée qui commençait à nous gagner, un doute qui se mit à ronger nos cœurs fervents: restera-t-il fidèle à lui-même? Fidèle à nous?
Oui, ce nouveau Belmondo nous fit d'abord penser à un audacieux imposteur, comme l'un de ces faux tsars qui ont émaillé l'histoire russe. Tel un faux Dimitri ou un faux Pierre III don’t nous parlait notre professeur d'histoire… Le malaise s'installa. La dix-septième séance fut celle de la grande angoisse.
Tout au long du film, inconsciemment, nous attendions de lui un geste, un clin d'œil. Ou une réplique convenue qui nous aurait rassurés en attestant l'authenticité du film suivant. Nous le guettions surtout dans la dernière scène: voilà, il apparaît sur le balcon, il sourit, il jette les pages du manuscrit… C'est là que nous espérions une passerelle!
Mais Belmondo, la main gauche sur la hanche de la voisine séduite, restait imperturbable. Il semblait jouir tranquillement du suspense qui était pour nous une vraie torture.
À l'issue de la séance, nous réexaminâmes le panneau. Le visage de notre héros recréé avec de la peinture trop fraîche, trop éclatante, nous parut artificiel. Nous interrogeâmes longuement son regard dans la lumière blanchâtre d'un réverbère nocturne. Son mystère nous inquiétait…
Le jour de la première, nous gardâmes le silence durant tout le voyage. Sans nous concer- ter, nous ne fîmes pas, cette fois, notre habituelle escale pour manger. Le cœur n'y était pas. D'ailleurs, le temps ne s'y prêtait pas non plus. Le brouillard glacé collait au visage, étouffait de rares paroles, effaçait les points de repère qui nous guidaient. Chacun de nous sentait l'autre tendu, nerveux.
Dans un petit bosquet, à l'entrée de la ville, nous décrochâmes nos raquettes, en les laissant dans une cachette, comme d'habitude. Nous ne voulions pas avoir l'air de villageois. Surtout devant Belmondo.
Il nous sembla avoir attendu une bonne heure avant que la lumière s'éteigne. Quant au journal, il dura cette fois une éternité. On voyait un cosmonaute qui, tel un fantôme phosphorescent, nageait autour de son vaisseau spatial avec une lenteur de mouvements somnambulique. On croyait entendre l'insondable silence de l'espace qui l'entourait. Et la voix off , nullement gênée par ce mutisme interstellaire, annonçait avec des vibrations pathétiques:
– Aujourd'hui, alors que tout notre peuple et toute l'humanité progressiste de la planète se prépare à célébrer le cent troisième anniversaire du grand Lénine, nos cosmonautes, en faisant ce pas important dans l'exploration de l'espace, apportent une nouvelle preuve infaillible de la justesse universelle de la doctrine du marxisme-léninisme…
La voix continuait à vibrer dans les profon-deurs infinies du cosmos, tandis que le fantôme scintillant attaché au vaisseau s'apprêtait à rega-gner la capsule. Il avançait vers la porte qui s'ouvrait avec la même lenteur désespérante, centimètre par centimètre, comme s'il s'enlisait dans la gelée visqueuse d'un cauchemar. C'est là que nous pûmes constater que nous n'étions pas les seuls à attendre fébrilement le nouveau Bel-mondo. Quand le cosmonaute somnambulique se mit à plonger la tête dans la porte du vaisseau et que la voix off déclara que cette sortie dans l'espace démontrait la supériorité incontestable du socialisme, on entendit l'exclamation furieuse d'un spectateur excédé:
– Mais vas-y, nom de Dieu! Entre!
Non, nous n'étions pas les seuls à redouter l'imposture d'un faux Belmondo. Toute la salle de L'Octobre rouge avait peur d'être trahie…
Dès les premiers instants du film, personne ne se souvenait plus de ces doutes… Les muscles tendus à l'extrême, notre héros escaladait le mur d'un immeuble en feu. De longues flammes ris- quaient à tout moment d'embraser sa cape de soie noire. Et tout en haut, sur une étroite cor-1 niche, l'héroïne poussait des gémissements de détresse, levait les yeux au ciel, prête à s'évanouir…
Le cent troisième anniversaire, la promenade du cosmonaute somnambulique, la justesse universelle de la doctrine, tout s'effaça d'un coup. La salle se figea: réussira-t-il à arracher la belle évanescente aux flammes? Belmondo était vrai!
Quand la tension fut à son comble, quand tout L'Octobre rouge rythma sa respiration sur celle de l'escalade intrépide, quand tous les doigts se cramponnèrent aux accoudoirs des fauteuils en imitant l'effort des doigts accrochés à la corniche du dernier étage, quand Belmondo ne tenait plus que grâce au magnétisme de nos regards, l'incroyable se produisit…
La caméra décrivit un vertigineux zigzag et nous vîmes l'immeuble étalé à plat, sur le plancher d'un plateau de tournage. Et Belmondo qui se mettait debout en époussetant sa cape… Un metteur en scène l'apostrophait pour quelque négligence dans son jeu. Son escalade n'était qu'un truc! Il rampait à l'horizontale sur une maquette dont les fenêtres recrachaient des flammes bien surveillées.
Tout était donc faux! Mais lui, il était plus vrai que jamais. Car il nous avait admis dans la sacro-sainte cuisine du cinéma, nous autorisant à jeter un coup d'œil sur l'envers de la magie. Sa confiance en nous était donc sans bornes! Cet immeuble étalé sur le sol représentait, en fait, la passerelle rêvée, un peu comme l'espion dans la boîte de conserve. Une passerelle vers un monde plus vrai que celui du cent troisième anniversaire et des doctrines universelles. Et, forts de notre expérience occidentale, nous suivîmes Belmondo dans sa nouvelle aventure. Il sortait du studio de tournage en enjambant les fenêtres et les murs de l'immeuble en feu…
Nous redécouvrions l'Occident. Ce monde où l'on vivait sans se soucier de l'ombre lugubre des cimes ensoleillées. Le monde de l'exploit pour la beauté du geste. Le monde des corps fiers de la puissance des beaux mécanismes charnels. Le monde qu'on pouvait prendre au sérieux parce qu'il n'avait pas peur de se montrer comique, Mais surtout son langage! C'était un monde où tout pouvait être dit. Où la réalité la plus embrouillée, la plus ténébreuse trouvait son mot: amant, rival, maîtresse, désir, liaison… La réalité amorphe, innommable, qui nous entourait, se mettait à se structurer, à se classifier, à révéler sa logique. L'Occident se lisait!
Et, amoureusement, nous épelions les vocables de cet univers fantastique…
Belmondo était, cette fois, cascadeur. Encore à moitié analphabètes dans ce langage occidental, nous devinions tout de même une puissante figure de style dans ce rôle. Oui, une métaphore en chair et en os. Cascadeur! Héros dont le cou-rage serait toujours attribué à quelqu'un d'autre. Condamné à rester à longueur de temps dans l'ombre. A se retirer du jeu au moment même où l'héroïne devrait récompenser sa bravour. Hélas! ce baiser se posait sur les lèvres de son heureux sosie qui n'avait rien fait pour le mériter…
À un moment, ce rôle ingrat fut particuliere-ment rude. Le cascadeur dut à plusieurs reprises culbuter du haut d'un escalier pour éviter les rafales d'une mitraillette. Le metteur en scène, qui avait toutes les habitudes sadiques de l'édi-teur du film précédent, l'obligeait sans pitié à renouveler l'exercice. Les remontées devenaint de plus en plus pénibles, la chute plus doulou-reuse. Et, à chaque reprise, une voix féminine explosait dans un désespoir tragi-comique: