Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Dès le jour où, de l'hôpital, on le ramena à la maison, ce doute surgit. Outkine était assis dans la pièce de leur isba, une pièce très propre, emplie d'objets bienveillants, dont chacun faisait entendre un léger écho de souvenirs, une pièce qui avait la douce tonalité de la présence maternelle. Sa mère apporta de la cuisine une bouilloire, posa deux tasses sur la table, prépara le thé. Outkine savait déjà que sa vie ne serait jamais plus comme avant. Que désormais le monde avancerait à sa rencontre en répétant les cahots de sa démarche boiteuse. Que le tourbillon des jeux de ses camarades le rejetterait toujours du centre vers la périphérie, vers l'inaction. Vers l'exclusion. Vers l'inexistence. Il savait que sa mère aurait toujours cette intonation enjouée dans la voix et cet éclat sombre du désespoir dans les yeux qu'aucune tendresse ne saurait dissimuler.

De nouveau, il se souvint de ce malheur au ralenti – la marche pesante et majestueuse des glaces, leur collision titanesque, le bruit assour-dissant du choc, l'empilement des énormes éclats découvrant ces blocs d'une transparence verdâtre, de plus d'un mètre d'épaisseur. Sa mémoire reproduisit avec une précision infail-lible la suite syncopée de ses pensées. Debout sur le triangle de glace, s'agrippant à l'impossible équilibre, il avait eu peur du rire des autres… Et c'est sans doute cette crainte du ridicule qui l'avait rendu maladroit…

Oui, cela avait tenu à si peu de chose. S'il avait été un peu plus rapide, un peu moins embarrassé par le regard de la foule massée sur la rive, rien n'aurait changé. S'il s'était écarté de quelques centimètres du bord du fleuve, ce thé qu'il allait prendre avec sa mère aurait pu avoir un tout autre goût, et la journée de printemps derrière les fenêtres un tout autre sens. Oui, la réalité n'aurait pas changé.

Ébahi, il découvrait que ce monde solide, évident, régi par les adultes qui savaient tout, s'avérait soudain fragile, improbable. Quelques centimètres de plus, quelques regards moqueurs interceptés, et vous vous retrouvez dans une tout autre dimension, dans une autre vie. Une vie où les camarades d'hier s'envolent en vous laissant boiter dans la neige fondue, où la mère fait un effort surhumain pour sourire, où l'on s'habitue peu à peu à ce que vous êtes comme ça, en vous figeant définitivement dans cette nouvelle apparence.

Cet univers, tout à coup incertain, le terrifiait. Mais parfois, sans pouvoir l'exprimer clairement, Outkine éprouvait une vertigineuse liberté en pensant à sa découverte. En effet, tous ces gens prenaient le monde au sérieux, persuadés de son évidence. Et lui seul savait qu'il suffisait d'un rien pour rendre cet univers méconnaissable. C'est alors qu'il se mit à séjourner dans cet automne ensoleillé qu'il n'avait jamais vécu, au milieu de larges feuilles jaunes qu'il n'avait jamais vues. Il ne pouvait même pas dire comment cette journée naissait en lui. Mais elle naissait. Outkine fermait les yeux et respirait l'odeur forte et fraîche du feuillage… De temps en temps, un petit chuchotement désagréable se mettait à grésiller dans sa tête: «Cette journée n'est pas réelle, et la réalité c'est que tu es un boiteux dont personne ne veut pour ses jeux.» Outkine ne savait pas quoi répondre à cette voix. Inconsciemment, il devinait que la réalité, dépendant de quelques centimètres et de quelques ricanements de badauds, était plus irréelle que n'importe quel rêve. Ne pouvant pas le dire, Outkine souriait en plissant les yeux sous le soleil bas de sa journée d'automne. L'air était translucide, les fils de la vierge Voltigeaient en ondoyant légèrement… Et cette beauté était son meilleur argument.

Et puis, un jour, il avait déjà treize ans – deux ans de sa nouvelle vie -, son grand-père lui donna à lire un récit. Le grand-père, cet ours polaire taciturne et solitaire, avait été journaliste. Son texte, deux pages et demie tapées à la machine, portait l'empreinte ineffaçable du style journalistique, presque aussi tenace que cette lettre «k» dans sa frappe, qui voulait toujours grimper plus haut que les autres. Mais Outkine ne remarqua même pas ces détails d'écriture, tant il fut bouleversé par l'histoire. Et pourtant, l'histoire n'avait rien d'extraordinaire.

Tel un reporter au pays de sa jeunesse, le grand-père évoquait une colonne de soldats, embourbée quelque part sur les routes de la guerre, sous la pluie glacée de novembre. Leur armée battue, dispersée, reculait devant l'avancée des divisions allemandes, en cherchant refuge plus près du cœur de la Russie… Les forêts nues, les villages morts, la boue…

«Chaque soldat emportait avec lui le souvenir de quelque cher visage, mais moi je n'avais personne. Pas d'amie, je me croyais laid etj'étais très timide, pas de fiancée, j'étais en plus très jeune, pas de parents, le destin l'avait voulu ainsi. Personne à qui j'aurais pu penser. J'étais le plus seul sous le ciel gris et bas. De temps en temps, une télègue devançait notre colonne. Un cheval maigre, un amas de malles, quelques visages apeurés. Nous étions pour eux les soldats de la défaite. Un jour, nous croisâmes une télègue arrêtée en rase campagne. Crépuscule pluvieux, vent, route défoncée. Je marchais derrière les autres. Il n'y avait plus aucun ordre dans nos rangs. Une femme, un bébé dans les bras, leva le visage comme pour nous dire adieu. Son regard effleura le mien. Un instant… La nuit tomba et nous marchions toujours. Je ne savais pas encore que je me souviendrais durant toute ma vie de ce regard. A la guerre. Puis, pendant sept longues années dans le camp. Et aujourd'hui… Marchant dans le crépuscule, je me disais: "Dans la nuit, ils emportent chacun leur souvenir. Et moi, j'ai à présent ce regard…" Une illusion? Une chimère? Peut-être… Mais grâce à cette illusion j'ai traversé l'enfer. Oui, si je suis virant, c'est grâce à ce regard. Ce refuge où les balles ne m'atteignaient pas, où les bottes des gardiens qui me fracassaient les côtes ne parvenaient pas jusqu'au cœur…»

Outkine lut, relut ce récit, se le raconta à plusieurs reprises. Et, un jour, retournant à son histoire simple, il pensa: «Mais s'il ne m'était pas arrivé ce qui m'est arrivé, je n'aurais jamais compris le sens de ce regard qu'un soldat emportait dans ses yeux à travers la nuit de guerre…»

Outkine était sûr de sa journée d'automne lumineuse. Mais l'homme se réveillait déjà dans ce corps d'adolescent, dans cette enveloppe frêle et estropiée. Le monde sécrétait son savoureux poison du printemps, l'ambre mortel de l'amour, la lave des corps féminins. Outkine aurait voulu s'envoler pour nous rejoindre, nous qui planions déjà dans ces émanations enivrantes. Son élan se brisait, son envol le projetait vers la terre.

Il avait le même âge que moi, quatorze ans, en cet hiver mémorable. La partie féminine de l'école avait manifesté, au moment du malheur et quelque temps après, une attention particulière à son égard. Le réflexe maternel envers un enfant blessé. Mais, très vite, son état devint ordinaire, donc sans intérêt. De futures mères qui l'aimaient comme une poupée malade, ces fillet- tes devenaient de futures fiancées. Il ne les inté- ressait plus.

C'est alors que je commençai à surprendre le regard qu'Outkine arrêtait sur mon visage: un mélange de jalousie, de haine et de désespoir. Une interrogation muette, mais déchirante. Et quand, lors de notre baignade, les deux jeunes inconnues nous contemplaient nus, Samouraï et moi, surtout moi, à travers la danse des flammes, je compris que l'intensité de cette interrogation pouvait un jour tuer Outkine.

Mais vint Belmondo… Et en allant pour la seizième fois voir son film, Outkine sortit de l'ombre violacée de la taïga, fit quelques pas dans ma direction en me regardant avec un sourire vague comme s'il venait de se réveiller au milieu de cette plaine neigeuse éclairée du voile mauve d'un soleil matinal. Et dans ses yeux je ne retrouvai aucune hostilité maladive. Son sourire faible semblait être la réponse à l'interrogation d'autrefois. Il agita le bras en indiquant Samouraï qui marchait devant, à une centaine de mètres de nous. Puis rit doucement:

– Celui-ci veut voir plus d'espionnes que nous, ou quoi?

Nous accélérâmes un peu pour rattraper Samouraï…

… Oui, un jour Belmondo vint… Et Outkine vit que sa souffrance et ses interrogations sans réponse avaient depuis longtemps trouvé en Occident une expression classique: la misère de la vie dite réelle et les feux d'artifice de l'imaginaire, le quotidien et le rêve. Outkine tomba amoureux de ce pauvre esclave de la machine à écrire. C'est ce Belmondo-là qui lui était proche. Celui qui montait l'escalier en gonflant péniblement ses poumons poussifs, ravagés par le tabac. Oui, cet être très vulnérable, en somme. Froissé tantôt par l'indélicatesse de son propre fils, tantôt par la trahison involontaire de sa jeune voisine…

Cependant, il suffisait qu'il y ait une feuille de papier blanc dans sa machine et la réalité se transfigurait. La nuit tropicale, par le philtre magique de ses odeurs, le rendait fort, rapide comme les balles de son revolver, irrésistible. Et il ne se lassait pas de faire la navette entre ses deux mondes, pour les unir, à la fin, par son énergie titanesque: les feuilles de papier noircies voltigeaient au-dessus de la cour et la belle voisine enlaçait ce héros très peu héroïque. Outkine voyait dans ce dénouement une promesse ineffable.

Et quand, à l'école, il montait le grand escalier, en traînant péniblement son pied, il s'imaginait cet écrivain traqué par les misères du quotidien, ce Belmondo des jours pluvieux. Seulement, dans le film, il y avait en haut de l'escalier la jolie voisine pleine de sollicitude amicale. Alors qu'à l'école, dans le défilé des visages rieurs, personne n'attendait Outkine sur le palier. «La vie est bête, disait en lui une voix amère. Bête et méchante…» Mais il y a Belmondo, murmurait quelqu'un d'autre…

À mi-chemin de notre voyage, au milieu du parcours lumineux du soleil, nous nous arrêtions pour manger un peu. Le vent qui soufflait le long de la vallée était cinglant. Nous cherchions un abri, en nous installant sous une dune de neige modelée par la tempête. Le souffle glacial passait au-dessus de sa corniche coupante, la journée paraissait silencieuse, sans le moindre mouvement d'air. Le soleil, le scintillement éblouissant de la neige, le calme parfait. On eût dit que c'était déjà le printemps. De temps en temps, Outkine ou moi, nous appliquions nos paumes au cuir de la touloupe de Samouraï. Sa courte touloupe, peinte en noir, était chaude. Notre ami souriait:

19
{"b":"93431","o":1}