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Deuxième partie

8

Ce qui m'a sauvé, c'est ce requin…

Je crois que si le film avait commencé autrement, j'aurais quitté la salle en courant et me serais jeté sous les roues du premier camion venu. J'aurais rejoint le silence bienheureux du cèdre dans le fracas assourdissant de cet engin grossier…

Oui, le film aurait pu commencer avec l'image d'une femme qui marche à travers les rues pendant que défile le générique – une femme qui «marche à la rencontre de son destin»… Ou avec celle d'un homme au volant de sa voiture, son visage impassible hypnotisant les spectateurs encore distraits. Ou enfin avec une vue panoramique… Mais ce fut un requin.

Non, d'abord on a vu un homme, mine douteuse et costume clair fripé. Un homme qui essayait de joindre quelqu'un d'une cabine téléphonique sur une promenade ensoleillée d'une ville méridionale. Il jetait des coups d'œil anxieux, protégeait le microphone avec sa paume. Il ne disposa pas de beaucoup de temps, car, dans le ciel d'azur, apparaissait un hélicoptère… L'appareil se figea au-dessus de la cabine et, laissant descendre d'énormes pinces, souleva la cabine et l'emporta dans le ciel. A l'intérieur, l'infortuné espion secouait le combiné, s'efforçant de passer son message ultra-secret… Mais les monstrueuses pinces s'écartaient déjà. La cabine tombait, s'enfonçait dans la mer, touchait le fond, et là, deux hommes-grenouilles l'arrimaient très habilement à une longue cage. L'espion, profitant des dernières gorgées d'air, se retournait vers la porte de la cage… Et il réussissait encore à sortir son pistolet et à tirer. En produisant un ridicule jet de bulles…

Un splendide requin, qu'on devinait terriblement affamé, fonçait dans la cabine submergée en pointant son nez vers le ventre de l'espion. L'eau se colorait de rouge…

Quelques instants après, Belmondo faisait son apparition. Et l'homme qui était de toute évidence son supérieur relatait la fin tragique de son collègue. «Nous avons pu retrouver ses restes», disait-il d'un ton très grave. Et il exhibait une boîte de conserve de… requin!

C'était trop bête! Divinement bête! Absolument invraisemblable! Superbement fou!

Nous n'avions pas de mots pour le dire. Il fallait tout simplement l'accepter et le vivre tel quel. Comme une existence parallèle à la nôtre.

Le film avait été précédé d'un journal. Nous étions assis tous les trois au premier rang, le moins prisé, mais il n'y avait pas d'autres places à notre arrivée. La voix off , onctueuse et emphatique en même temps, déversait ses commentaires de la chronique politique du jour. Nous avons vu d'abord la splendeur impériale de quelque salle du Kremlin où un vieillard en costume noir accrochait à la poitrine d'un autre vieillard une décoration. «Pour distinguer les mérites du camarade Gromyguine devant la patrie et le peuple, sa contribution à la cause de la détente internationale, et à l'occasion de son soixante-quinzième anniversaire», déclamait la voix off avec une émotion vibrante. Et la rangée de costumes noirs se mettait à applaudir.

Ensuite, on vit apparaître une femme en petite robe de satin à pois qui, avec une vélocité de gestes inimaginable, s'affairait au milieu de centaines de bobines tournant à toute vitesse. Elle interrompait son travail un instant, juste pour déclarer d'un ton strident: «Je conduis actuellement cent vingt métiers. Mais pour célébrer le soixante-dixième anniversaire de notre cher parti, je m'engage solennellement à passer à cent cinquante métiers!» Et, de nouveau, nous voyions ses doigts agiles glisser entre les fils et les bobines. Il me sembla même qu'elle courait maintenant encore plus rapidement d'un métier à l'autre, comme si elle se préparait déjà à battre le record…

La lumière revint avant de s'éteindre pour le film. Samouraï me poussa du coude en me tendant une poignée de graines de tournesol grillées. Je les serrai dans ma paume sans sortir d'une torpeur opaque, enveloppante. «Elle va conduire cent cinquante métiers, pensai-je. Ensuite cent quatre-vingts peut-être…» Je sentais que cette recordwoman du tissage et cette splendeur kremlénienne étaient mystérieusement liées et à notre chef-lieu noir, et au Transsibérien qu'at-tendait la femme rousse… Je savais qu'aussitôt l'obscurité revenue, je jetterais les graines par terre et m'enfuirais vers la route ébranlée par le passage d'énormes camions. Oui, dès les premières images: il y aurait une femme qui marcherait à la rencontre de son destin, ou un homme au volant de sa voiture…

Mais ce fut le requin! L'absurdité de cette boîte de conserve renfermant la dépouille mortelle digérée de l'espion était probablement l'unique moyen de me retenir au bord fragile de la vie. Oui, il fallait exactement ce degré de folie farfelue pour que je sois arraché à la réalité et projeté sur cette promenade méridionale, dans cette cage immergée où se préparait l'exécution j époustouflante. Il fallait cet agent secret dévoré par un requin et se retrouvant dans une boîte de conserve.

Et puis, sur cette promenade, il y avait aussi des femmes. Surtout ces deux-là qui, pour quelques instants, cachèrent la cabine téléphonique par leurs silhouettes en minijupes, par leurs corps oisifs, par leurs jambes bronzées.

Ô, ces divines jambes! Elles se déplaçaient sur l'écran, suivant le déhanchement sensuel des deux jeunes créatures bien en chair. Des cuisses bronzées qui semblaient ne pas avoir la moindre idée de la présence, quelque part sur le globe, de l'hiver, de Nerloug, de notre Sibérie. Et du camp dont les barbelés embrouillaient le soleil-balancier. Ces jambes démontraient avec une rare persuasion, mais sans vouloir convertir qui que ce soit, la possibilité d'une existence sans Kremlin, sans métiers à tisser et autres performances de l'émulation socialiste. Des cuisses souverainement apolitiques. Sereinement amorales. Des cuisses en dehors de l'Histoire. A l'écart de toute idéologie. Sans aucune arrière-pensée utilitaire. Des cuisses pour des cuisses. Tout simplement de belles jambes féminines bronzées!

Le requin et les cuisses apolitiques préparèrent l'apparition de notre héros.

Il vint, multiple comme quelque divinité hindoue dans ses infinies hypostases. Tantôt au volant d'une interminable voiture blanche précipitée dans la mer, tantôt écumant une piscine à grands battements de papillon sous les regards lascifs des belles baigneuses. Il assommait ses adversaires de mille manières, se débattait dans les filets qu'ils lui tendaient, sauvait ses compagnes d'armes. Mais surtout, il séduisait sans répit.

Subjugué, je fondais dans le nuage multicolore de l'écran. La femme n'était donc pas unique! Avec une force inconsciente, je serrais toujours dans ma main la poignée de graines de tourneso1. Elles étaient devenues chaudes, et le sang battait dans mon poing serré. Comme si c'était mon cœur que je tenais dans la main pour qu'il n'explose pas de trop d'émotion.

Un cœur tout différent. Sa tragique nuit n'avait désormais rien de définitif. L'isba de la femme rousse se transformait, à vue d'oeil, en une simple étape, en une expérience, en une aventure amoureuse (la première!) parmi d'autres. Profitant de l'obscurité, je tournai légèrement la tête en examinant furtivement les profils de Samouraï et d'Outkine. Cette fois, je les regardais avec un sourire discret et indulgent. Avec un air de supériorité désabusée. Je me sentais tellement plus proche de Belmondo qu'eux deux, tellement plus éclairé sur les secrets de la sensualité féminine!

Et, sur l'écran, de façon très acrobatique mais élégante, notre héros renversait une superbe espionne, dans une culbute amoureuse, sur le meuble le moins approprié à l'amour… Et la nuit tropicale jetait son voile complice sur leurs corps enlacés…

Les yeux mi-clos, j'aspirais fortement cette odeur épicée qui piquait les narines et embuait le regard.

J'étais sauvé.

En somme, lors de cette première séance, nous avons peu compris l'univers Belmondo. Je ne crois pas que tous les imbroglios de cette parodie cocasse de films d'espionnage nous aient été accessibles. Ni le va-et-vient permanent entre le héros, auteur de romans d'aventures, et son double, l'invincible agent secret grâce auquel le romancier sublimait les misères et les échecs de son existence personnelle.

Non, nous n'avons pas saisi ce jeu pourtant évident. Mais nous avons perçu l'essentiel: la surprenante liberté de ce monde multiple où les gens semblaient échapper aux lois implacables qui régissaient notre vie à nous – de la plus humble cantine d'ouvriers jusqu'à la salle impériale du Kremlin, en passant par les silhouettes des miradors figés au-dessus du camp.

Bien sûr, ces gens extraordinaires avaient aussi leurs peines et leurs limites. Mais les peines n'étaient pas irrémédiables et les limites provoquaient leur audace. Toute leur vie devenait un joyeux dépassement de soi. Les muscles se tendaient et rompaient les chaînes, le regard d'acier repoussait l'agresseur, les balles avaient toujours un instant de retard en clouant au sol l'ombre de ces êtres bondissants.

Et Belmondo-romancier poussait cette liberté combative à son sommet symbolique: la voiture de l'agent secret manquait un virage, tombait du haut d'une falaise, mais l'imagination débridée la repêchait tout de suite en faisant marche arrière. Même le tournant mortel n'avait pas, dans cet univers, de signification définitive!

D'habitude, la foule de spectateurs se dispersait vite après la séance du soir. On était pressé de plonger dans une ruelle noire, de rentrer, de se mettre au lit.

Cette fois, tout était différent. Les gens sortaient lentement, d'un pas somnambulique, un sourire lointain aux lèvres. Se déversant sur un petit terrain vague derrière le cinéma, ils passèrent un moment à piétiner sur place, aveuglés, assourdis. Enivrés. Leurs sourires se rencontraient. Les inconnus formaient des couples et des cercles inhabituels, éphémères, comme dans une danse très lente, agréablement désordonnée. Et les étoiles sur le ciel radouci paraissaient plus grandes, plus proches.

C'est sous cette lumière attiédie que nous traversâmes les petites ruelles courbes dont il ne restait que d'étroits passages entre les montagnes de neige. Nous allions chez le grand-père d'Outkine qui nous accueillait dans sa grande isba lors de nos visites à la ville.

Marchant en file indienne au fond de ces labyrinthes neigeux, nous nous taisions. L'univers auquel nous venions d'accéder demeurait, pour le moment, indicible. Il avait pour toute expression la beauté alanguie de la nuit du dégel, la res-piration discrète de la taïga, ces étoiles proches, le teint du ciel plus dense et le ton des neiges plus vif. Le monde avait changé. Mais nous le ressentions encore seulement dans notre chair, dans le palpitement de nos narines, dans nos jeunes corps qui buvaient et ce ciel étoile et les senteurs de la taïga. Pleins à ras bord de ce nouvel univers, nous le portions en silence, de peur de verser son contenu magique. Et seul un soupir réprimé échappait parfois de ce trop-plein d'émotions: – Belmondo…

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