C'est dans l'isba du grand-père d'Outkine que l'éruption se produisit. Nous nous mîmes à crier tous en même temps, en agitant les bras, en sautant, chacun voulant évoquer le film de la façon la plus vivante. On rugissait en se débattant dans les filets tendus par les ennemis, on arrachait à leurs mains sadiques la belle créature à qui ces bourreaux s'apprêtaient à couper un sein, on mitraillait les murs avant de rouler sur un divan. On était à la fois et l'espion dans la cabine télé-phonique, et le requin pointant son museau agressif, et même la boîte de conserve!
Nous nous étions transformés en un feu d'artifice de gestes, de grimaces, de hurlements. Nous découvrions l'ineffable langage de notre nouvel univers. Celui de Belmondo!
Le grand-père d'Outkine, un homme d'une corpulence de géant fatigué et mélancolique, rappelant par sa démarche pesante et ses cheveux blancs un ours polaire, nous aurait vite rabroués en toute autre circonstance. Mais cette fois, il suivit notre triple mise en scène en silence. À trois, nous dûmes réussir à recréer l'atmosphère du film. Oui, il put imaginer le dédale du souterrain, éclairé par les flammes lugubres des torches, le mur auquel était attachée une belle martyre enchaînée. Il vit un immonde personnage, ridé et trapu, qui, gloussant de concupiscence impuissante et perverse, s'approchait de la victime très peu habillée et tendait vers son sein savoureux une lame aux reflets impitoyables. Mais le rugissement fusait de nos trois gosiers indignes. Le héros, triple dans sa force et sa beauté, tendait ses muscles, rompait les chaînes et volait au secours de la splendide enchaînée…
L'ours polaire plissa malicieusement les yeux et sortit de la pièce.
Samouraï et moi interrompîmes le spectacle, pensant avoir vraiment trop importuné le grand-père. Seul Outkine restait encore dans sa transe de comédien, s'agitant comme si c'était lui qui risquait de perdre un sein.
Le grand-père réapparut dans la pièce en serrant dans ses gros doigts noduleux le goulot d'une bouteille de Champagne. J'écarquillai les yeux. Samouraï poussa un «ah!» retentissant. Et Outkine émergeant de sa crise d'épilepsie formula toutes nos émotions dans une seule exclamation, en parlant encore du film:
– C'est ça, l'Occident!
Le grand-père mit sur la table trois tasses de faïence ébréchées et un verre à facettes.
– Je la gardais, cette bouteille, pour un ami, expliqua-t-il en libérant le bouchon des fils de fer, et lui, le pauvre vieux, a eu la drôle d'idée de mourir entre-temps. Un ami du front…
Nous entendîmes à peine ses explications. Le bouchon sauta avec un claquement joyeux, il y eut un moment de hâte agréable – mousse abondante, pétillement coléreux des bulles, bouillonnement blanc se déversant sur la nappe. Et enfin, la première gorgée de Champagne, la toute première de notre vie…
C'est bien des années après, grâce à cette amère clarification du passé qu'apporte l'âge, qu'on se souviendrait de cet ami du front… Mais ce soir lointain du dégel, il n'existait que ce picotement glacé dans nos gosiers en feu qui faisait jaillir des larmes de joie. La fatigue heureuse semblable à celle des acteurs après la première. Et la formule d'Outkine qui sonnait encore à nos oreilles:
– C'est ça, l'Occident!
Oui, l'Occident était né dans le pétillement du Champagne de Crimée, au milieu d'une grande isba noyée dans la neige, après un film français vieux de plusieurs années.
C'était l'Occident le plus vrai, car engendré in vitro , oui, dans ce verre à facettes lavé de flots entiers de vodka. Et aussi dans notre imagination vierge. Dans la pureté cristalline de l'air de la taïga.
L'Occident était là. Et, la nuit, les yeux ouverts dans l'obscurité bleutée de l'isba, nous rêvions à lui… Les estivants sur la promenade méridionale n'ont certainement pas remarqué les trois ombres indécises. Ces trois silhouettes contournaient une cabine téléphonique, longeaient la terrasse d'un café et suivaient d'un regard timide deux jeunes créatures aux belles jambes bronzées… Nos premiers pas en Occident.
Nous volions à travers la taïga, étendus le long des grumes de cèdres, sur la remorque d'un puissant tracteur, semblable à ceux qui transportaient des fusées dans l'armée. L'écorce rugueuse sous le dos, le ciel éclatant au-dessus de nos yeux, l'ombre argentée de la forêt des deux côtés de la route. L'air ensoleillé gonflait nos touloupes comme des voiles, nous transperçant de l'odeur de résine.
Il était strictement interdit de transporter les gens dans une remorque, surtout chargée. Mais le chauffeur nous avait acceptés avec une nonchalance joyeuse. C'était le premier signe tangible des changements apportés dans notre existence par Belmondo…
La fenêtre de la cabine était baissée tant l'air de cette matinée semblait doux. Et tout au long du trajet, nous entendions le chauffeur raconter le film à son passager, brigadier des bûcherons. Aplatis sur les troncs, nous suivions ce récit fait d'exclamations, de jurons et de grands gestes des mains qui abandonnaient dangereusement le volant.
De temps en temps, il poussait un cri particulièrement sonore:
– Il a fait sa première dent, mon fiston! Ha-ha-ha! Tu te rends compte, ça y est! Ma femme m'a écrit…
Et il reprenait son récit:
– Alors, lui, comme ça, il tire sur les chaînes de toutes ses forces… Vraiment, on entendait ses os craquer. I-i-i-i! Et, hop! il les fout en l'air. Et l'autre, avec sa lame, il était déjà à deux pas de la fille. Et elle, je te dis pas la belle paire de nichons qu'elle a! Et ce salaud veut lui en couper un. Tu te rends compte? Alors, le type lui fonce dessus et vlan!… Non, non, t'inquiète pas, je ne lâche plus le volant…
Et de nouveau, il interrompait son récit pour crier sa fierté de père:
– Ah, le petit vaurien! Sa première dent… Milka écrit: je ne peux plus le nourrir, il me mord le sein jusqu'au sang. Ha-ha-ha! moi tout craché,je te dis!
Le monde paraissait fabuleusement transfiguré. Nous attendions maintenant un miracle pour en être définitivement persuadés. Et ce miracle survint.
Ce fut près du Tournant du Diable, plus dangereux encore sous les dunes de la tempête. À cet endroit on aurait dû rouler en douceur, en descendant lentement sur le bord de l'Oleï. Mais le récit était au point culminant…
Le tracteur avec sa lourde remorque dévala la pente et, sans même ralentir, s'engagea sur la glace fragile minée par les sources tièdes…
Il y eut un hurlement qui s'étrangla vite à l'intérieur de la cabine, un juron lâché par Samouraï. Et puis quelques secondes fulgurantes et interminables, remplies du crissement de la glace s'affaissant sous les roues…
Nous revînmes à nous une centaine de mètres plus loin, déjà sur l'autre rive. Le chauffeur arrêta le moteur, sauta dans la neige. Son passager le suivit. La surface blanche de la rivière était incisée de deux traces noires qui, lentement, se remplissaient d'eau…
Dans le silence parfait, on n'entendait que le faible sifflement provenant du moteur. Le ciel avait un éclat tout neuf. Après, le chauffeur et le brigadier parleraient sans doute d'une chance folle. Ou encore de la vitesse du tracteur qui avait volé en touchant à peine le sol. Sans se l'avouer, ils penseraient aux ruines de l'église sur l'endroit le plus élevé de la berge. Et sans savoir le penser, ni le dire, ils songeraient à cette lointaine existence enfantine (la première dent!) qui, mystérieusement, aurait retenu le lourd engin sur la glace fragile…
Mais nous, nous préférions croire au simple miracle qui était désormais si naturel dans notre vie.
Au retour, tout me paraissait étrange dans notre isba. L'étrangeté des choses familières qui me dévisageaient avec curiosité et semblaient attendre mon premier geste. J'avais quitté cette pièce hier, au matin, en allant à l'école. Il y avait eu ensuite la bicoque d'aiguilleur, la salle d'attente de la gare, la tempête, la maison de la femme rousse, le pont, le camionneur… Je secouai la tête, pris d'un vertige tout particulier. Oui, et puis mon retour à travers la vallée enneigée, les clous rouillés des pendus…
La tante entra en apportant la grande bouilloire.
– J'ai fait des crêpes, mais il y en a qui sont brûlées, tu peux me les laisser, dit-elle de sa voix très ordinaire, en mettant sur la table une assiette avec une pile de crêpes dorées.
Perplexe, je regardais cette femme. Elle entrait dans la pièce, venant d'une tout autre époque. Celle d'avant la tempête… Soudain, je me souvins qu'il y avait eu encore la promenade ensoleillée au bord de la mer, le requin, le souterrain avec la belle enchaînée… Je me sentis chanceler. Sans rien expliquer à ma tante, je sortis de la pièce, je poussai la porte d'entrée.
Le soleil du soir somnolait derrière la ligne crénelée de la taïga, dans le piège invisible des miradors. Grâce au voile violacé du redoux, on pouvait contempler son disque cuivré sans plisser les yeux. Et ce disque, j'en étais sûr, oscillait légèrement au-dessus des barbelés…
Le lendemain, quand Samouraï frappa à notre porte et me dit avec un clin d'œil: «On y va!», je ne pouvais pas me tromper sur le sens de sa proposition.
Nous accrochâmes nos raquettes, ramassâmes Outkine près de son isba et quittâmes Svetlaïa…
La ville se trouvait à trente-sept kilomètres par la route. A trente-deux si l'on y allait à travers la taïga. Huit heures de marche, plus deux arrêts pour pouvoir casser la croûte et surtout pour laisser souffler Outkine. Une journée entière de voyage. Au bout de laquelle: un coucher de soleil, et les brumes de la ville entre deux ailes de la taïga qui s'écartaient lentement. Et cette heure de plus en plus proche et qui devenait, chaque fois, encore plus magique: dix-huit heures trente. La séance du soir. Celle de Belmondo.
Les profondeurs de la taïga s'ouvraient et notre chemin neigeux nous portait déjà vers la promenade au bord de mer, au milieu de la foule bronzée des extraterrestres occidentaux…
Oui, nous avons peu compris la première fois. En plus, il y avait des choses dans ce film que nous pouvions difficilement concevoir. Le personnage de l'éditeur, par exemple. Ses rapports avec notre héros étaient pour nous un mystère absolu. Pourquoi Belmondo avait-il peur de cet homme bedonnant, inélégant et cachant sa calvitie sous une perruque? Quel ascendant pouvait-il exercer sur notre superman et de quel droit? Comment osait-il jeter négligemment le manuscrit que notre héros lui apportait dans son bureau?