Pendant quelque temps, je suivis l'ample courbe de l'Oleï surplombée d'immenses dune de neige.
En passant près de trois cèdres légendaires ceux des pendus de la Guerre civile, je m'arrêtai stupéfait. Les grands clous rouillés que j'avais l'habitude de voir tout en haut, en renversant la tête, étaient, ce matin, à portée de main. Oui, ils étaient là, juste devant mes yeux. Je m'approchai et, enlevant mes moufles, je tâtai leur métal brun, rugueux. Un froid lent, accumulé durant de longues décennies, transperça mes doigts. Je retirai vite ma main. Je caressai les écailles rêches du tronc. Elles semblaient renfermer une chaleur assoupie, mais vivante. Et soudain, ce qui s'était passé autrefois au pied de ces arbres géants -cette mort atroce mais rapide – ne me parut plus aussi redoutable que ça. Un instant de douleur aiguë, et puis ce silence de l'air ensoleillé, cette vie secrète, sommeillante, en fusion parfaite avec la respiration de ce grand tronc, avec l'odeur âpre des grappes d'aiguilles, avec le scintillement de la résine gelée dans les cannelures de l'écorce. Cette vie sans pensée, sans souvenirs. Cet oubli.
Je serrai le gros clou, je pesai sur lui de tout mon poids. Les yeux mi-clos, j'essayai de pénétrer dans cette étroite zone qui me séparait du silence bienheureux du tronc…
Soudain, à travers mes paupières plissées, je les vis: deux points noirs suivaient la crête bleue des dunes de neige au-dessus de la rive. Bientôt, ils furent à la hauteur des trois cèdres. Ils dévalèrent la crête, traversèrent l'Oleï. Leurs minuscules silhouettes devenaient de plus en plus distinctes. Le premier avançait à grands pas, s'arrêtant parfois pour attendre le second. Je les reconnus. Et je fus frappé par leur aspect campagnard et naïf. Dans leur démarche, dans leurs touloupes, dans leurs visages que je voyais de mieux en mieux, il y avait quelque chose d'enfantin. Les oreillettes de leurs chapkas s'agitaient comme des oreilles de chien. Ils contournaient l'angle de la forêt et allaient dans quelques instants passer à côté de moi. J'eus envie de fuir. Me cacher au fond des sapins enneigés. Je savais que je ne pourrais plus jamais revenir dans leur vie…
Mais, déjà, le premier des skieurs, Samouraï, me remarquait. Le silence se brisait dans son cri rocailleux. Il se dirigeait vers moi.
Sourires, salutations, taquineries. Ils me donnaient des tapes amicales à l'épaule. Racontaient les dernières nouvelles du village… «Ce sont des enfants, prononçait en moi quelque voix profonde. De vrais enfants, insouciants et divinement légers.»
Je ne parvenais pas à concevoir que, hier matin encore, nous étions ensemble à l'école. Que, hier encore, j'étais comme eux.
– Tu as avalé ta langue, ou quoi? cria Samouraï en m'enfonçant la chapka jusqu'aux sourcils. Regarde-le, Outkine, ce n'est plus un don juan, mais un ours mal réveillé!
Les larmes me montaient aux yeux. J'aurais aimé hurler ma jalousie. Être de nouveau leur égal. Courir à travers la plaine, léger comme le vent, translucide comme cet air ensoleillé, frais comme le souffle de la taïga. Innocent!
Samouraï dut remarquer ma mine torturée. Il se détourna et, prenant son élan, lança sans me regarder:
– Allez! ne perdons pas de temps! Sinon, il n'y aura plus de places! Grouille-toi, l'ours au bois dormant!
Je les suivis machinalement, sans même me demander où nous allions.
Après une heure de course, je vis que Samouraï, en traçant une trajectoire oblique, s'éloignait de Kajdaï et prenait le cap sur un lointain nuage gris suspendu au-dessus de la taïga – sur la ville, sur Nerloug.
«Encore deux heures et demie de marche, pensai-je avec dépit. Pourquoi je cours derrière eux? Qu'est-ce que j'ai à chercher dans cette ville?»
Ils marchaient maintenant côte à côte, en bavardant. Tout était si lumineux, si serein dans le petit monde ensoleillé qui se déplaçait avec eux. Mon regard y pénétrait comme du fond d'un cachot. De temps en temps, Samouraï se retournait et me lançait d'un ton joyeux:
– Allez, ours, remue un peu tes grosses pattes!
Je ressentais envers eux non plus de la jalousie, mais une sorte de mépris haineux. Surtout envers Samouraï. Je me souvenais de ses longs discours dans les bains. Sur les femmes. Sur l'amour. Ses éternelles citations de cette vieille folle d'Olga. Comment disait-il déjà? «L'amour est une consonance.» Quel imbécile! L'amour, mon cher Samouraï, c'est une isba qui sent la fumée froide. Et l'horrible solitude de deux corps nus sous une ampoule d'un jaune violent. Et les genoux glacés de la prostituée rousse que j'ai frôlés en glissant, à la fin, de son ventre qui me secouait dans le creux moite du lit. Et les traits bavochés de son visage. Et ses seins lourds, étirés par tant de mains calleuses, aveugles, hâtives. Semblables aux mains de mon camioneur fantôme – couvertes de cicatrices, maculées de cambouis. Ah! Samouraï, si tu l'avais vu! Avant d'affronter le Tournant du Diable, il a freiné, a déboutonné son pantalon et tiré sur sa paume cette énorme chair gonflée, on aurait dit un gros morceau de viande crue, tiède, flasque. L'amour, tu parles!… Et tu seras comme lui, Samouraï, malgré ton cigare et les bobards que te raconte Olga. Tu n'y couperas pas! Ni moi, ni même Outkine. Et nous resterons dans ce chef-lieu où la bagarre éternelle finit seulement quand la lumière s'éteint sous les rafales de la tempête. Dans notre village où l'unique souvenir c'est la guerre d'il y a trente ans qui a transformé toute la vie en souvenir. Et cette gare où la seule femme qu'on puisse encore aimer attend le Transsibérien qui ne l'emmènera jamais nulle part. Ce monde ne nous lâchera pas… Vous riez tous les deux, en courant, là, dans votre petit rond-point de soleil. Mais moi, vous verrez, je sais comment me sauver. Je sais…
Je m'arrêtai un instant. Ils s'éloignaient en, emportant leur auréole remplie de voix sonores. J'imaginai les cèdres avec les gros clous rouillés. Comme c'était proche, ce silence définitif, cette fuite sans retour. Comme c'était bon!
– Tu n'as même pas demandé ce que nous allons faire en ville, Juan!
La voix de Samouraï retentit soudain et me fit revenir à moi.
Le bouillonnement verbal que je retenais jusque-là explosa:
– Et qu'est-ce que vous pouvez faire? Aller comme de pauvres débiles à la poste pour écouter les téléphonistes: «S'il vous plaît, quel est ce con qui a commandé Novossibirsk? Cabine numéro deux!» Ah, Novossibirsk! Vous en bavez déjà tous les deux!
Samouraï, au lieu de se vexer, éclata de rire.
– Outkine, regarde! L'ours se réveille! Hal ha-ha!…
Puis, jetant à son compagnon un clin d'œil, il annonça:
– Nous allons voir… Belmondo!
– Bel-mon -do, le corrigea Outkine en riant.
– Non, Belmon-do ! Tais-toi, canardeau, tu es nul en cinéma!
C'est l'air de la taïga qui dut les enivrer. Car ils se mirent à rire, à crier ce mot incompréhensible, de plus en plus fort, chacun insistant sur son accent. Samouraï poussa Outkine, le renversa par terre, en hurlant toujours ces trois syllabes résonnantes. Outkine se défendait en lui étant des poignées de neige dans le visage:
Belmon-do !
Bel-mon -do! En italien on dit Bel-mon -do…
– C'est un homme ou une femme? demandai-je, dangereusement sérieux, confondu par ce «o» final du neutre.
Leur rire devint torrentiel.
– Ah! Samouraï! Mais écoute-le! Si c'est pas une nana, il n'ira pas avec nous! Ha-ha-ha!…
– Oui, oui, c'est une femme, Juan! Avec une moustache… Et avec un… avec un gros… un gros…
Samouraï ne put pas aller au bout de sa phrase… Ils riaient comme des fous en rampant à quatre pattes, les pieds tordus par leurs raquettes qu'ils n'avaient pas décrochées. Ce nom sonnait si étrange en pleine taïga…
Ils crurent sans doute que leur rire m'avait gagné. Je me laissai tomber dans la neige à côté d'eux. En secouant la tête frénétiquement et en m'esclaffant bruyamment. Oui, ce fut le rire qui me permit de pleurer tout mon soûl…
Puis, quand les derniers gémissements de notre orgie se turent, quand nous nous retrouvâmes tous les trois étendus à travers une clairière ensoleillée, les yeux emplis du ciel, Samouraï souffla d'une voix affaiblie mais vibrante:
– Belmondo!