Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Parmi ces femmes marchant la tête nue, ces marins avec leur veste courte et leur béret aux bandes noires battant au vent, parmi ces étrangers avec leurs vêtements élégants et légers, nous nous sentions de vrais extraterrestres. Nos touloupes de mouton, nos grosses chapkas de fourrure ébouriffées, nos épaisses bottes de feutre indiquaient que nous venions du fond de l'hiver sibérien. Mais, étrangement, nous n'éprouvions aucune gêne. Nous avions tout de suite deviné l'âme hospitalière de ces rues. Elles accueillaient les gens venus des coins les plus exotiques du globe, des gens que rien ne pouvait surprendre. Et nous marchions au milieu de la foule animée, nous aspirions le vent iodé du grand large… Nous n'étions plus nous-mêmes!

Nous étions nos doubles de rêve: Amant, Guerrier, Poète.

Mon regard, tel celui d'un épervier, interceptait au vol de rapides coups d'œil féminins jetés dans notre direction. Samouraï s'avançait fièrement, un fin sourire aux lèvres, un reflet de fatigue dans les yeux – un soldat après une éphémère victoire dans une guerre infinie. Quant à Outkine, il se rendait compte que, pour la première fois, personne ne remarquait sa façon de marcher. Car on ne pouvait avancer autrement dans ces rues – le vent ouvrait les pans des manteaux clairs des femmes, agitait les larges pantalons des marins, faisait tituber les étrangers. Outkine pointait son épaule vers le ciel et c'était très naturel, tous les passants avaient l'impression de s'envoler, emportés par le vent du Pacifique. En plus, il y avait tant de choses à voir qu'on s'arrêtait tout le temps. Outkine savait déjà apprécier ces haltes où sa démarche boiteuse disparaissait… Mais dans ces rues, il était inutile de la cacher – au contraire, son pied mutilé devenait le signe d'un passé personnel unique dans le bouillonnement théâtral de la foule…

– Ça serait bien d'acheter à bouffer, osa proposer enfin le Poète.

– Il me reste quatorze kopecks, dit l'Amant. Une miche de pain pour trois, ça suffira.

Le Guerrier se taisait. Puis, sans rien nous expliquer, il se dirigea vers l'un des tourbillons humains au milieu de la petite place. On voyait les gens échanger des paquets, examiner des vêtements, des chaussures. Un marché portuaire. Samouraï se perdit dans la foule pour quelques minutes, puis réapparut, souriant.

– On va déjeuner au restaurant, nous annonça-t-il.

Les questions étaient inutiles. Nous savions que Samouraï venait de vendre son «rhinocé ros», une pépite d'or dont une aspérité faisait penser à la corne de cet animal, une grande pépite, de la taille de l'ongle d'un pouce. Il nous avait toujours dit qu'il la gardait pour un cas exceptionnel…

Les serveurs nous regardèrent d'un air indécis, se demandant sans doute s'il fallait nous mettre à la porte ou nous tolérer. La mine résolue de Samouraï et son ton volontaire les subjuguèrent. On nous tendit la carte.

À table, nous parlions de Belmondo. Sans prononcer son nom, nous évoquions ses aventures comme si elles avaient été vécues par nos proches connaissances ou par nous-mêmes. La conversation, entre la causerie mondaine et un dialogue d'agents secrets, s'engagea.

– Il a eu tort de se laisser embarquer dans cette histoire avec le vol du tableau, avançait Samouraï d'une voix raisonneuse en découpant son entrecôte.

– Oui, surtout à Venise! renchérissait Outkine se prêtant avec plaisir au jeu.

– Ou alors, au moins, il aurait dû se débarrasser d'abord de sa maîtresse, ajoutais-je avec un emportement enjoué. Car, vous savez, avoir une fille pareille sur les bras, nue comme elle était, les fesses au vent et un mari furieux comme un chien enragé, ça, pour un espion, c'est suicidaire…

Les occupants des tables voisines s'étaient tus et tournaient la tête de notre côté. Visiblement, notre conversation les intriguait. Les trois serveurs gardaient leur mine renfrognée et méprisanté. Ils ne comprenaient pas si nous étions de jeunes kolkhoziens en plein délire ou trois mousses qui avaient véritablement fait le tour du monde.

Enfin, l'un d'eux, le plus allergique aux rêves, s'approcha et, avec un rictus désagréable, marmonna:

– Allez, jeunesse, payez vite et à l'école! Tout le monde en a assez de vos racontars…

On vit quelques sourires curieux s'étirer aux tables voisines. Notre trio était trop insolite même dans ce restaurant près du port.

Samouraï jeta au serveur un regard d'une indulgence narquoise et annonça en haussant légèrement le ton pour être entendu de tous:

– Un instant de patience, je n'ai pas encore fumé mon dernier cigare!

Et, sans hâte, il sortit un élégant étui en fin aluminium et en tira un vrai havane long d'au moins vingt centimètres. D'un geste précis il en coupa un petit bout et l'alluma.

En soufflant le premier nuage de fumée piquante, il dit au serveur médusé:

– Vous avez oublié de nous apporter un cendrier, jeune homme…

L'effet fut retentissant. Les tables voisines écrasèrent leurs pitoyables cigarettes; les serveurs, interdits, s'éclipsèrent dans la cuisine. Samouraï, se rejetant sur le dossier de sa chaise, se mit à savourer son cigare en plissant les paupières, le regard perdu dans le lointain d'un rêve. De là, Belmondo nous envoyait son sourire chaleureux…

Ainsi nous avons mangé le «rhinocéros» d'or de Samouraï. Il l'avait vendu vite, donc bon marché. Avec les roubles qui lui restaient, nous avons eu droit à trois places assises dans la troisième classe d'un train de nuit. Des places non numérotées dans un wagon bondé, encombré des bagages hétéroclites de voyageurs peu exigeants pour le confort, dont une lampe terne au plafond éclairait les visages banals et les vêtements épais. Et la radio incorporée dans le mur transmettait les informations du soir:

– … pour célébrer le soixante-dixième anniversaire… le collectif a décidé d'augmenter de onze pour cent…

La locomotive rugit et la tonalité de son cri d'adieu nous fit pour la dernière fois sentir la fraîcheur brumeuse de l'air du Pacifique…

Les passagers, eux, poussèrent un soupir de soulagement – enfin! – et se mirent à retirer de leurs sacs la nourriture enveloppée dans du papier maculé de taches d'huile. Le wagon se remplit de l'odeur de poulet rôti, de saucisson fumé, de fromage fondu. Ne pouvant supporter ces effluves alimentaires, nous grimpâmes tout en haut, sur les porte-bagages. La rumeur des conversations parvenait jusqu'à nous, affaiblie par le tambourinement des roues. C'était un flux ininterrompu où tout se mélangeait: les récits inquiétants sur les légendaires retards de ce train dus aux tempêtes de neige cosmiques, la peur que le poisson gelé commence à fondre et à s'égoutter sur les manteaux des voisins, les histoires de chasseurs, les philippiques contre les Japonais «qui pillent notre taïga», et, bien sûr, les inévitables souvenirs de guerre entrecoupés du refrain «sous Staline il y avait plus d'ordre». Dans cette cacophonie assourdie par le martèlement des rails perçait la voix égale d'un homme de petite taille et sans âge, une sorte de Chinois russifié au visage rond, aux étroites fissures noires et luisantes d'où jaillissait son regard. Il était assis dans son coin et, sans répit, racontait des histoires toutes liées à sa vie sur la rive du grand fleuve. Ses récits s'enchaînaient, formaient une saga épique qui s'adressait on ne savait à qui. En tout cas, c'est lui qui s'avéra le plus résistant à la fatigue de la nuit. Tous les autres passagers s'étaient tus depuis longtemps déjà, calés sur les banquettes dures, essayant de trouver la meilleure position entre les pieds et les coudes de leurs voisins. Mais le conte du vieux Chinois n'en finissait toujours pas. La voix monotone et comme enfantine de cet homme sans âge emplissait l'obscurité:

– … c'était déjà en juin, et tout à coup la neige s'est mise à tomber. J'avais les pommes de terre, ça a gelé, j'avais les carottes, ça a gelé, j'avais trois pommiers, ça a gelé, tout a gelé. Le fleuve a gonflé encore plus. Pas de poisson. Alors, Nikolaï me dit: dans la ville, à l'inspection de chasse, ils donnent cinquante roubles pour chaque loup tué. Et moi, je lui dis: mais il faut d'abord le tuer. Et il dit: nous, on va les planter, les loups. Et je dis: comment ça, planter? Mais comme des pommes de terre, qu'il me dit. Et voilà ce qu'il a fait. On est allés dans la taïga, on a trouvé leur terrier. La louve n'était pas là. Et dans le trou, six petits chiots. Mais pour les petits l'inspection ne donne rien. Et alors, Nikolaï leur a mis du fil de fer autour des pattes. Et on est partis. Il m'a dit: la louve ne va jamais abandonner ses enfants. Et les loups vont grandir. Mais ils ne pourront pas marcher… En automne, on est revenus. Et Nikolaï les a abattus tous, avec une massue, pour garder les cartouches. Je l'ai aidé à les porter jusqu'à la télègue et puis les amener à la ville. A l'inspection, ils lui ont donné trois cents roubles. Nikolaï a acheté huit bouteilles de vodka, pour fêter. Et il a trop bu, le médecin disait qu'il s'est brûlé l'estomac. Et puis, on l'a enterré et sa femme a commandé avec l'argent qui restait une bonne pierre en granit noir. Mais les ouvriers qui la transportaient ont bu, et…

Je ne pouvais plus entendre cette voix. Je me bouchai les oreilles. Mais le récit semblait s'instiller dans ma tête, sans paroles -je pouvais trop facilement en prévoir la suite, j'en avais entendu déjà tant: et ils ont bu et la pierre est tombée et s'est brisée…

N'y tenant plus, je dégringolai de ma planche, étroite et je me mis à courir le long du couloir encombré des bagages et des pieds des voyageurs assoupis. Je traversai deux wagons semblables au nôtre, remplis des mêmes odeurs de nourriture, de la même rumeur assourdie de gens entassés et ballottés comme le sont toujours les passagers des derniers wagons. Puis ce furent quelques wagons de deuxième classe dont les occupants dormaient sur les couchettes, obstruant le couloir étroit de leurs pieds nus ou en grosses chaussettes de laine. Il fallait les éviter avec agilité… Je parvins ensuite dans un couloir vide. Toutes les portes des compartiments étaient tirées. Les voyageurs de ce wagon dormaient déjà…

Je parcourus encore trois ou quatre couloirs remplis d'odeur de savon de toilette, propres et déserts. Je sentais que le but de ma course approchait… Ce mystérieux wagon-lit, wagon-rêve… Là où voyageaient quelques rares Occidentaux qui s'aventuraient dans les étendues sauvages de notre patrie.

Je poussai la porte, je humai l'air, et, à ce moment, je la vis!

23
{"b":"93431","o":1}