«Comme ses gains ne lui permettaient pas de s’agrandir, il se vit dans la nécessité, pour pouvoir inhumer discrètement les corps de ses victimes, d’édifier à la place du parterre de fleurs qu’il eût bien préféré, un tertre recouvert d’herbe, simple mais bien approprié aux circonstances, qu’il pouvait allonger sans difficulté selon les exigences de sa profession ou de la saison.
«Il avait l’habitude de s’asseoir là chaque soir dans les rayons du soleil couchant, après les fatigues et les soucis du jour, pour jouer sur sa flûte toutes sortes d’airs mélancoliques.
– Halte! coupa brutalement Josua Prokop en tirant de sa poche une clef qu’il posa sur ses lèvres à la manière d’une clarinette et sifflota:
«Zimzerlim – zambousla – deh.
– Vous y étiez pour connaître si exactement la mélodie? demanda Vrieslander étonné.
Prokop lui lança un regard furieux:
– Non, Babinski est né trop tôt pour ça. Mais en tant que compositeur, je sais mieux que personne ce qu’il devait jouer. Vous ne pouvez pas en juger: vous n’êtes pas musicien. Zimzerlim – zambousla – bousla deh.
Zwakh, saisi, attendit que Prokop eût remis la clef dans sa poche, puis continua:
– Avec le temps, la croissance ininterrompue du tertre éveilla l’attention des voisins et c’est à un policier de Zizkov, dans la banlieue, qui avait vu par hasard, de loin, Babinski étrangler une vieille dame de la bonne société, que revient le mérite d’avoir mis définitivement fin aux activités égoïstes du méchant. On l’emprisonna dans son Tusculum.
«Le tribunal, lui ayant accordé les circonstances atténuantes en raison de son excellente renommée, le condamna à la mort par pendaison et chargea la firme des frères Leipen, corderie en gros et en détail [3] , de fournir à prix modique le matériel nécessaire pour l’exécution, dans la mesure où leur branche était intéressée, contre facture remise à un employé supérieur du Trésor. Seulement, il advint que la corde cassa et la peine de Babinski fut commuée en prison à perpétuité.
«Pendant vingt ans l’assassin expia derrière les murs de Saint-Pancrace sans que jamais un reproche lui vînt aux lèvres; aujourd’hui encore le personnel de l’institution ne tarit pas d’éloges sur son comportement modèle et on lui permettait même de jouer de la flûte les jours de l’anniversaire de notre très gracieux souverain.
Prokop plongea aussitôt à la recherche de sa clef, mais Zwakh l’arrêta d’un geste.
«À la suite d’une amnistie générale, Babinski bénéficia de la remise de sa peine et obtint une place de portier au couvent des Sœurs de la Miséricorde.
«Le petit travail de jardinage qu’il avait à assurer de surcroît ne lui prenait guère de temps, grâce à l’adresse acquise dans le maniement de la pelle lors de ses activités antérieures, si bien qu’il avait de nombreux loisirs pour se cultiver le cœur et l’esprit au moyen de bonnes lectures soigneusement choisies.
«Les résultats furent des plus satisfaisants. Chaque fois que la Supérieure l’envoyait à l’auberge le samedi soir pour s’égayer un peu, il rentrait ponctuellement à la tombée de la nuit en déclarant que la dégradation de la morale publique le navrait et que des gredins de la pire sorte pullulant dans l’ombre rendaient les routes si peu sûres que tout citoyen pacifique devait se faire un devoir de diriger ses pas à temps vers sa demeure.
«Les ciriers de Prague avaient pris à cette époque la mauvaise habitude de mettre en montre de petites figures habillées d’un manteau rouge et qui représentaient le brigand Babinski. Aucune des familles en deuil n’aurait manqué de s’en procurer une. Mais le plus souvent, elles se trouvaient dans les boutiques, protégées par des châssis vitrés, et rien n’indignait autant Babinski que d’apercevoir une de ces figurines:
– C’est absolument indigne et preuve d’un rare manque de délicatesse de mettre ainsi continuellement ses fautes de jeunesse sous les yeux d’un homme, disait-il en pareil cas, et combien regrettable que les autorités ne fassent rien pour réprimer pareil abus.
«Sur son lit de mort, il s’exprimait encore dans le même sens. Il eut finalement gain de cause, car peu après son trépas, le gouvernement interdit le commerce de ces irritantes statuettes.
Zwakh avala une grosse gorgée de grog et tous trois grimacèrent comme des diables, après quoi il tourna prudemment la tête en direction de la tavernière et je vis qu’elle écrasait une larme au coin de son œil.
– Bon et vous n’apportez aucune contribution, si ce n’est bien entendu que vous réglez l’ardoise en reconnaissance des joies artistiques qui vous ont été prodiguées, très honoré collègue et tailleur de pierres précieuses? me demanda Vrieslander après un long intervalle de rêverie générale.
Je leur racontai mes déambulations dans le brouillard.
Lorsque j’en vins à décrire l’endroit où j’avais vu la maison blanche, tous trois furent si intéressés qu’ils retirèrent la pipe de leur bouche et une fois que j’eus terminé, Prokop frappa la table du poing en criant:
– C’est tout de même trop fort! Il n’y a pas une légende que ce Pernath ne rencontre en chair et en os. À propos du Golem de l’autre fois, vous savez, l’affaire est tirée au clair.
– Comment cela tirée au clair? demandai-je sidéré.
– Vous connaissez bien le mendiant juif fou, Haschile. Non? Eh bien, c’était lui le Golem.
– Un mendiant, le Golem?
– Parfaitement, Haschile était le Golem. Cet après-midi le fantôme est allé se promener béatement dans la rue Salniter en plein soleil avec son célèbre habit à la mode du XVIIe siècle et là l’équarisseur a eu la chance de l’attraper avec une laisse à chien.
– Comment cela? Je n’y comprends pas un mot, interrompis-je.
– Mais enfin puisque je vous dis que c’était Haschile. Il paraît qu’il a trouvé les vêtements, il y a longtemps, derrière une porte cochère. D’ailleurs, pour en revenir à la maison blanche: l’histoire est extrêmement intéressante. Selon une vieille légende, il y a là-bas dans la rue des Alchimistes une maison qui n’est visible que les jours de brouillard et encore par les «enfants du dimanche». On l’appelle «le mur à la dernière lanterne». Quand on passe devant, la journée, on ne voit qu’une grosse pierre grise, immédiatement derrière, c’est le fossé aux cerfs qui s’ouvre, béant et vous pouvez dire que vous avez eu de la chance Pernath: si vous aviez fait un pas de plus, vous seriez immanquablement tombé dedans en vous rompant tous les os.
«On raconte qu’un trésor immense se trouve sous cette pierre qui aurait été posée par l’ordre des Frères asiatiques, fondateurs supposés de Prague, comme soubassement d’une maison qui sera un jour habitée par un homme ou plutôt un hermaphrodite, une créature tenant de l’homme et de la femme. Et celui-ci portera un lièvre dans ses armes, soit dit en passant, cet animal était le symbole d’Osiris, d’où très probablement l’origine de la tradition concernant le lièvre de Pâques.
«Jusqu’à ce que le temps soit venu, Mathusalem en personne monte la garde afin que Satan ne vienne pas voler sur la pierre pour la féconder et en créer un fils: Armilos. Vous n’avez encore jamais entendu parler de cet Armilos? On sait même, c’est-à-dire les vieux rabbis savent, l’aspect qu’il aurait, s’il venait au monde: des cheveux d’or liés derrière la tête, avec deux raies, des yeux en forme de croissant et des bras jusqu’à terre.
– On devrait dessiner cet élégant dandy, grommela Vrieslander en cherchant un crayon.
– Donc, Pernath, si jamais vous aviez la chance de devenir hermaphrodite et de trouver le trésor en passant [4] , conclut Prokop, n’oubliez pas que j’ai toujours été votre meilleur ami!
Bien loin d’avoir envie de plaisanter, je me sentais une peine légère au cœur. Zwakh s’en aperçut peut-être, sans se douter de la raison, car il vint promptement à mon secours.
– De toute façon, il est extraordinaire, presque inquiétant que Pernath ait eu une vision à cet endroit précis qui est si étroitement lié à une légende antique. Ce sont là des coïncidences dont un homme ne peut apparemment pas se dégager quand son âme a la faculté de voir des formes dissimulées au toucher. Je ne peux m’empêcher de penser que le plus fascinant est ce qui transcende les sens! Qu’en dites-vous?
Vrieslander et Prokop étaient devenus très graves et personne ne jugea utile de répondre.
– Qu’est-ce que vous en dites, Eulalie? répéta Zwakh en se détournant.
La vieille tavernière se gratta la tête avec une épingle à tricoter, soupira, rougit et dit:
– Allez donc! Vous avez pas honte?
– Il y a eu pendant toute la journée une ambiance bougrement tendue, reprit Vrieslander quand notre accès d’hilarité fut calmé. Je n’ai pas pu donner un coup de pinceau. Je ne pouvais pas penser à autre chose qu’à la Rosina dansant en frac.
– Est-ce qu’on l’a découverte? demandai-je.