Qu’était-elle donc en réalité, cette femme que j’avais consolée quelques jours auparavant dans la cathédrale?
Je ne pouvais détacher mes regards de sa bouche entrouverte.
Toujours silencieuse, elle semblait contempler une image dans sa pensée.
La voiture tourna dans une prairie mouillée.
Une odeur de terre en train de s’éveiller montait.
– Savez-vous, madame…
– Appelez-moi donc Angélina, interrompit-elle doucement.
– Savez-vous Angélina que, que j’ai rêvé de vous toute cette nuit?
Les mots avaient jailli, presque malgré moi.
Elle fit un petit mouvement rapide comme si elle voulait dégager son bras du mien et me regarda avec de grands yeux.
– Curieux! Et moi de vous! Et juste en ce moment, je pensais à la même chose.
De nouveau la conversation s’arrêta et nous devinâmes que nous avions rêvé la même chose. Je le sentais au frémissement de mon sang. Son bras tremblait imperceptiblement contre ma poitrine. La tête violemment tournée, elle regardait hors de la voiture pour éviter mon regard. Lentement, je portai sa main à mes lèvres, fis glisser le gant souple et parfumé, écoutai sa respiration se précipiter et, fou d’amour, pressai les dents contre ses paumes.
Des heures après, je descendais vers la ville comme un homme ivre à travers le brouillard du soir, enfilant les rues au hasard, si bien que je tournai en rond pendant un bon moment sans m’en apercevoir.
Puis je me retrouvai au bord de la rivière, appuyé contre une balustrade de fer, les yeux fixés sur les vagues mugissantes.
Je sentais encore les bras d’Angélina autour de mon cou, je voyais le bassin de pierre au bord duquel nous nous étions déjà dit adieu, des années auparavant, avec les feuilles d’orme qui pourrissaient au fond et elle se promenait avec moi comme nous venions de le faire, la tête contre mon épaule, à travers le parc crépusculaire de son château.
Je m’assis sur un banc et rabattis mon chapeau sur mes yeux pour rêver. Les eaux se précipitaient au-dessus du barrage et leur voix étouffait les derniers bruits maussades de la ville en train de s’endormir. Chaque fois que j’ouvrais les yeux pour resserrer mon manteau autour de moi, l’ombre s’était épaissie sur la rivière et finalement, la nuit noire l’engloutit; on ne distinguait plus que l’écume du barrage tendue d’une rive à l’autre en rubans blancs éblouissants.
La pensée de me retrouver seul dans ma triste maison me faisait frissonner. L’éclat d’un court après-midi avait fait de moi et pour toujours un étranger dans mon propre logis. Quelques semaines, peut-être même quelques jours seulement et le bonheur sera passé sans rien laisser derrière lui qu’un beau souvenir douloureux. Et alors?
Alors j’étais sans asile ici et là, sur l’un et l’autre bord de la rivière.
Je me levai. Voulus jeter un regard au château à travers les grilles du parc, aux fenêtres derrière lesquelles elle dormait, avant de m’enfoncer dans le sombre ghetto. Je repartis dans la direction d’où j’étais venu, tâtonnant dans le brouillard épais, le long des maisons, traversant les places endormies, cependant que des monuments noirs surgissaient, menaçants, et des enseignes solitaires et les gargouilles des façades baroques. La lueur terne d’une lanterne jaillie de la brume s’agrandit en anneaux fantastiques, énormes, aux couleurs d’arc-en-ciel, puis pâlit, œil jaune à demi fermé et s’éteignit tout à fait derrière moi.
Mon pied tâtait de larges marches en pierre recouvertes de gravier.
Où étais-je? Dans un chemin creux escaladant une pente abrupte?
Des murs lisses de jardin à droite et à gauche ? Les branches dépouillées d’un arbre pendent par-dessus, venues du ciel: le tronc se dissimule derrière le pan de nuage.
Effleurées par mon chapeau, quelques minces brindilles se brisent en craquant, glissent sur mon manteau et tombent dans le gouffre gris qui me cache mes pieds.
Puis un point brillant: une lumière dans le lointain, quelque part entre ciel et terre, solitaire, énigmatique. J’ai dû me tromper de chemin. Ce ne peut être que le vieil escalier du château, qui longe les pentes des jardins Fürstenberg… Puis de longues étendues de terre argileuse. Un chemin pavé. Une ombre massive s’élève, la tête coiffée d’un bonnet pointu noir et raide: la Daliborka, la tour de la faim dans laquelle des hommes ont péri autrefois, pendant que les rois chassaient, en bas, dans le fossé aux cerfs.
Une étroite ruelle sinueuse, avec des créneaux, à peine assez large pour mes épaules et je me trouvai devant une rangée de maisonnettes dont aucune n’était plus haute que moi. Il me suffisait de tendre le bras pour toucher les toits.
J’étais dans la rue des Faiseurs-d’Or, où, au Moyen Âge, les adeptes de l’alchimie chauffaient la pierre philosophale et empoisonnaient les rayons de lune.
Pas d’autre issue que celle par où j’étais venu. Mais impossible de retrouver l’étroit passage entre les murs, je me heurtai à une barrière de bois. Rien à faire, je suis obligé de réveiller quelqu’un pour demander mon chemin. Ce qui est bizarre, c’est qu’il y a là une maison qui ferme la rue, plus grande que les autres et apparemment habitée. Je ne me rappelle pas l’avoir déjà remarquée. Elle doit être badigeonnée de blanc pour ressortir aussi nettement dans le brouillard?
Je franchis la barrière, traverse l’étroit jardinet, et presse le visage contre les vitres: tout est noir. Je frappe à la fenêtre. Alors un homme incroyablement vieux, une chandelle allumée à la main, apparaît sur le seuil d’une porte, s’avance à pas tremblants jusqu’au milieu de la pièce, s’arrête, tourne lentement la tête vers les cornues d’alchimiste au mur, fixe un œil méditatif sur les gigantesques toiles d’araignée dans les coins, puis dirige enfin son regard vers moi. L’ombre de ses pommettes remonte jusque dans ses orbites qui ont l’air aussi vides que celles d’une momie. De toute évidence, il ne me voit pas.
Je frappe à la vitre. Il ne m’entend pas et ressort de la pièce comme un somnambule. J’attends en vain.
Je frappe à la porte de la maison: personne n’ouvre.
Pas d’autre ressource que de chercher jusqu’à ce que j’aie trouvé la sortie de cette ruelle. Ne ferais-je pas mieux d’ailleurs de me retremper dans la société de mes semblables, auprès de mes amis Zwakh, Prokop et Vrieslander dans la vieille taverne où ils sont sûrement attablés, pour atténuer au moins pendant quelques heures le désir qui me dévore des baisers d’Angélina. Vite, je me mets en route.
Tels une triade de morts, ils étaient accroupis autour de la vieille table trouée des vers, tous les trois, le mince tuyau d’une pipe en terre blanche entre les dents et la pièce pleine de fumée.
On distinguait à peine leurs traits tant les parois brun sombre absorbaient la lumière chétive d’une lampe à l’ancienne mode pendue au plafond.
Dans un coin, la tavernière, sèche comme un hareng, avare de paroles, rongée par le temps, avec son éternel bas pendu aux aiguilles à tricoter, le regard sans couleur et le nez camard tout jaune!
Des rideaux rouge terne masquaient les portes closes, si bien que les voix des clients dans la salle voisine ne filtraient que faiblement, tel le bourdonnement d’une ruche d’abeilles.
Vrieslander, chapeau conique aux bords droits sur la tête, visage plombé barré d’une moustache et cicatrice sous l’œil, avait l’air d’un Hollandais ivre surgi de quelque siècle oublié.
Josua Prokop, une cuillère passée dans ses boucles de musicien, pianotait sans arrêt de ses longs doigts osseux en regardant d’un œil admiratif les efforts de Zwakh pour habiller le flacon d’arak ventru du manteau violet d’une marionnette.
– Ce sera Babinski, me déclara Vrieslander, avec un profond sérieux. Vous ne savez pas qui était Babinski? Zwakh, racontez vite à Pernath l’histoire de Babinski.
– Babinski, commença aussitôt Zwakh sans lever un instant les yeux de sur son travail, était un célèbre brigand de Prague. Il exerça son honteux métier pendant bien des années sans que personne le remarque. Cependant, peu à peu, on commença à s’apercevoir dans les meilleures familles que tantôt un membre du clan tantôt un autre manquait à la table des repas et ne reparaissait jamais. Au début, on ne dit rien parce que la chose avait son bon côté, puisqu’il y avait moins de cuisine à faire, mais enfin la réputation risquait d’en souffrir un peu dans la société et les bonnes langues pouvaient jaser. Surtout quand des filles à marier s’évanouissaient sans laisser de traces.
«En outre, aux yeux de l’extérieur, il était indispensable de souligner avec une force suffisante l’union et la concorde régnant au sein de la famille.
«Dans les journaux, les rubriques Reviens, tout est oublié , prirent une place de plus en plus importante, circonstance dont Babinski, évaporé comme la plupart des assassins de profession, n’avait pas tenu compte dans ses prévisions, et finirent par attirer l’attention générale.
«Dans le ravissant village de Krtsch, près de Prague, Babinski qui avait au fond une nature tout à fait idyllique, s’était acheté, grâce au produit de son infatigable activité, une maison petite mais confortable, étincelante de propreté, et précédée par un jardinet plein de géraniums fleuris.