Nous avions ouvert la fenêtre pour laisser s’échapper les torrents de fumée de ma petite chambre. Le vent froid de la nuit qui s’y engouffrait, souffla sur les manteaux poilus pendus devant la porte et les fit balancer doucement de-ci de-là.
– Le vénérable couvre-chef de Prokop a bien envie de s’envoler, dit Zwakh en montrant le grand chapeau mou du musicien dont les larges bords palpitaient comme des ailes noires.
Josua Prokop cligna gaiement de l’œil.
– Il le fera, dit-il, il ira probablement…
– Chez Loisitschek, musique de danse en tous genres, coupa aussitôt Vrieslander.
Prokop rit et se mit à frapper la table du plat de la main au rythme des bruits que l’air léger de l’hiver emportait au-dessus des toits. Puis il décrocha du mur ma vieille guitare, fit semblant de nouer les cordes brisées et entonna d’une voix de fausset criarde une merveilleuse chanson en argot.
– Quelle connaissance de la langue du milieu, c’est épatant!
Vrieslander éclata de rire et joignit sa basse au récitatif.
– Cette curieuse chanson est grincée tous les soirs chez Loisitschek par ce timbré de Nephtali Schaffraneck avec sa visière verte, cependant qu’une créature peinte joue de l’harmonica et hurle le texte, m’expliqua Zwakh. Vous devriez venir un soir avec nous dans ce cabaret, maître Pernath. Peut-être dans un moment quand le punch sera fini. Qu’est-ce que vous en pensez? Pour fêter votre anniversaire?
– Oui, oui, venez avec nous, dit Prokop en refermant la fenêtre. C’est quelque chose qu’il faut avoir vu.
Ensuite chacun se remit à boire du punch en suivant le fil de ses pensées.
Vrieslander sculptait une marionnette.
– Vous nous avez littéralement coupés du monde extérieur, Josua, dit Zwakh, rompant le silence. Depuis que vous avez fermé la fenêtre, personne n’a plus dit un mot.
– Je pensais seulement aux manteaux qui volaient tout à l’heure; c’est si étrange quand le vent fait bouger des choses sans vie, dit très vite Prokop, comme pour s’excuser de son silence. On a une impression extraordinaire quand on voit se soulever et flotter des objets qui gisaient jusque-là comme des morts, vous ne trouvez pas? J’ai vu un jour sur une place déserte de grands morceaux de papier tourner en rond avec une rage folle – sans que je sente le moindre souffle de vent parce que j’étais abrité par une maison – et se poursuivre comme s’ils avaient juré de s’exterminer. Un instant plus tard, ils avaient l’air calmés, mais brusquement, une hargne insensée les reprenait et ils se mettaient à courir dans toutes les directions, s’entassaient dans un coin, s’éparpillaient à nouveau comme des possédés, pour finir par disparaître derrière un angle de maison.
«Seul un journal épais n’avait pu les suivre; il restait sur le pavé, s’ouvrant et se fermant à grand bruit haineux, comme s’il avait perdu le souffle et haletait convulsivement.
«Un sombre soupçon m’avait alors envahi: et si à la fin de notre vie nous étions un peu comme ces débris de papier? N’est-ce pas quelque «vent» invisible, mystérieux, qui nous pousse ici ou là, et commande nos actes, cependant que dans notre naïveté nous croyons jouir de notre libre arbitre?
«Et si la vie en nous n’était rien autre qu’un inexplicable tourbillon de vent? Ce vent dont la Bible dit: Sais-tu d’où il vient et où il va?… Ne rêvons-nous pas parfois que nous plongeons dans l’eau profonde et que nous prenons des poissons d’argent, alors que c’est tout simplement un courant d’air froid qui glisse sur notre main?
– Prokop, vous parlez comme Pernath, qu’est-ce que vous avez? demanda Zwakh en regardant le musicien d’un air méfiant.
– L’histoire du livre Ibbour que nous avons entendue il y a un moment, quel dommage que vous soyez venu si tard, vous l’avez manquée, c’est elle qui l’a incité à la méditation, dit Vrieslander.
– L’histoire d’un livre?
– En réalité de l’homme qui a apporté le livre et qui avait une apparence étrange. Pernath ne sait ni comment il s’appelle, ni où il habite, ni ce qu’il voulait et bien que son aspect soit très frappant, il est impossible de le décrire avec précision.
Zwakh dressa l’oreille.
– Très remarquable, dit-il après une pause. Est-ce que cet étranger n’était pas imberbe, avec des yeux obliques?
– Je crois, répondis-je, je… c’est-à-dire j’en suis sûr. Vous le connaissez donc?
Le montreur de marionnettes hocha la tête.
– Il me fait penser au Golem, c’est tout.
Le peintre Vrieslander laissa retomber son couteau.
– Le Golem? J’en ai déjà tant entendu parler. Vous savez quelque chose sur lui, Zwakh?
– Qui peut dire qu’il sait quelque chose sur le Golem? répondit Zwakh en haussant les épaules. On le relègue dans le domaine des légendes jusqu’au jour où un événement survient dans les ruelles qui lui redonne brusquement vie. Alors pendant un certain temps tout le monde parle de lui, les rumeurs prennent des proportions monstrueuses et elles finissent par devenir si exagérées qu’elles sombrent du fait même de leur invraisemblance. L’origine de l’histoire remonte au XVIIe siècle, dit-on. Un rabbi de cette époque aurait créé un homme d’après des formules aujourd’hui perdues de la Cabale pour lui servir de domestique, sonner les cloches de la synagogue et faire les gros travaux. Mais ce n’était pas un homme véritable et seule une vie végétative, à demi consciente l’animait. Elle ne subsistait même qu’au jour le jour, entretenue par la puissance d’un parchemin magique glissé derrière ses dents et qui attirait les forces sidérales libres de l’univers.
«Et lorsqu’un soir, avant la prière, le rabbi oublia de le retirer de la bouche du Golem, celui-ci fut pris d’un accès de folie furieuse et se mit à courir dans les ruelles en massacrant tout ce qui lui tombait sous la main. Jusqu’à ce que le rabbi se jette sur lui et détruise le parchemin. Alors la créature tomba sans vie. Il n’en resta que la figure de nain en glaise que l’on montre aujourd’hui encore dans la vieille synagogue.
– Ce même rabbin aurait été convoqué par l’empereur dans son château pour évoquer les esprits des morts et les faire apparaître, interrompit Prokop. Des spécialistes modernes pensent qu’il s’est servi d’une lanterne magique.
– Bien sûr, il n’y a pas d’explication assez absurde pour ne pas trouver des partisans aujourd’hui, poursuivit Zwakh sans se troubler. Une lanterne magique! Comme si l’empereur Rodolphe qui avait recherché et collectionné des objets de ce genre-là toute sa vie n’aurait pas démasqué du premier coup d’œil une supercherie aussi grossière!
«Évidemment, je ne sais sur quoi repose l’origine de l’histoire du Golem, mais je suis sûr qu’il y a dans ce quartier de la ville quelque chose qui ne peut pas mourir, qui hante les lieux et garde une sorte d’existence indépendante. Mes ancêtres ont habité ici depuis des générations et personne ne peut avoir accumulé plus de souvenirs que moi, vécus et hérités, sur les réapparitions périodiques du Golem!
Zwakh s’était soudain tu et l’on sentait que ses pensées erraient dans le temps passé.
Le voyant assis à table, la tête levée, le rouge des joues poupines contrastant de façon étrange avec le blanc des cheveux dans la lumière crue de la lampe, je comparai involontairement ses traits aux masques des marionnettes qu’il me montrait si souvent. Comme ce vieil homme leur ressemblait! Même expression et même dessin du visage!
Je me dis que nombre de choses sur cette terre ne peuvent se dissocier et tandis que le destin tout simple de Zwakh se déroulait dans mon esprit, il me paraissait soudain insolite et monstrueux qu’un homme comme lui, beaucoup plus instruit que ses ancêtres, qui aurait dû devenir comédien, eût pu revenir à un misérable théâtre de marionnettes, et aller de marché en marché exhiber les mouvements maladroits et les aventures assommantes de ces mêmes poupées qui avaient procuré un moyen d’existence si précaire à ses ancêtres.
Il ne parvient pas à se séparer d’elles, je le comprends: elles vivent de sa vie et quand il s’est éloigné, elles se sont métamorphosées en idées logées dans son cerveau, le harcelant et le tracassant jusqu’à ce qu’il fût revenu chez lui. C’est pourquoi il les manipule maintenant avec tant d’amour et les habille fièrement de clinquant.
– Zwakh, racontez-nous donc encore quelque chose, demanda Prokop, puis, il nous regarda, Vrieslander et moi, pour voir si nous étions du même avis.
– Je ne sais pas par où commencer, dit le vieillard, hésitant. L’histoire du Golem n’est pas facile à saisir.
«Comme Pernath l’a dit tout à l’heure, il sait exactement l’aspect qu’avait l’inconnu et pourtant il ne peut pas le décrire. Il se reproduit à peu près tous les trente-trois ans dans nos ruelles un événement qui n’a rien de particulièrement bouleversant en lui-même et qui provoque pourtant une panique parce qu’on ne lui trouve ni explication ni justification. Chaque fois, un homme totalement inconnu, imberbe, le visage jaunâtre et de type mongol, se dirige à travers le quartier juif vers la rue de la Vieille-École d’un pas égal, curieusement trébuchant, comme s’il allait tomber en avant d’un instant à l’autre, puis soudain disparaît. En général, il tourne un angle de rue et se volatilise. Une autre fois, on dit qu’il a décrit un cercle pour revenir à son point de départ: une très vieille maison dans le voisinage de la synagogue.