«Quelques agités prétendent aussi l’avoir vu déboucher d’une ruelle adjacente et venir à leur rencontre. Mais bien qu’il eût indiscutablement marché dans leur direction, il était devenu de plus en plus petit, comme quelqu’un dont la silhouette se perd dans le lointain, puis il avait brusquement disparu.
«Il y a soixante-dix ans, l’impression produite a dû être particulièrement profonde, car je me souviens – j’étais encore tout jeune à l’époque – qu’on a fouillé la maison dans la rue de la Vieille-École de la cave au grenier. On y a découvert une pièce avec une fenêtre grillagée, sans issue. On s’en est aperçu quand on a fait pendre du linge à toutes les fenêtres pour voir de la rue celles qui étaient accessibles. Comme on ne pouvait pas y pénétrer autrement, un homme est descendu du toit par une corde pour voir ce qu’il y avait dedans. Mais il était à peine arrivé près de la fenêtre que la corde a cassé et le malheureux s’est fracassé le crâne sur le pavé. Et quand par la suite on a voulu recommencer la tentative, les avis sur l’emplacement de la fenêtre ont été si différents qu’on a renoncé. Quant à moi, j’ai personnellement rencontré le Golem pour la première fois, il y a environ trente-trois ans. Il venait à ma rencontre dans un passage et nous avons failli nous heurter.
«Aujourd’hui encore je ne peux comprendre ce qui s’est passé en moi à ce moment-là. Car enfin on ne vit pas jour après jour dans l’attente d’une rencontre avec le Golem. Et pourtant, à ce moment précis, avant que j’aie pu le voir, quelque chose a crié en moi: le Golem! Au même instant quelqu’un est sorti de l’ombre d’une porte cochère et l’inconnu est passé à côté de moi. Une seconde après, des visages blêmes, bouleversés se précipitaient en torrent vers moi pour me demander si je l’avais vu. Et tandis que je leur répondais, j’avais l’impression que ma langue se déliait, alors que je n’avais pas senti de contraction auparavant. J’étais stupéfait de pouvoir bouger et je me suis rendu compte seulement alors que j’avais dû me trouver – fût-ce le temps d’un battement de cœur – dans une sorte de tétanie.
«J’ai réfléchi bien souvent, bien longuement à ces choses et il me semble serrer la vérité d’aussi près que possible en disant ceci: dans le cours d’une vie, il y a toujours un moment où une épidémie spirituelle parcourt la ville juive avec la rapidité de l’éclair, atteint les âmes des vivants dans un dessein qui nous demeure caché, et fait apparaître à la manière d’un mirage la silhouette d’un être caractéristique qui a vécu là des siècles auparavant peut-être et désire avidement retrouver forme et substance.
«Il est peut-être constamment au milieu de nous, sans que nous nous en apercevions. Nous entendons bien la note du diapason avant qu’elle frappe le bois et le fasse vibrer à l’unisson.
«Peut-être y a-t-il là comme une œuvre d’art spirituelle, sans conscience d’elle-même, une œuvre d’art qui naît de l’informe, tel un cristal, selon des lois immuables. Qui sait?
«De même que par les journées torrides la tension électrique monte jusqu’à devenir intolérable et finit par engendrer l’éclair, ne pourrait-il se faire que l’accumulation incessante de ces pensées jamais renouvelées qui empoisonnent ici l’air du ghetto produise une décharge subite, une explosion spirituelle qui d’un coup de fouet projette dans la lumière du jour notre conscience onirique? D’un côté, dans la nature, l’éclair, de l’autre une apparition qui par son aspect, sa démarche et son comportement révélerait infailliblement le symbole de l’âme collective si l’on savait interpréter le langage secret des formes?
«Et de même que maints signes annoncent l’éclatement de l’éclair, certains présages angoissants révèlent l’imminence d’un tel fantôme dans le domaine de la réalité. Le crépi qui s’écaille sur un vieux mur dessine une silhouette rappelant un homme en marche et dans les fleurs du givre, sur la fenêtre, les traits de visages figés apparaissent. Le sable du toit paraît tomber autrement qu’avant, faisant soupçonner à l’observateur irrité qu’un esprit invisible, fuyant la lumière, le jette en bas et s’exerce en secret à modeler toutes sortes de figures étranges – si notre œil s’arrête sur une dartre monochrome ou sur les inégalités de la peau, nous sommes accablés par le don pénible de voir partout des formes prémonitoires, chargées de sens, qui prennent dans nos rêves des proportions gigantesques. Et toujours, tel un fil rouge courant au travers de ces tentatives schématiques que fait la pensée collective pour percer les murailles du quotidien, la certitude douloureuse que le plus intime de notre être nous est arraché avec préméditation, contre notre volonté, simplement pour que le fantôme puisse prendre forme.
«Quand j’ai entendu Pernath dire il y a quelques instants qu’il avait rencontré un homme imberbe aux yeux obliques, le Golem m’est apparu tel que je l’avais vu autrefois. Comme s’il avait jailli du sol, il était là, devant moi.
«Et la crainte sourde d’être une fois encore à la veille d’un événement inexplicable m’a traversé, l’espace d’un instant, cette même angoisse que j’ai déjà éprouvée dans mes années de jeunesse, quand les premières manifestations spectrales du Golem projetaient leurs ombres.
«Il y a bien soixante-six ans de cela – c’était un soir où le fiancé de ma sœur était venu en visite et où la famille devait fixer le jour du mariage. À l’époque, on versait du plomb fondu dans l’eau froide, en manière d’amusement, et je restais planté là, la bouche ouverte, sans comprendre ce qu’il y avait à comprendre, dans mon esprit d’enfant déconcerté, je rapprochais l’opération du Golem dont j’avais souvent entendu mon grand-père raconter l’histoire et je me figurais que d’un instant à l’autre la porte allait s’ouvrir pour donner passage à l’inconnu. Ma sœur vida la cuillerée de métal fondu dans l’écuelle pleine d’eau et me rit gaiement au nez en voyant mon état de surexcitation. De ses mains flétries et tremblantes, mon grand-père sortit le morceau de plomb brillant et l’éleva dans la lumière. Aussitôt l’agitation s’empara de tous les assistants, les voix montèrent, s’entrecroisèrent, je voulus m’approcher, mais on me repoussa.
«Beaucoup plus tard, mon père m’a raconté que le métal en se solidifiant avait pris la forme très nette d’une petite tête ronde, imberbe, comme coulée dans un moule, et qui ressemblait si étrangement à celle du Golem que tout le monde en avait été épouvanté.
«J’en ai souvent parlé avec l’archiviste Schemajah Hillel qui a la garde des objets du culte dans la vieille synagogue ainsi que de la figurine en terre cuite du temps de l’empereur Rodolphe. Il a étudié la Cabbale et il pense que cette motte de glaise aux formes humaines pourrait bien être un présage surgi à l’époque, tout comme dans mon cas, la tête en plomb. Et l’inconnu rôdant dans les parages devait être la figure imaginaire que le rabbi du Moyen Age avait d’abord pensée avant de pouvoir l’habiller de matière et qui revenait désormais à intervalles réguliers selon les configurations astrales sous lesquelles il l’avait créée, torturée par le désir d’une vie corporelle.
«L’épouse défunte de Hillel avait vu le Golem face à face, elle aussi, et senti comme moi que l’on se trouvait dans un état de catalepsie tant que l’énigmatique créature restait proche. Elle disait croire dur comme fer que c’était sa propre âme qui, sortie de son corps, s’était tenue un instant devant elle et l’avait regardée les yeux dans les yeux, sous les traits d’une créature étrangère. Malgré une angoisse terrible, elle n’avait pas perdu une seconde la certitude que cet autre ne pouvait être qu’un fragment arraché au plus intime d’elle-même.
– Incroyable! marmonna Prokop, perdu dans ses pensées.
Le peintre Vrieslander paraissait lui aussi abîmé dans la méditation.
Puis on frappa à la porte et la vieille femme qui m’apporte le soir l’eau et ce dont je peux avoir besoin, entra, posa la cruche de terre sur le plancher et repartit sans avoir dit un mot. Nous avions tous relevé la tête et regardé autour de nous comme si nous sortions du sommeil, mais un long moment s’écoula encore dans le silence. On eût dit qu’avec la vieille une influence nouvelle s’était glissée dans la pièce, à laquelle nous devions d’abord nous habituer.
– Oui, Rosina la Rouge, c’est encore un visage dont on ne peut pas se délivrer, qu’on voit continuellement surgir des coins et recoins, dit tout à coup Zwakh, sans la moindre transition.
«Ce sourire grimaçant, figé, je l’ai connu toute ma vie! D’abord la grand-mère, ensuite la mère! Et toujours le même visage, pas un trait de changé. Le même prénom aussi, Rosina, l’une est la réincarnation de l’autre.
– Est-ce qu’elle n’est pas la fille du brocanteur Aaron Wassertrum? demandai-je.
– On le dit, répliqua Zwakh. Mais Aaron Wassertrum a de nombreux fils et de nombreuses filles qu’on ne connaît pas. Pour la mère de Rosina déjà, on ne savait pas qui était le père – ni ce qu’elle est devenue. À quinze ans elle a eu un enfant et depuis elle n’a pas reparu. Sa disparition a coïncidé, si je me rappelle bien, avec un assassinat commis à cause d’elle dans cette maison.
«Tout comme sa fille aujourd’hui, elle tournait la tête des gamins à moitié poussés. L’un d’eux vit encore, je le vois souvent mais j’ai oublié son nom. Les autres sont morts très tôt et je ne garde de ce temps-là que de courts épisodes qui passent dans ma mémoire comme des images décolorées. C’est ainsi qu’il y a eu autrefois un malheureux à moitié dément qui allait de taverne en taverne et découpait la silhouette des clients dans du papier noir pour quelques kreuzers. Quand on le faisait boire, il sombrait dans une tristesse indicible et se mettait à découper inlassablement en sanglotant le même profil aigu de jeune fille jusqu’à ce que sa provision de papier soit épuisée. D’après des recoupements, que j’ai oubliés depuis longtemps, il avait, encore presque enfant, tant aimé une certaine Rosina, sans doute la grand-mère de l’actuelle, qu’il en avait perdu la raison. Si je fais le compte des années, oui, ce ne pouvait être que la grand-mère de la nôtre.