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– Heureusement pour moi, alors.

– Comment cela? demanda-t-elle naïvement.

– Parce que je garde encore mes chances.

Ce n’était qu’une plaisanterie et elle ne le prit pas autrement, mais néanmoins elle se leva très vite et alla vers la fenêtre pour ne pas me laisser voir qu’elle rougissait.

Pour la tirer de son embarras, je pris un biais:

– Il faut que vous me promettiez une chose, comme à un vieil ami: quand vous aurez pris votre décision, mettez-moi dans le secret. Ou alors est-ce que vous projetez de rester célibataire?

– Non, non, non.

Elle s’en défendait si résolument que je ne pus m’empêcher de sourire.

«Il faudrait bien que je me marie un jour.

– Bien sûr! Naturellement!

Elle devint nerveuse comme un gardon.

– Vous ne pouvez donc pas rester sérieux une minute, monsieur Pernath?

Je pris docilement une mine doctorale et elle se rassit.

«Quand je dis qu’il faudra bien que je me marie un jour, j’entends que je ne me suis pas cassé la tête sur les détails jusqu’à présent, mais que je méconnaîtrais certainement le sens de la vie si je pensais que je suis venue au monde femme pour rester sans enfants.

Pour la première fois je perçus la féminité sur son visage.

«Cela fait partie de mes rêves, poursuivit-elle doucement, de me représenter comme but ultime l’union de deux êtres pour donner… vous n’avez jamais entendu parler du vieux culte égyptien d’Osiris?… ce que l’hermaphrodite pourrait représenter comme symbole.

Je l’écoutais, tendu:

– L’hermaphrodite?

– Je veux dire l’union magique de l’élément mâle et de l’élément femelle dans la race humaine pour donner un demi-dieu. Comme but ultime. Non, pas comme but ultime, comme début d’une voie nouvelle et éternelle, qui n’a pas de fin.

– Et, lui demandai-je bouleversé, vous espérez trouver celui que vous cherchez? Ne pourrait-il se faire qu’il vive dans un pays lointain, peut-être même qu’il n’existe pas sur cette terre?

– Cela, je n’en sais rien, répondit-elle simplement. Je ne peux qu’attendre. S’il est séparé de moi par le temps et l’espace, ce que je ne crois pas, car alors pourquoi serais-je attachée ici, dans le ghetto, ou par l’abîme de l’incompréhension réciproque, et si je ne le trouve pas, alors ma vie n’aura pas eu de sens, elle aura été le jeu inepte d’un démon idiot. Mais je vous en prie, je vous en prie, ne parlons plus de cela, supplia-t-elle. Il suffit d’exprimer une idée tout haut pour qu’elle prenne un arrière goût affreux de terre et je ne voudrais pas…

Elle s’interrompit brusquement.

– Qu’est-ce que vous ne voudriez pas, Mirjam?

Elle leva la main. Se leva très vite et dit:

– Vous avez une visite, monsieur Pernath.

Des vêtements de soie froufroutaient sur le palier.

Quelques coups impétueux. Puis: Angélina!

Mirjam voulait s’en aller; je la retins.

– Permettez-moi de vous présenter: la fille d’un ami très cher, la comtesse…

– Impossible d’arriver jusqu’ici en voiture. Partout les pavés sont arrachés. Quand donc vous installerez-vous dans un quartier digne d’un être humain, maître Pernath? Dehors la neige fond et le ciel exulte à faire éclater la toiture et vous, vous restez terré ici dans votre grotte à stalactites comme une vieille grenouille. Au reste, savez-vous que je suis allée hier soir voir mon bijoutier et il m’a dit que vous étiez le plus grand artiste, le meilleur tailleur de pierres précieuses qu’il y ait aujourd’hui, voire l’un des plus grands qui aient jamais existé?

Angélina bavardait comme une cascade et j’étais fasciné. Je ne voyais plus que les yeux bleus étincelants, les pieds agiles dans les minuscules bottines vernies, le visage capricieux émergeant du fouillis des fourrures et les coquillages roses des oreilles.

Elle prenait à peine le temps de respirer.

«Ma voiture est au coin de la rue. J’avais peur de ne pas vous trouver chez vous. Vous n’avez sans doute pas encore déjeuné? Nous allons d’abord aller… oui, où est-ce que nous allons d’abord aller? Nous allons d’abord aller… attendez… oui, peut-être dans les vergers, bref quelque part à la campagne où l’on sent si bien, dans l’air, les bourgeons se gonfler et les graines germer en secret. Venez, venez, prenez votre chapeau et puis vous déjeunerez chez moi et puis nous bavarderons jusqu’à ce soir. Prenez donc votre chapeau! Qu’est-ce que vous attendez? Il y a une grosse couverture bien douce, bien épaisse en bas: nous nous entortillerons dedans jusqu’aux oreilles et nous nous blottirons ensemble jusqu’à ce que nous ayons chaud comme des cailles.

Que dire maintenant?

– Je me disposais justement à faire une promenade avec la fille de mon ami…

Avant même que j’eusse achevé ma phrase, Mirjam avait pris congé en toute hâte d’Angélina. Je l’accompagnai jusqu’à la porte bien qu’elle s’en défendît gentiment.

«Écoutez-moi, Mirjam, je ne peux pas vous dire ici, dans l’escalier, combien je tiens à vous, j’aimerais mille fois mieux aller avec vous…

– Il ne faut pas faire attendre la dame, monsieur Pernath, coupa-t-elle. Au revoir et bien du plaisir!

Elle dit cela très cordialement, très sincèrement, mais je vis que la lumière s’était éteinte dans ses yeux.

Elle descendit très vite l’escalier et le chagrin me serra la gorge. J’eus l’impression d’avoir perdu un monde.

J’étais assis comme dans un songe à côté d’Angélina. Nous filions au galop furieux des chevaux dans les rues pleines de monde.

Le ressac de la vie autour de nous m’étourdissait au point que je pouvais tout juste distinguer les petites taches lumineuses dans les images qui défilaient devant moi: bijoux étincelants aux oreilles et chaînes de manchons, hauts de forme luisants, gants blancs, un caniche avec un collier rose qui voulait mordre nos roues, des pur-sang écumants qui nous croisaient dans un bruit de sonnailles argentines, une vitrine de magasin exposant des châles souples noués de perles, des parures scintillantes, le reflet de la soie sur des hanches étroites de jeunes filles.

Le vent vif qui nous coupait le visage faisait paraître deux fois plus troublante encore la chaleur du corps d’Angélina.

Aux croisements, les sergents de ville sautaient respectueusement de côté quand nous passions au triple galop.

Une fois sur le quai, il fallut ralentir l’allure, car il était noir de voitures qui déversaient , devant le pont de pierre écroulé, une foule de visages curieux. J’y jetai à peine un regard: la moindre parole d’Angélina, le battement de ses paupières, le jeu pressé de ses lèvres, tout cela était infiniment plus important pour moi que de regarder en bas les blocs de rocher qui endiguaient de l’épaule la débâcle des glaces empilées.

Des allées de parc, une terre tassée, élastique. Puis le froissement des feuilles sous les sabots des chevaux, un air humide, des arbres géants pleins de nids de corbeaux, le vert mort des prairies avec des îles de neige fondante, tout cela passa devant moi comme un rêve.

En quelques mots brefs, presque avec indifférence, Angélina en vint à parler du Dr Savioli.

– Maintenant que le danger est passé, me dit-elle avec une ravissante candeur d’enfant, et que je sais qu’il va mieux, tous ces événements auxquels j’ai été mêlée me paraissent effroyablement ennuyeux. Je veux enfin pouvoir m’amuser de nouveau, fermer les yeux et plonger dans l’écume étincelante de la vie. Je crois que toutes les femmes sont ainsi. Simplement, certaines en conviennent et d’autres non. Ou alors sont-elles si sottes qu’elles ne s’en rendent pas compte? Vous ne croyez pas?

Elle n’écoutait pas un mot de ce que je répondais.

«D’ailleurs les femmes ne m’intéressent absolument pas. Il ne faut pas que vous preniez cela pour une flatterie, naturellement, mais vraiment la simple présence d’un homme sympathique m’est plus agréable que la conversation la plus passionnante avec une femme, si intelligente soit-elle. En fin de compte, nos bavardages ne portent que sur des niaiseries. Tout au plus des histoires de toilette, bon et alors? Les modes ne changent pas si souvent. N’est-ce pas, je suis frivole? demanda-t-elle soudain, si coquette que je dus m’arracher avec violence aux rets de son charme pour ne pas lui prendre la tête entre les mains et l’embrasser dans le cou.

«Dites-le que je suis frivole!

Elle se blottit plus près encore de moi.

Sortis de l’allée, nous passions devant des bosquets dont les arbustes d’ornement, empapillotés de paille, ressemblaient à des torses de monstres aux membres et aux têtes coupés.

Des promeneurs assis au soleil sur des bancs nous suivaient du regard, puis les têtes se rapprochaient.

Nous gardâmes un moment le silence, tout occupés à suivre nos pensées. Comme Angélina était différente, totalement différente de celle qui vivait jusqu’alors dans mon imagination! On eût dit qu’elle pénétrait aujourd’hui dans mon présent pour la première fois!

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