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– Plus d’espoir?

– L’espoir est malheureux, puisqu’il espère. Plus de prière: la prière est dénuée, elle aussi, puisque c’est un cri qui monte et qui nous abandonne… Plus de sourire: le sourire n’est-il pas toujours à moitié triste? On ne sourit qu’à sa mélancolie, à son inquiétude, à sa solitude d’avant, à sa douleur qui fuit; le sourire ne dure pas, car s’il durait il ne serait pas; il a pour caractère d’être mourant… – «Mais qu’est-ce que je serai, moi, moi!» Ce cri: «Moi!» prend peu à peu toute la place, et vibre, et réclame. Et encore une fois, il lui jette des paroles fantômes, puisqu’on lui demande ce qui sera et qu’il offre en réponse ce qui ne sera plus. Il étale à nouveau les maux subis, comme un épouvantail. Il les tire de l’enfouissement du mystère. Il avoue ce qu’il n’a jamais avoué. «Il y a ceci, cela que je t’ai toujours caché. Je te disais cela, mais je mentais.» Il inventerait presque, dans le besoin de trouver quoi répondre à l’interrogation trop simple. Il détaille les désirs, et chacun de ses lambeaux de phrases évoque une géhenne. Il a tout désiré: le bien d’autrui, le destin d’autrui, la gloire, foule immortelle. Il fait même entrevoir tout un drame tué en lui, convulsé, immobilisé, tout un grand poème possible: «Enfer plus effrayant et plus atroce encore: notre fille, qui ressemblait à ton aurore! » Il n’a pas succombé à ses désirs, il ne les a que plus parfaitement soufferts. Il a porté en lui, avec des airs de calme, la tentation éternelle: «Clouée en moi, mais tout entière et toute grande… Oh! tapi dans mon cœur, torturant et caché, l’inavouable mal de n’avoir pas péché! »

«Il a par-dessus tout désiré le passé, et il revient sur cette souffrance si simple et si sûre – le passé qui est mort. Il aurait voulu pénétrer dans le passé, comme dans l’avenir, comme dans le cœur aimé. Mais le souvenir est implacable. Il est: rien; il est: jamais plus, et celui qui revoit souffre et a le remords d’autrefois, comme un malfaiteur. Et il était aussi, et ils étaient tous deux, malgré leur piété, qui s’est enfoncée en eux avec leur vieillesse, obsédés par l’idée de la mort. L’idée de la mort était partout. Car ce qui est épouvantable, ce n’est pas la mort, c’est l’idée de la mort qui ruine toute l’activité en projetant une ombre souterraine. L’idée de la mort: la mort qui vit… «Oh! comme j’ai souffert… Comme j’ai dû souffrir! »

«Voilà ce qui fut et qui, enfin, ne sera plus. Voilà toutes les espèces de ténèbres qui nous ont défendus contre la durée du bonheur. Tout se réduit à de l’envahissement et à du noir dont la vie veut s’évader. «Nous sommes ceux , crie-t-il comme au commencement, nous sommes ceux qui n’ont jamais eu de lumière, que l’ombre universelle a repris chaque soir, ceux dont le sang vivant, le sang profond, est noir, ceux dont le rêve obscur salit tout ce qu’il touche, et nos yeux sont aussi ténébreux que nos bouches. Vides et noirs, nos yeux sont aveugles, nos yeux sont éteints: il leur faut le grand secours des cieux… Souviens-toi, quand groupés sous la calme tempête du soir, nous conservions un rayon sur nos têtes, et nous voulions longtemps que la nuit ne fût pas. Ton faible bras, posé fortement sur mon bras, palpitait… Écrasant notre morne envolée, la nuit nous reprenait la lumière volée …»

«La nuit s’épandait d’eux comme d’une blessure à leur flanc; ils faisaient vraiment de l’ombre… Et borné, ébloui par son raisonnement d’enfant, il crie: «La nuit s’engloutira; tu seras la lumière! » Mais la piteuse promesse immense n’a aucune influence sur l’effroi de la femme, et elle continue à demander ce qu’elle sera, elle: car la lumière, ce n’est rien. Rien, rien… Elle cherche en vain à lutter contre ce mot.

«Il lui reproche d’être en contradiction avec elle-même en réclamant à la fois le bonheur terrestre et le bonheur céleste; elle lui répond, du fond d’elle-même, que ce qui est contradictoire, ce n’est pas elle, ce sont les choses qu’elle veut.

«Alors, il saisit encore une autre branche de salut, et avec une avidité désespérée, il explique, il hurle: On ne peut pas savoir! Comment le pourrait-on! Quelle folie, quel sacrilège, de le tenter! Il s’agit d’un ordre de choses tellement différent de celui que nous concevons! Le bonheur divin n’a pas la même forme que le bonheur humain. «Le divin bonheur est hors de nous

«Elle s’est dressée frémissante:

«Ce n’est pas vrai! Ce n’est pas vrai! Non, mon bonheur n’est pas en dehors de moi-même, puisque c’est mon bonheur …» «L’univers est l’univers de Dieu, mais mon bonheur, c’est moi qui en suis Dieu.» «Ce que je veux, ajoute-t-elle avec une simplicité définitive, c’est d’être heureuse, moi, telle que je suis et telle que je souffre.»

Aimée avait tressailli: elle pensait sans doute à ce qu’elle avait dit tout à l’heure: «une réponse qui me regarde personnellement, telle que je suis ici», et elle ressemblait plus à cette femme qu’à elle-même…

– Moi telle que je souffre, répéta l’homme.

«Importante parole! Elle nous mène distinctement devant cette grande loi: Le bonheur n’est pas un objet, ni une expression de calcul; il naît de la misère et il y tient tout entier, et on ne peut pas plus dissocier la joie et la souffrance, que la lumière et l’ombre. En les séparant, on les tue toutes les deux. «Moi, telle que je souffre!» Comment être heureux dans un calme parfait et une clarté pure, abstraits comme une formule? Nous sommes faits de trop de besoins et d’un cœur trop déréglé. Si on nous enlevait tout ce qui nous fait mal, que resterait-il? Et le bonheur qui viendrait alors ne serait pas pour nous, il serait pour un autre . Le cri confus qui dit, en croyant raisonner: Nous avons eu un reflet de bonheur effacé par de l’ombre; l’ombre disparaissant, nous aurons tout le bonheur lui-même, – est un mensonge de fou. Et c’est aussi un mensonge de fou que de dire: nous aurons un bonheur pur que nous ne pouvons pas concevoir.

«Et la femme dit: «Mon Dieu, je ne veux pas du ciel!»

– Eh quoi! dit Aimée en tremblant, il faudrait qu’on puisse être misérables au paradis!

– Le paradis, c’est la vie, dit-il.

Aimée se tut et resta là, la tête levée, comprenant enfin, qu’avec toutes ces paroles il lui répondait simplement à elle, et qu’il lui avait refait dans l’âme une pensée plus haute et plus juste.

* * *

– L’homme est maintenant à l’unisson, reprend-il. D’ailleurs, il sentait depuis quelques instants à quelle erreur se butait sa colère. – Et le voilà qui souligne, perfectionne la dramatique vérité entr’aperçue dans l’éclair féminin. Et Dieu, Dieu? dit-elle. – Dieu ne peut rien faire pour les hommes. Il n’y a rien à faire. Il n’est pas l’impossible; il n’est que Dieu.

«Et alors que font-ils, ces deux croyants inconsolables malgré Dieu?… Ils reconstruisent confusément, souvenir par souvenir, leur vie, et ils l’adorent dans sa misère où il y avait tout. À côté de chacun de ces éclairs de joie ou d’orgueil que tout à l’heure ils disaient être des parcelles de Dieu, ils voient l’ombre qui le permettait, la faiblesse qui le préparait, le risque et le doute qui l’entouraient comme des soins, le tremblement qui lui donnait la vie… L’aspect de leur destin ainsi réellement revenant à leurs yeux se fond dans celui de leur amour, d’autant plus ébloui qu’il fut plus tourmenté. Si lui n’avait pas été pauvre, il n’aurait pas éprouvé toute la charité dont elle le combla, lorsqu’il s’approcha de sa lumière qui lui était nécessaire, et de sa bouche de femme au silence appelant!

«Il semble qu’ils revivent, qu’ils imitent cela… On dirait qu’ils se connaissent mal et que peu à peu ils se reconnaissent, s’évaluent et s’enlacent. L’ombre, disent-ils, nous la cherchions. Ils se voient l’un l’autre cherchant, pendant le jour, le crépuscule au cœur des chambres, au sein des bois. Ils contemplaient, ils comprenaient la nature. Ils la comprenaient trop et lui donnaient ce qui n’était pas à elle, lorsque leur émotion mortelle accordait un sourire suprême au soir… «Et tout autour de nous, le jour mourait, hélas! »

Je ne savais plus au nom de qui parlait devant moi cette créature humaine, et si, dans sa bouche, il était question d’elle-même ou des autres. Serré entre ces murs, jeté au fond de cette chambre comme une loque humide, l’homme paraissait réaliser une de ces grandes œuvres où la musique se mêle aux paroles:

– Nous avions peur, nous avions froid… Tu étais environnée d’ombres: notre soir, ta robe, ta pudeur… Mais quelle aurore quand j’allais vers toi! «Ah! lorsque j’attirais dans mes bras de conquête sous les voiles du soir ta précieuse tête, lorsque j’entrevoyais dans tes gestes brisés ta bouche et son silence infini de baisers, ta chair qui dans la nuit est blanche comme un ange …» Lorsque je m’approchais de ta figure comme du miroir de mon sourire; lorsque, debout près de toi, te soutenant et soutenu par toi, je plongeais mes yeux fermés dans le soleil de tes cheveux, pour m’éblouir; quand je fouillais ton ombre avec mes mains pensantes.

«Nous avions besoin l’un de l’autre, nous souffrions l’un par l’autre… Oh! douter, ignorer, espérer, pleurer! Et c’est ainsi que cela fut toujours. Malgré les défaillances, les oublis, les faiblesses et les pauvretés, la grande pauvreté de notre amour régna.

– Ah! dit Aimée, il ne faut pas maudire, il ne faut pas regretter, il faut aimer son cœur.

Il continuait sans s’arrêter à elle: – Et les mourants disent: «Et quand la vie, à la longue, sans nous rapprocher plus qu’il n’est possible, hélas, sans faire de deux êtres un seul être, nous façonna cependant assez semblables pour que la tendresse nous rendît par miracle sensibles l’un à l’autre, nous avons gagné ensemble un recueillement et un culte – une religion qui tremble – pour notre misère même. Nous la trouvions partout avec la mort; nous adorions la faiblesse humaine dans le vent qu’on sent frémir et qui s’approche – et qui va toujours; dans le couchant qui se dépouille; dans l’été qu’on voit souffrir et décliner; dans l’automne dont la beauté contient des pressentiments, et dont les feuilles mortes font mourir tristement le bruit des pas; dans le ciel étoile dont la grandeur paraît de la folie; et même il était difficile de croire que la pierre eût un cœur de pierre et que l’avenir ne fût pas innocent et exposé à l’erreur! Et nous résistions, et nous nous étendions d’espoir.

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