D’abord une phrase passe en tremblant, presque en songe:
– J’adore nos nuits, je n’aime pas nos jours.
Et on reprend, égrenant lentement des raisons, distraitement, dans un bercement assouvi – les mots parfois se mêlant et n’ayant plus de formes, les deux bouches proches comme deux lèvres:
– Le jour, on se disperse, on se perd. C’est la nuit qu’on s’apporte vraiment.
– Ah! dit l’autre voix, je voudrais que nous nous aimions le jour.
– Cela sera, peut-être… Plus tard, ah! plus tard.
Les mots résonnent en un long et lointain écho.
Puis la voix dit:
– Bientôt…
– Mon Dieu! dit l’autre, avec un frisson d’espoir.
J’ai déjà entendu une plainte identique; c’est la même, comme s’il y avait peu de sujets de plaintes sur terre: «Moi qui aurais tant voulu une destinée de lumière!» a gémi la femme adultère.
Puis, en des phrases dont j’entends mal les débuts, et que je ne rejoins pas les unes aux autres, ils parlent de charmilles ensoleillées, de parcs aux pelouses noires, aux grandes allées d’or, et de larges bassins courbes si resplendissants et étincelants à midi qu’on ne peut pas plus les regarder que le soleil.
Noyés dans l’ombre, ombres eux-mêmes, ils font de la lumière; ils pensent au jour, ils le prennent pour eux, et c’est une sorte de monument d’azur et d’été qui sort d’eux.
Et plus ils parlent de soleil, plus leur voix baisse et s’éteint.
Après un silence plus grave et plus tendre, j’entends:
– Si tu savais comme l’amour t’embellit, comme ton sourire t’éclaire!
Tout le reste s’efface, l’on ne voit plus que ce sourire.
Puis la mélodie de leur rêve change d’images sans changer de clarté. Ils évoquent des salons, des glaces, et des lampes enguirlandées… Ils évoquent des fêtes nocturnes sur l’eau souple pleine de barques et de ballons de couleur, – rouges, bleus, verts, – comparables aux ombrelles des femmes sous un coup de soleil dans un parc.
De nouveau, un silence, puis l’un d’eux reprend, d’un ton de supplication, montrant l’immense obsession, l’immense besoin de réaliser le rêve, presque jusqu’à la folie:
– J’ai la fièvre. Il me semble que j’ai du soleil sur les mains.
* * *
Et l’instant d’après, précipitamment:
– Tu pleures! Ta joue est mouillée comme ta bouche.
– Nous n’aurons jamais tout cela, gémit un des implorants – nous n’aurons jamais cette lumière que dans les rêves que nous faisons la nuit, quand nous sommes ensemble.
– Nous l’aurons! cria l’autre. Un jour, tout ce qui est triste finira.
On ajouta magnifiquement:
– Nous l’avons presque. Tu le vois bien!
– Ah! si on savait! reprirent-ils avec une sorte de remords qu’on ne sût pas. Tous seraient jaloux de nous; les amoureux eux-mêmes, et même les heureux!
Puis ils dirent à nouveau que Dieu les voyait. Ce groupe de ténèbres, sculpté dans les ténèbres, rêva que Dieu les découvrait et les touchait comme une illumination. Leurs âmes enlacées vivaient plus profondes et plus grandes. Je recueillis ce mot: «toujours!».
Écrasés, réduits à rien, ces êtres que je devinais rampant sous les draps le long l’un de l’autre comme des larves, disaient: toujours! Ils proféraient le mot surhumain, le mot surnaturel et extraordinaire.
Tous les cœurs sont pareils avec leur création. La pensée pleine d’inconnu, le sang nocturne, le désir comparable à la nuit, jettent leur cri de victoire. Les amants, quand ils s’enlacent, luttent chacun pour soi, et disent: «Je t’aime»; ils attendent, pleurent et souffrent, et disent: «Nous sommes heureux»; ils se lâchent déjà défaillants et disent «toujours!». On dirait que dans les bas-fonds où ils sont enfoncés, ils ont volé le feu du ciel comme Prométhée.
Et j’allais les cherchant, souffle à souffle… Comme j’aurais voulu les voir, à cet instant! Je le voulais aussi fort que je voulais vivre: découvrir ces gestes, cette rébellion, ce paradis, ces figures, d’où tout s’exhalait. Mais je ne pouvais pas aller jusqu’à la vérité; je voyais à peine la fenêtre, au loin, vague comme une voie lactée, dans l’immensité noire de la chambre. Je n’entendais plus de paroles, mais un murmure dont je ne comprenais pas si c’étaient leurs consentements encore une fois joints qui montaient, ou des plaintes qui s’arrachaient de la plaie de leurs bouches.
Puis le murmure lui-même se suspendit.
Peut-être, toujours serrés, s’étaient-ils mis à dormir loin l’un de l’autre; peut-être étaient-ils partis, s’éblouir ailleurs de leur unique trésor.
L’orage, qui m’avait paru se taire, recommença, continua.
* * *
Longtemps, je lutte contre l’ombre, mais elle est plus grande que moi, elle m’ensevelit. Je m’abats sur mon lit, et je reste dans le noir et le silence. Je m’accoude, j’épelle des prières; j’ai bégayé: De profundis .
De profundis … Pourquoi ce cri d’espoir terrible, ce cri de misère, de supplice et de terreur monte-t-il cette nuit de mes entrailles à mes lèvres?…
C’est l’aveu des créatures. Quelles que soient les paroles prononcées par celles dont j’ai entrevu le destin, elles criaient cela au fond – et après ces jours et ces soirs passés à écouter, c’est cela que j’entends.
Cet appel hors de l’abîme vers de la lumière, cet effort de la vérité cachée vers la vérité cachée, de toutes parts il s’élève, de toutes parts il retombe, et, hanté par l’humanité, j’en suis tout sonore.
Moi, je ne sais pas ce que je suis, où je vais, ce que je fais, mais, moi aussi, j’ai crié, du fond de mon abîme, vers un peu de lumière.