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– Comment t'as pu faire ça? Comment t'as pu te laisser faire comme ça?

Manu ne répond pas tout de suite. Elle sent qu'elle dégoûte Karla encore plus que les mecs. Comment elle a pu faire ça? Quelle connerie…

Elle les entend démarrer. C'est fini. Elle répond:

– Après ça, moi je trouve ça chouette de respirer. On est encore vivantes, j'adore ça. C'est rien à côté de ce qu'ils peuvent faire, c'est jamais qu'un coup de queue…

Karla hausse le ton, annonce la crise de nerfs:

– Comment tu peux dire ça?

– Je peux dire ça parce que j'en ai rien à foutre de leurs pauvres bites de branleurs et que j'en ai pris d'autres dans le ventre et que je les emmerde. C'est comme une voiture que tu gares dans une cité, tu laisses pas des trucs de valeur à l'intérieur parce que tu peux pas empêcher qu'elle soit forcée. Ma chatte, je peux pas empêcher les connards d'y rentrer et j'y ai rien laissé de précieux…

Karla la regarde, elle a la gueule bien amochée. Elle n'arrive pas à parler. Elle est comme suffoquée. Elle va exploser. Manu corrige au plus vite. Surtout la calmer, surtout ne pas avoir à supporter la crise de nerfs:

– Excuse-moi, j' veux pas en rajouter. C'est juste des trucs qui arrivent… On est jamais que des filles. Maintenant, c'est passé, tu vas voir, ça va aller.

Elle voit Karla debout penchée au-dessus d'elle, avec du sang qui sort de sa bouche et de son nez, l'œil droit gonflé d'où dégoulinent des larmes de rimel. Ses lèvres tremblent:

– Comment t'as pu faire ça?

Elle se retourne et marche sur la voiture qui n'a toujours pas bougé. Elle brandit son poing, elle les insulte en pleurant. Elle hurle:

– Fils de putes, faut pas croire que j'suis comme ça, vous allez payer pour ça, vous allez payer pour ça!

La voiture la renverse de plein fouet. Jamais Manu ne comprendra comment elle a pu courir aussi vite jusqu'à la berge. Comment elle a pu éviter la voiture et courir dans la rue.

9

Il a à peine refermé la porte qu'il lui tripote déjà le derrière. Il se plaint:

– Tu sais que je préfère que tu téléphones d'en bas, des fois que mon fils ne soit pas sorti.

Billets plies sur la table. Toile cirée beige avec quelques trous de clopes et des auréoles brunes, là où ont été posées des casseroles brûlantes sans dessous de plat.

Nadine balance l'argent dans son sac, enlève sa veste et dégrafe sa jupe.

Il éteint la lumière, laisse la télé allumée, enlève son pantalon, remonte son pull et s'allonge sur le matelas à même le sol. Il a les jambes repliées, il ne la quitte pas des yeux, souriant. Pas à elle, mais parce qu'il sait qu'elle va venir sur lui et faire ce qu'on lui dit. Il ressemble à un gros poulet triste, à cause des petites cuisses et du gros bidon. Il lui demande de garder ses talons et de se caresser les seins. Comme à chaque fois. C'est un de ses plus anciens clients.

Il va encore mettre sa langue dans sa bouche. Elle l’a laissé faire une fois et maintenant c'est tous les coups qu'il veut l'embrasser. Elle se souvient d'un roman de Bukowski où il expliquait que le truc le plus intime pour lui c'était d'embrasser sur la bouche. À l'époque, elle avait pensé que c'était une réflexion toc. Maintenant, elle comprend mieux. Entre ses cuisses, ça fait loin de sa tête, y a moyen de penser à autre chose. Mais la bouche, ça te remplit vraiment.

Elle fait la conne un moment au pied du lit, et il se branle en la matant. Puis il la fait s'allonger et vient sur elle.

Il écarte ses cheveux de devant son visage, dit qu'il veut voir ses yeux. Elle se demande combien il mettrait pour lui voir les entrailles, qu'est-ce que les garçons peuvent bien s'imaginer que les filles cachent pour toujours vouloir les voir de partout?

Il la creuse, transpire abondamment et souffle bruyamment. L'haleine fétide. Enculé de vieux. Il se retient vraiment bien d'éjaculer pour que ça dure longtemps. À la fin, elle aura des poils de sa poitrine à lui collés sur elle par la sueur. À la télé, une fille essaie de répondre aux questions d'un présentateur zélé, élégant et drôle.

Nadine remue machinalement du bassin. Il dit des trucs sur son corps et comment son cul est chaud. Il l'empoigne par les hanches pour la guider, remonte ses jambes et lui écarte bien les fesses. Il fait tous les gestes auxquels il pense pour bien montrer qu'il se sert d'elle comme il veut. Il lui demande si elle jouit.

Ça lui arrive assez facilement et les clients adorent ça.

Juste après qu'il a éjaculé, elle se lève et se rhabille. C'est trop sale chez lui pour qu'elle y prenne une douche. Il dit:

– Ça fait cher à chaque fois, c'est cher pour moi, tu sais… Regarde comment je vis…

Trou à rats. Sordide. Elle a du mal à imaginer qu'il habite avec son fils là-dedans. Elle a du mal à les imaginer mangeant en tête à tête. Quelle tête il a, son fils? Est-ce qu'il se doute? Est-ce qu'il raconte à ses copains en rigolant: «Mon père se paie une pute chaque fois que je sors, toute sa thune y passe.» Elle demande:

– Tu ne veux plus que je vienne?

– Si, si, je veux que tu continues à venir. Mais ce serait bien que tu me fasses un petit prix, comme on se voit souvent, tu comprends? Et puis ces trucs que t'as dans le dos, tu les avais pas avant, ce serait logique que tu baisses un peu les tarifs, non? En plus, je te garde pas bien longtemps, c'est difficile pour un homme comme moi de réunir une somme pareille.

– Trouve un tapin moins cher.

– Attends, ce que tu comprends pas…

Nadine sort sans lui laisser le temps de finir. Ce qu'elle comprend, c'est qu'il est chiant. Dans la cage d'escalier, il crie qu'il l'attendra jeudi prochain à la même heure, qu'il se débrouillera.

Elle ne retournera plus chez lui. Ce vieux con va finir par la confondre avec une aide-soignante.

Elle entre dans le premier magasin de hi-fi qu'elle croise. Elle y achète un casque. Le moins cher dans ce qu'il y a de correct. Le vendeur est gentil; avant qu'elle sorte, il demande: «Vous avez pleuré?» Elle se retient de lui conseiller de s'occuper de son cul et le regarde sans comprendre. Il explique: «En dessous de vos yeux, le noir a coulé, comme si vous aviez pleuré.» Machinalement, elle frotte le dessous de son œil, remercie le vendeur et sort. Elle a oublié de se remaquiller avant de sortir.

Elle branche son nouveau casque. Monte le volume à fond. You can 't bring me down. Ça change tout. Mur de guitare droit dans son sang; maintenant, elle se rend bien compte que si elle shootait dans un immeuble il s'effondrerait tout de suite. Pour le prix, le casque est bien, tout n'est pas complètement pourri dans cette journée.

Assise dans le métro, elle regarde ses mains. Un type à côté d'elle lui sourit. Elle fait comme si elle ne l'avait pas vu.

N'empêche, et même si ça fait cher, le vieux con est bien content qu'il y ait des filles comme elle pour se soulager.

Se coucher pour se faire remplir, servir à tour le monde. Est-ce qu'elle a ça dans le sang?

C'est vrai que c'est beaucoup d'argent. Elle ne sait toujours pas si c'est pour pas grand-chose. Mais leur bite pue le moisi quand elle les prend dans sa bouche. Ça reste quand même moins pénible que d'aller travailler.

Quand même, pas si facile que ça, se coucher sans faire la grimace. Au début, on croit qu'il suffit d'avoir les trois trous pour se faire foutre et penser à autre chose, le temps que ça dure. Mais ça dure bien après, suffit pas de se doucher et de claquer la porte.

Désir forcené de saccager quelque chose, quelque chose de sacré. Elle aime bien ce travail.

Une voix de gamine résonne dans son crâne: «Maman, qu'est-ce que j'ai qui va pas?» Sans que Nadine se souvienne exactement de quoi il s'agit.

Le type à côté d'elle se penche pour lui dire quelque chose. Elle ne tourne pas la tête.

Elle ne parle jamais à personne de ce qu'elle fait. Elle n'a pas honte de ça. Il y a de l'orgueil à se mettre aussi bas, un héroïsme dans la déchéance. Elle a du mépris pour les autres, ceux qui ne savent rien et la prennent de haut quand elle passe, parce qu'ils s'imaginent qu'ils ont plus de dignité.

Ça lui va bien comme métier. Surtout quand le moment vient de claquer la thune. Dévaliser un supermarché, y croiser des femmes qui choisissent leurs amants, celles qu'on baise gratuitement. Celles-là comptent leurs sous pour nourrir la famille.

Elle se rend compte qu'elle sourit dans le vide. Le monsieur à côté d'elle prend ça pour lui et pose une main sur son épaule pour qu'elle ôte son walkman et l'écoute. Elle se lève et va attendre à l'autre bout du quai.

You'd better take a walk in my wood. Youd better take a walk in the real world.

Tué quelqu'un.

Elle a quand même beaucoup de mal à s'habituer à cette idée.

Elle entend Séverine hurler avant même d'avoir refermé la porte.

– Que tu te serves de mon whisky sans me demander, déjà ça me plaît moyen. Mais tu pourrais quand même le ranger, non?

– J'en ai laissé, c'est déjà un effort, non?

Nadine va dans sa chambre se changer. L'autre la suit:

– À chaque fois, c'est pareil; si je fais une réflexion, tu réponds une connerie et tu t'en vas. T'es incapable de dialoguer. Et pour cohabiter, il faut dialoguer. Ça demande du respect et des efforts, tu vois, et ça, je sais pas si tu en es capable…

Nadine enfile un pull. L'autre n'ose jamais demander franchement pourquoi elle se met en jupe et en talons plusieurs fois dans la semaine.

Qu'est-ce qu'elle dira quand elle apprendra pour Francis? Qu'est-ce qu'ils diront, tous?

Séverine continue à lui expliquer comment ça se passe quand on habite ensemble. C'est une jolie fille. Élégante, presque raffinée. Manque de grâce quand elle bouge. Pas agréable à regarder quand elle est en mouvement. Comme si son corps la gênait. Cette fille manque d'émotion. Son cou est immense, d'une parfaite blancheur. Quelle connerie elle va inventer quand elle apprendra pour Francis? Elle n'a pas le droit d'en parler, pas le droit de coller un de ses sales avis là-dessus.

Avant même qu'elle en ait l'idée, les mains de Nadine trouvent d'instinct leurs marques le long du cou de Séverine et l'enserrent avec rage, implacablement. La faire taire. À califourchon sur elle, Nadine la maintient au sol. Sans rien penser. Concentrée, appliquée. Quand elle baise, des fois, elle a l'impression d'être sortie d'elle-même, de s'oublier un moment. Elle déconnecte la partie qui observe et commente. Ça lui fait cet effet. Quand elle revient à elle, elle est en train d'étrangler Séverine.

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