«Non», dit-elle.
Il se lève.
«Oublions pour le moment.»
Il pense que la nuisette était une proposition, son refus de la nuisette, une humiliation, et qu'elle s'en remettra quand l'eau aura passé sous les ponts de ses humeurs.
Elle le rejoint comme il ouvre la porte de la cuisine.
«D'autre part, dit-elle en repoussant le battant, j'aimerais que ta coiffeuse cesse de couper les cheveux de Tom et de Victor.
– Ah!» fait-il.
Il a compris.
«Mes enfants n'ont pas besoin d'elle!
– Tes enfants sont également les miens, rectifie-t-il, et Jeanne n'est pas coiffeuse.
– Ça se voit. C'est pourquoi je préférerais me charger moi-même de ces affaires-là. D'après la loi, l'entretien des enfants m'incombe.
– Nous incombe», rectifie-t-il.
Il abaisse la poignée de la porte. Elle est tout près de lui. Elle siffle:
«Et enfin, je te prie de ne pas oublier que c'est moi qui t'ai foutu dehors!»
Il la regarde dans le blanc des yeux et, sans rage, avec même un grand sourire, il conclut:
«Je te remercie de l'avoir fait.»
Puis s'en va.
«Je veux vivre avec toi, dit Jeanne. Dans la même maison, avec tous nos enfants.»
Il refuse.
C'est l'hiver.
«Dormir toutes les nuits avec toi, te regarder travailler, partir le matin et rentrer le soir.»
Il refuse.
C'est le printemps.
«Je veux un enfant», dit-elle.
Il ne répond pas.
C'est l'été.
«Si en plus de ne pas avoir d'enfants ensemble, on ne vit pas sous le même toit, notre histoire n'est rien, elle est déplorable, elle est consternante, et je pleure.»
Elle pleure, elle est triste. Il la prend dans ses bras.
«Je voudrais une maison à nous, qu'on choisirait ensemble.
– Je ne peux pas déménager.
– Chez toi, je n'aime pas la moquette…
– Nous mettrons du parquet.
– L'éclairage est nul.
– On le changera.
– La couleur de la peinture me donne le cafard.
– Tu en choisiras une autre.
– Ne dis pas que tu ne peux pas déménager. Dis que tu ne veux pas.»
Il reste silencieux.
«C'est parce que tu ne m'aimes pas. Tu ne m'aimes plus. Nous nous sommes trompés. Je vais m'en aller et repartir dans mon coin.»
Ce n'est pas une menace. C'est un charme, pour l'attendrir. Elle est comme une enfant jouant avec un papillon. Il se laissera prendre.
«Je veux me lever chaque matin avec toi, m'endormir tous les soirs avec toi, ne plus avoir à traverser la rue pour te voir, rester toujours avec toi.
– Et les enfants?
– Ils sont d'accord.»
Elle laisse sa phrase en suspens avant d'ajouter:
«Ils émettent une condition.
– Laquelle?
– Un chat.
– Certainement pas!»
Dans la journée, il travaille. Lorsque son esprit s'évade, c'est pour visiter la maison. Il cherche des chambres, des salles de bains supplémentaires, il se demande où il pourrait écrire, s'il ne trahirait pas ses fils, quelles pièces il leur donnerait…
«Ne change rien, dit Jeanne. Nous venons et nous voyons. Si ça ne marche pas, nous repartons.
– Sur la pointe des pieds?
– Aussi doucement que possible, pour ne pas déranger.»
Il convoque un architecte. Qui dresse un étage supplémentaire, sur plan. Il le montre à Jeanne.
«Il faudrait une porte ici, et une autre là. Un lavabo dans la chambre pour que je me maquille auprès de toi, et des fenêtres qui ouvriraient sur ton bureau. Quand je me réveillerai, je les ouvrirai, et je te dirai bonjour. Ainsi, nous serons toujours l'un près de l'autre.»
Il appelle des entrepreneurs. Il fait établir des devis. Un mardi soir, il va chercher ses deux enfants. Il les emmène au restaurant, et il leur dit:
«Jeanne et moi envisageons de vivre ensemble.»
Tom fait Ah! Victor fait Bof.
Il demande:
«Qu'en pensez-vous?»
Tom, du bien; Victor, pas trop de mal.
«On pourrait avoir un chat, argumente-t-il.
– T'as fumé!
– Qui aura ta chambre? demande Tom.
– Moi, fait Victor.
– Jeanne l'a proposé…
– Il est ouf, lui! s'indigne Tom. Pourquoi lui?
– Parce que les nains passent après.
– C'est ça, Blanche Neige…»
Ils achètent du balsa et construisent la maquette du dernier étage, qui sera le leur. Le soir, chez elle, quand les enfants dorment, ils placent et déplacent les cloisons jusqu'à obtenir les dimensions parfaites pour un bureau honorable et une chambre tout compris: lit, salle de bains, lavabos.
«Notre nid d'amour. On pourra y vivre sans bouger.»
Trois ans après avoir rencontré Jeanne, il lance les travaux. Ils parcourent les magasins à la recherche du bois idéal pour le plancher, des vasques les plus jolies, des lampes aux éclairages les plus doux. Jeanne propose. Ils choisissent ensemble. Elle manifeste une exigence confondante, posant mille questions alors que deux lui eussent suffi, changeant de boutique, comparant, revenant, embarquant des échantillons, testant, renonçant, cherchant encore, sans cesse. Au cours de leurs pérégrinations, rien ne la perturbe sinon l'apparition, au coin d'une rue, d'une boutique de chaussures. Elle entre, elle essaie, elle hésite, elle pose, elle part, elle revient, elle achète.
Elle l'épuise.
Il marche désormais côté droit sur les trottoirs, s'efforçant de dissimuler à sa vue les marchands de lampes et de chaussures. Elle les remarque toujours. Après cinq heures de déambulations éreintantes, il lui dit:
«On pourrait décider que les chaussures, au moins, c'est interdit.
– Pendant combien de temps?
– Jusqu'à la fin des travaux.
– Après, tu m'accompagneras?
– Promis.
– Tous les week-ends?
– Un week-end sur deux.»
Il téléphone à ses enfants. A leur voix, toujours, il sait s'il les dérange. Les créneaux horaires sont minuscules. Il doit les saisir au retour de l'école, mais après la télé, avant le bain, entre les copains, loin des heures de repas. Le mieux, c'est à sept heures cinquante.
Ce jour-là, il appelle vingt minutes après la sortie des classes. Tom n'est pas là. Victor a la bouche pleine. Son esprit est ailleurs.
«Tu regardes la télé?
– Un peu seulement.
– Rappelle-moi quand ce sera fini…»
Il reste auprès de l'appareil. Qui sonne pour autre chose. A six heures, Victor n'a pas rappelé. Il décroche le combiné et tombe sur la femme de ménage. Les enfants sont dehors. Ils téléphoneront dès leur retour.
Ils n'appelleront pas. Il le sait.
Jeanne dit:
«C'est la preuve qu'ils sont heureux.»
C'est aussi la preuve qu'il ne leur manque pas. S'ils n'éprouvent pas le besoin de lui parler, c'est que tout va bien pour eux. Tout va bien dans cette vie sans lui. Quand il raccroche, il se rassure lui-même en songeant que rien ne serait pire que d'entendre Tom ou Victor exprimer le désespoir d'être séparés de lui.
«Regarde mes enfants, poursuit Jeanne: ils n'appellent jamais leur père.»
C'est vrai. Et lorsque c'est lui qui téléphone, Paul et Héloïse répondent avec la grâce du pendu. Il espère que dans la maison maternelle, ses garçons décrochent avec un peu plus de grâce.
Il se rappelle qu'au moment du divorce, la reum lui a raconté que chaque fois que le téléphone sonnait chez elle, Tom se précipitait en criant: «Voilà papa!» Une nuit, dans la maison paternelle, l'enfant a fait un cauchemar. Son père est resté auprès de lui. A l'instant où il allait se retirer, le timbre assourdi d'une sonnerie s'est fait entendre au-delà du mur. Tom est brusquement sorti de son sommeil. Il s'est dressé sur un coude et a crié, le regard soudain béant: «Voilà papa!»
«Je suis un père téléphone», dit-il à Jeanne.
Son histoire avec ses garçons ne se prolonge pas au-delà du mercredi, au-delà du dimanche, au-delà du baiser d'adieu qui signe le passage d'une vie avec l'un à la vie avec l'autre. Il n'est pas un père téléphone; il est un père d'occasion.
Mais ce jour-là, il s'est trompé: Tom rappelle.
Il dit:
«Je suis triste. J'ai rompu avec ma fiancée.
– Pourquoi?
– Elle avait une tête de guêpe.»
L'enfant étouffe un petit soupir.
«Tu veux goûter avec moi demain?»
Le lendemain est un vendredi.
«Bien sûr, dit-il.
– Tu viendras me chercher à l'école?»
C'est la première fois que son benjamin demande à le voir en dehors des heures d'ouverture fixées par le juge.
Le lendemain, à seize heures quinze, il se tient droit debout sur le parpaing gris. Tout sourire. Il emmènera son enfant manger des macarons à la vanille.
La Scrupuleuse est déjà là, en conciliabule avec la Culpabilisée. Elles évoquent un problème de carottes mal râpées qui laisserait entendre aux enfants que les carottes râpées ne sont pas ce qu'elles sont en vrai puisqu'il était indiqué sur le menu qu'elles étaient râpées alors qu'elles étaient plutôt tronçonnées, coupées en tout cas plutôt que passées à la râpe, donc ce n'étaient pas des carottes rapees.
«Il faut faire un texte», suggère l'Enervée, à cheval sur de très hauts talons qui la font trébucher.
«Je demande un rendez-vous à Madame la Directrice et nous y allons toutes les trois.»
Les portes de l'école s'ouvrent. Tom apparaît au loin. Il lève le bras en direction de son père. Qui blêmit soudain. Car devant, à cinq mètres de l'entrée, il a aperçu la jeune fille qui s'occupe des enfants.
Il descend de son parpaing et se précipite. La jeune fille a déjà pris la main de Tom. Qui n'y comprend rien.
«Je l'emmène aujourd'hui, dit Pap'.
– Sa mère ne m'a rien dit, objecte la jeune fille.
– Tant pis… Elle a certainement oublié de vous prévenir. Mais Tom vient avec moi.»
La jeune fille secoue la tête.
«Je n'ai pas reçu d'ordres. Il est sous ma responsabilité.
– Sous la mienne. Je suis son père.
– Je le sais que vous êtes son père! Mais ce n'est pas vous qui me payez!
– C'est moi, même si vous ne le savez pas!»
Alentour, Pressée, Scrupuleuse, Angoissée et Culpabilisée approchent. Pap' jette un regard sur Tom et perçoit la gêne de l'enfant à être ainsi objet de la curiosité générale. La rage le gagne. Etre obligé de quémander ainsi devant une petite imbécile qu'il prendrait volontiers par l'épaule pour lui flanquer son pied au cul! Mais il rompt. Il s'approche de la jeune fille et lui dit, à voix basse.