Ils déménagent. Un petit camion pour un grand projet. Deux rues à traverser, la famille recomposée est au bout du chemin. Il ne peut être question du pire puisque, en cette affaire, ils ont déjà donné. Il n'y aura que du meilleur.
«Les deuxièmes fois durent toujours», répète Jeanne.
Il ne sait si elle dit cela pour le rassurer lui ou pour se rassurer elle. De toute façon, il est trop tard pour se poser la question: les caisses sont en route.
Transbordement. D'une maison l'autre. Le ciel est bas, mais la roue du bonheur tourne dans le bon sens. Ils ont choisi un week-end où ils sont tous ensemble. Chacun doit apporter sa pierre à l' œuvre commune, cette vie nouvelle qui est celle de tous, fût-ce avec des pointillés.
Les enfants font la chaîne sur le trottoir. Les parents suivent d'un œil le travail des déménageurs et, de l'autre, la réaction de chacun des membres de la bande des Quatre aux oscillations événementielles. Pas de disputes dans la rue, au seuil de l'immeuble, dans les escaliers, premier étage, on pose tout et on repart. La bonne humeur chez les plus petits apporte le bonheur aux plus grands. Même Victor participe. Tom et Paul font les pitres sur les cartons. Héloïse, telle une princesse d'une sagesse exemplaire, déploie son ciel de lit dans un bruissement sans vague. Jeanne ouvre les armoires pour y placer sa garde-robe et s'écrie:
«Mais mon pauvre amour, c'est tout ce que tu as comme fringues?»
Elle les comprime, y place les siennes, cherche un endroit accessible où garer ses cinquante-six paires de pompes. Puis dispose sa vaisselle après avoir décidé que celle qui se trouvait là irait au placard.
«Mais il n'y a plus de place!
– Alors à la poubelle! Admets qu'elle n'est pas terrible!»
Couteaux et fourchettes sont promus au même sort, remplacés par une argenterie issue des familles, lustrée, brillante, poinçonnée.
«Tu ne crois quand même pas que mes copains vont manger avec ça?
– Pourquoi? Ça se manie comme des couverts ordinaires!»
Il essaie. De fait…
Le soir, au restaurant, la bande des Quatre fête l'installation dans ses nouveaux quartiers. Boissons sucrées à volonté. Esquisses de projets d'avenir. Retour tonitruant, en rires et en chansons, jusqu'à la première question, posée par Paul, planté devant le lit à étage de sa chambre.
«Qui dort en bas? Tom ou moi?
– Moi, dit Tom.
– Moi, dit Paul.
– A tour de rôle, propose Héloïse.
– Toi, on ne t'a pas sonnée, gronde Paul.
– Ça commence dur chez les nains! s'esclaffe Victor.
– Ta gueule!» riposte Tom.
Pap', descendu de la montagne à cheval sur la rampe, met un terme au début du pugilat en prenant Tom à part, dans son ancienne chambre devenue celle de Victor.
«Il faut que tu laisses Paul choisir son lit.
– Je ne vois pas pourquoi.
– Parce qu'avant, il avait une chambre pour lui tout seul et que maintenant, il la partage avec toi.
– Chez ma mère, je dors en bas et j'ai ma chambre.
– Justement.
– Bon, d'accord», capitule Tom après une seconde de réflexion.
Pap' attend la condition. Mais il n'yen a pas. Tom file rejoindre son copain.
Il remonte au salon rassurer Jeanne. Deux heures plus tard, après l'extinction des feux à l'étage inférieur, ils se tiennent penchés sur la rampe, silencieux, guettant dans l'ombre des propos, des appels, des cris qui signaleraient le début d'une offensive. Mais le silence règne. La paix est descendue sur la terre en même temps que le marchand de sable.
Le lendemain, chose promise étant due, ils s'engouffrent tous dans la voiture. Direction: le chat. Jeanne a découvert une adresse en banlieue où on les donne.
«Un chaton!» a exigé Héloïse.
Ils échouent dans un sous-sol odorant où puent une douzaine de bestioles. Les enfants en choisissent une, très noire, griffue, largement moustachue, le trou du cul tout rose, assorti à la langue. Avant de rentrer, on lui achète du lait et un biberon. L'animal tète. C'est l'extase.
«Il viendra dans ma chambre, propose Héloïse.
– Il y a déjà l'odeur! hume son frère.
– Et les puces! complète Victor. Tu vas pouvoir faire un élevage!»
Héloïse s'enfonce dans une bouderie animale ponctuée par des bébé, trésor, ma poupée, proférés à voix basse dans l'oreille du chat tétant.
Le lendemain soir, à la fin du week-end, Pap' ramène ses garçons chez leur mère. Il éprouve le serrement de cœur habituel en les voyant disparaître dans l'entrée de l'autre immeuble, chez nous, comme ils disent.
Il démarre et fonce sur le périphérique. Puis roule normalement jusqu'à la maison.
«Ma nouvelle maison», pense-t-il en glissant la clé dans la serrure.
Il découvre aussitôt une ambiance différente qui lui mord le ventre: il y a des enfants chez lui, et ces enfants ne sont pas les siens.
Il referme doucement la porte et file dans la rue. Trois tours de pâté de maisons pour mettre un peu d'ordre dans sa cervelle de père promu beau-père. Il boit un Vichy-menthe au zinc d'un café. S'il y avait un fleuriste, il offrirait des roses à tous et filerait dans son bureau.
Il se fagote l'esprit comme on resserre un nœud de cravate avant une épreuve, laisse quelques pièces sur le comptoir et s'en retourne vers la maison.
«Salut tout le monde!» clame-t-il joyeusement.
A Paul: «Ça va les Lego?»
A Héloïse: «Les poupées sont contentes?» Le chat se frotte aimablement contre ses chevilles.
Respectant la coutume du dimanche soir, il referme la porte de la chambre désormais attribuée à Victor. Jette un rapide coup d'œil dans celle des garçons, ramasse la peluche de Tom et la couche sur le lit, niveau supérieur, rabat la couette et rejoint Jeanne au salon.
Elle a préparé le dîner. Elle appelle ses enfants. Il songe qu'elle aménage le dimanche soir de la même manière que la reum organise la fin du week-end dans l'autre maison: douche, devoirs, cartables. Sauf que, là-bas, la contestation doit fuser alors qu'ici tout se place dans l'ordre, sans débat.
Il admire.
Tard, dans leur nouvelle chambre, Jeanne vient contre lui et demande doucement: «Ça va?»
Oui.
Puisqu'elle est là.
Elle prend peu à peu possession de la maison. Ses trucs à elle, ce sont les lampes et les miroirs. Lui, les tableaux. Elle aime l'écru. Il est plutôt dans le noir.
«Tout cela est très complémentaire!» rit-elle. Elle coupe les halogènes et les remplace par des abat-jour doux, dans les beiges. Elle descend une glace, en monte une autre, en achète deux.
Elle veut que tous participent. Lorsque la bande des Quatre est réunie, ils les emmènent aux puces de Saint-Ouen. Mission: dénicher des miroirs, des lampes, des chaises…
Victor: «Vous êtes super-oufs!»
Tom: «C'est rigolo, les Mouches.
– Les Puces! rectifie gentiment Héloïse.
– Il ne fait pas la différence! note Victor.
– Les mouches, ça ne pique pas, explique Paul. Mais ça a des ailes.
– Faudrait l'emmener au zoo pour qu'il voie les espèces.
– T'es débile, toi, commente Héloïse: il n'y a pas de puces au zoo!
– Si! Sur le cul des singes!» s'esclaffe Paul.
Les enfants filent devant. Les parents se congratulent: tout ce petit monde s'entend à merveille. Les deux petits sont comme des jumeaux, les deux grands s'apporteront chacun ce qui manque à l'autre.
«Et nous? demande-t-il.
– Nous, on s'aime.»
Elle voudrait acheter une lampe asiatique qu'il déteste. En soie avec des glands en passementerie. Il en profite pour glisser que les trucs extrême-orientaux, ce n'est pas vraiment ce qu'il aime. Elle dit que c'est parce qu'il ne connaît pas.
«Quand même… s'excuse-t-il.
– Je t'assure! On s'est beaucoup promenés là-bas! Et on a rapporté des tas de meubles magnifiques qui étaient chez nous.
– Chez nous?
– A Fontainebleau! Là où on habitait avec mon premier mari!»
Il grince des dents – et des mots – chaque fois qu'elle emploie ce nous à propos de sa vie d'avant. Il se demande comment on peut cultiver un pronom si collectivement personnel sur une terre dévastée, et rester solidaire d'un ingénieur dans le pétrole qui les coiffe d'un geyser nauséabond. Ils se battent encore, ils se sont beaucoup déchirés, et elle réécrit parfois aimablement une histoire ancienne dont elle a claqué la porte.
«Sans fracas», précise-t-elle. Avant de nuancer:
«Sans trop de fracas.»
Il se dit qu'elle est une petite-bourgeoise de province, une adorable petite-bourgeoise de province, bien élevée, considérant qu'on ne doit montrer de soi que les avant-bras sur la table et le susurrement des engueulades. Pas de gros mots.
«C'est vrai, dit-il. Nous, on est des voyous…
– Nous?
– Mes enfants et moi.»
La lampe asiatique trône au-dessus de la table. Le salon est désormais encombré d'objets qui ne s'y trouvaient pas avant: coussins, bougeoirs, vases, boîtes en laque, plateaux, coupes en nacre… Le chat fait son trou dans toutes les chambres, et ses griffes sur les canapés. La cuisine est emplie d'outils chromés à l'utilité indiscernable. La chambre s'est habillée avec féminité. Il y a des produits de toilette et de maquillage sur la tablette du lavabo. Des bougies parfumées brûlent dans l'entrée. La maison n'a pas changé de visage. Mais elle est devenue plus délicate. Plus raffinée. Plus vivante, aussi.
Il s'est seulement montré intraitable sur les photos d'enfants. Il a dit:
«Dans les chambres, autant que vous voulez. Mais pas ailleurs.
– Pourquoi? a demandé Jeanne.
– Les miens n'y sont pas.
– Nous pouvons les y mettre.
– Je ne veux pas.»
Comment expliquer que, de même qu'il enferme systématiquement les objets des garçons au fond de leurs chambres après leur départ, il n'a jamais exposé leurs photos sur aucun mur de la maison? Ainsi se préserve-t-il des mâchoires douloureuses qui ne manqueraient pas de le mordre chaque fois qu'il croiserait leurs regards. Seuls deux petits cadres sont planqués dans la bibliothèque. Il sait où ils se trouvent. S'il veut voir ses enfants, il les rejoint là, au coin des livres. Pourquoi Jeanne ne ferait-elle pas pareil? Des portraits discrets?
«Je les voudrais en grand, et dans l'entrée.