Il a longtemps cherché le Copain ou la Copine Magique, du même âge que Tom ou que Victor, disponible le dimanche. Il était prêt à traverser Paris pour aller le quérir et à refaire la route pour le ramener. N'ayant aucune réserve disponible de ce genre-là chez ses amis les plus proches, il a battu le rappel des connaissances plus anciennes. Il n'a rien trouvé qui plût à ses fils.
Désormais, la bande des Quatre suit le programme établi par Jeanne. Il ne varie guère des loisirs précédents, ce qui provoque désormais des réactions de groupe. La plupart du temps, les enfants font corps contre le bloc des adultes, ce qui réjouit ces derniers: les complicités des Quatre renforcent les leurs.
Ils les observent avec l'attention d'un couple de médecins branchés sur stéthoscopes. Chacun relève pour son propre compte, c'est-à-dire chez les siens, les irrégularités du souffle, les points opaques, les tensions alvéolaires. Et s'efforce de les dissimuler à l'autre. Ils savent qu'à ce stade de leur histoire, les enfants pourraient encore les séparer. Il suffirait que l'un d'eux demande à rester à distance pour que l'équilibre se rompe. Aussi amplifient-ils tous les signes de bonne entente et réduisent-ils les autres à moins que rien. Ils sont en quelque sorte devenus les otages de leurs couvées. S'ils n'y veillaient, la bande des Quatre arbitrerait les points de friction qui n'apparaissent que lorsqu'ils sont tous ensemble.
Jeanne confirme:
«Si nous nous séparons un jour, ce sera à cause des enfants.»
Mais quand tout se passe bien, quand la bande des Quatre a fait cause commune, elle dit:
«Je voudrais tant vivre avec toi!»
Parfois, il y pense. Il se demande s'il pourrait travailler, s'il serait prêt à renouveler une expérience négative, s'ils ne gâcheraient pas une belle histoire, s'ils seraient capables d'abandonner le poids des culpabilités qui les arriment à leurs enfants pour partager plus et mieux, longtemps.
Il lui fait part de ses doutes. Elle répond:
«Les deuxièmes vies sont toujours réussies.»
Il essaie de s'en convaincre.
Il oublie les enfants.
Il est un homme seul au côté d'une femme seule.
Il la regarde dormir. Il la regarde se préparer le matin. Il la regarde le soir. Il la regarde vivre. Il se dit qu'il s'est attaché à ses gestes, qui sont ceux de toutes les femmes, mais que chacune habille à sa manière. C'est un charme. Il aime la façon dont elle noue ses cheveux pour se démaquiller, utilisant ce qui lui tombe sous la main une épingle, une serviette, une culotte. Il aime qu'elle dorme toujours nue, d'abord lovée contre lui, puis lui contre elle, leurs pieds se touchant jusqu'au sommeil. Il aime ses phrases du matin, Quel temps fait-il, Comment je m'habille aujourd'hui, Avec qui déjeunes-tu?… Il aime qu'elle arrache une feuille de son calepin ou un coin de nappe pour lui montrer qui elle a vu aujourd'hui, une fille qui avait un nez comme ça, des joues comme ci, sa main allant sur le papier avec une rapidité confondante, faisant naître la silhouette d'une inconnue qui prend corps et vie avant de mourir en boulette, au pied de la table. Il aime qu'elle parle avec douceur à ses enfants, quand elle coupe les cheveux des garçons, quand elle lit des magazines, absorbée, concentrée, quand elle rit avec ses copines au téléphone, quand elle lui ouvre sa porte, tard le soir, qu'elle pose l'index sur ses lèvres afin de lui intimer le silence et qu'elle lui prend la main pour le conduire jusqu'à son lit, où elle le roule et le chahute, comme si le début pouvait durer toujours, jusqu'à l'éternité.
Alors il se demande si elle n'a pas raison, s'ils ne devraient pas, un jour, traverser la rue qui les separe encore.
Mercredi, jour de deuil. Il raccompagne Tom. Victor n'est pas venu. En lui, c'est un matin plombé. Ciel de cafard, nuages gonflés. Tom et lui font semblant. L'enfant, d'être encore là pour longtemps; son père, d'aborder une journée ordinaire, âme légère, projets multiples, bonnes perspectives.
Feu rouge. Il pense, tout en tripotant l'oreille de son fils, que les choses sont certainement plus faciles quand les enfants grandissent, qu'on ne les étreint plus, les serre plus, les embrasse plus, quand ils ont cessé d'être des nounours et des poupées, pour papa comme pour maman, l'homme, après tout, étant un mammifère comme les autres femmes.
«Je veux que tu viennes voir ma chambre, dit Tom.
– Tu crois vraiment que c'est une bonne idée?
– Oui, Pap'.»
Il ira donc. Avec une certaine appréhension. Il n'a pas revu la reum depuis un jour fameux où elle a croisé Jeanne dans le salon de la maison. Lorsqu'elle venait boire sa petite tasse de thé rituelle, Jeanne s'enfermait dans une chambre. Ils étaient convenus de pacifier les relations avec les ex et jugeaient qu'il était trop tôt pour les mettre devant le fait accompli.
Un dimanche, Jeanne s'est lassée de jouer les fantômes. Elle est passée dans le salon. Provoc. Elle a souri, radieuse, à la reum devenue couleur beige; s'est penchée sur l'objet du scandale, lui a légèrement baisé les lèvres, et a dit:
«Mon amour, je vais chercher du pain.»
La reum n'est plus jamais revenue. Elle a pris sa revanche en haussant la mire en direction de la cible. Son discours, rapporté par les enfants (et les rares amis communs), est d'une parfaite limpidité. Leur père ne s'est jamais remis du divorce, il l'aime encore. La pauvre pétasse qui vit avec lui va souffrir. Ne me parlez jamais de ce qui se passe là-bas, ça ne m'intéresse pas: dites-moi seulement si le week-end était bien, où vous êtes allés, qui vous avez vu, si elle était là tout le temps, est-ce qu'elle vous embrasse le soir, et eux, est-ce qu'ils s'engueulent souvent?
Dans ces conditions, il n'est pas pressé de la revoir.
Avant de s'annoncer dans l'interphone, il tente une ultime dérobade auprès de Tom. La réplique ne prête pas à discussion:
«Pap', tu montes!»
Il emprunte donc l'ascenseur. Sixième étage.
Quand ils arrivent, la reum s'encadre dans l'embrasure. Elle est vêtue d'une simple nuisette noire, maquillée légèrement, arbore un sourire éclatant. Elle ouvre ses bras à Tom, qui s'y précipite. Jolie scène. Incontestablement. Il en apprécie la grandeur d'un peu loin, appuyé à l'ascenseur, cherchant le bouton d'appel avec son dos, mine de rien: sa place n'est pas ici, mieux vaut redescendre.
Il attend que les portes coulissent pour jeter son bras en arrière, où il se retrouve coincé entre les deux battants. Il agite les doigts le plus bas possible, extension, pour atteindre la cellule photo-électrique. Il est comme un pantin ridiculement désarticulé, le dos frottant contre la paroi pour atteindre le bouton d'ouverture qui se dérobe, un peu inquiet quant au devenir de la partie droite de sa personne, engagé dans une epreuve qui pourrait se révéler redoutable si quelqu'un réclamait l'ascenseur, face à son fils et à sa mère qui se font de grands mamours.
La porte s'ouvre. Il rabat précipitamment son bras retrouvé, sans plus songer à aller se faire pendre ailleurs.
«Viens, dit Tom.
– Oui, entre!»
Elle n'a jamais eu la voix douce, mais vive et pétillante. Il reconnaît son parfum. Ses longs cheveux sont retenus dans un chignon strictement épinglé. Elle porte cette nuisette qui l'intrigue car, pour autant qu'il s'en souvienne, elle n'en mettait que dans l'intimité, et il ne voit pas en quoi l'inexistence de leurs rapports l'autorise à lui imposer cette vision d'elle qui le gêne plutôt qu'elle ne le charme.
D'autant que dans l'entrée, elle le saisit au plus strict dépourvu en même temps qu'aux épaules, se pendant brusquement à son cou, soudain lovée, câlinante et tendre. Tout cela sous l'œil de Tom, qui semble n'y rien comprendre lui non plus.
Son plus grand souci, dans l'instant, consiste à savoir que faire du sac et du cartable de son fils pendus à ses dextres, et où placer celles-ci. Pas dans les poches, pas sur les reins, moins encore autour de la taille ou des épaules de la reum, surtout ne rien effleurer, rester le dos bien droit, la nuque rigide, arrêter les choses avant l'humiliation due à un refus trop marqué.
Il choisit finalement de ne pas lâcher les affaires de Tom: elles lui confèrent un alibi indiscutable en même temps qu'une note claire concernant ses intentions. Défile sous ses yeux plantés droit la tranche des livres alignés sur les rayonnages de l'entrée, grâce à quoi, les observant, il peut s'éviter de bouger, prendre ou rejeter, ce qui ne lui est pas égal. Il se dit qu'il s'agit d'un moment bizarre mais qu'il passera vite, surtout qu'il n'y a rien de sexuel là-dedans, finalement, si l'on admet que ce domaine s'exprime par des oscillations de la partie inférieure du corps, voire la partie supérieure simultanément, alors que dans le cas qui l'occupe et le préoccupe, ils sont dans une immobilité quasi absolue, de bon augure.
La porte du couloir, par où Tom s'était éclipsé, s'entrouvre enfin. Il l'appelle.
«Vas-y, dit aimablement la reum. Il veut te montrer ses jouets.»
Chez l'enfant, il ne se reconnaît aucune place ou responsabilité dans cet empilement de jouets, d'albums, de peluches, un punching-ball au milieu de la pièce, un baby-foot dans un coin, des affiches de films sur les murs – mais, en dépit de ses recherches, nulle part, pas plus auprès du lit qu'au-dessus du bureau, dans un angle dissimulé ou derrière la porte, de photo de lui, son père, auprès de lui, son fils.
Tom montre ses jouets. Il est disert. Sa mère entre dans le jeu. Elle a passé une jupette sur sa nuisette, ou ôté sa nuisette avant de mettre sa jupette, il ne sait pas car il ne la regarde pas. Elle virevolte autour d'eux. Elle se montre d'une grande amabilité. Elle évoque des complicités qui lui sont devenues étrangères. Elle dit «nous avons», «notre Tom», «nos décisions»… Il l'admire de savoir si bien le valoriser ce jour-là, Montre ceci à ton père, Ton père doit savoir, Tu devrais demander à ton père – alors qu'il sait combien elle se soucie peu de son avis concernant les détails de l'éducation des enfants.
Il se dit qu'elle se propose peut-être de fumer un genre de calumet de la paix, ce qu'il est prêt à accepter depuis qu'elle a caché sa nuisette.
Lorsque Tom a achevé la visite de sa chambre, elle le prie de la suivre dans la cuisine. Il prend place sur un tabouret, elle s'asseyant face à lui, le coude appuyé à la table.
Elle dit:
«Je voudrais que nous rediscutions de ton droit de visite.»