Il nous quitte. Adieu, onc' Abe. Je t'aime bien. Je sens qu'on a un lien affectif bourreau-victime. T'es un souffre-douleur de mon destin, comme moi. Je vais te dire un truc à l'oreille. Au point où j'en suis, tu ne t'en tires pas si mal. Du vin, de la conversation, des racines. Le français, ta langue maternelle! En Albanie et ailleurs, on n'aurait pas fait tant de chichis. Une balle dans la nuque et circulez! C'est ça, la tradition française, prendre des pincettes pour vous faire crever.
Moi, personne n'aura autant d'égards. Un dollar anonyme me mettra en joue, son laser clignotera dans le viseur, il ne prendra pas le temps d'étudier le bout de rumsteck que je suis. Son index fera guili-guili sur la gâchette. Sans panache ni médailles. Son manque de culture me tuera sans plus d'émotions que si j'étais un goret.
On en reparlera. J'te laisse. Meurs bien.
On avait beau s'y attendre, la mort surprenait toujours.
Wolf avait installé son barda en terrain sécurisé. Allez savoir pourquoi., la pastille verte n'agissait plus depuis deux jours et il pleurait de sommeil. Le sergent Ducasse, lui, dormait tranquillement. Son ronflement honnête était rassurant comme le tic-tac d'une grosse pendule de grand-mère.
Soudain, comme il se glissait dans son duvet, Wolf sentit un picotement d'appendicite sur le côté droit de l'estomac. Il pensa à la ration de combat qui ferait des siennes dans les intestins. Le premier réflexe de l'homme est de rejeter la responsabilité sur ses tripes. Fut-il étonné de se voir soulevé par une hernie gonflée de gaz en expansion? Même pas. Il eut une pensée ironique avant même d'avoir peur. Dans un magma de viande déchiquetée, le ventre trouva les oreilles, et Wolf entendit, oui, entendit, avec son bas, les forces du haut qui le quittaient.
Dans l'ensemble, la mort fut facile à vivre.
Il eut un peu mal, c'est incontestable, mais pas de quoi démonter la durite. Rien de comparable avec la double fracture ouverte qu'il avait eue au ski (et dont – comble de l'ironie – il avait minimisé les séquelles à la visite médicale d'incorporation), encore moins avec l'incident de la voiture, quand son père avait claqué la portière sur sa main égarée. Le processus n'était pas agréable pour autant: on avait l'impression qu'une volonté géante enlevait d'un coup des milliers de points de suture. Il savait cependant, par une sorte d'omniscience, que tout le cirque ne durerait qu'une minute.
C'était suffisant, pensait-il, pour revoir sa vie au ralenti, passage obligé de toute mort classique, comme le lui avait expliqué Richier, dans le temps. Rien du tout. Soit Richier se trompait, soit la vie de Wolf ne présentait pas un intérêt suffisant pour la passer ainsi à la dernière séance. Il se contenta de deviner, dans la compote qu'il avait à la place des yeux, le panier à linge sale, jaune avec des fleurs, de la maison de campagne de sa tante.
Cependant, il y eut aussi de bonnes surprises, d'ordre intellectuel. La mort permettait d'entrevoir, à défaut de comprendre, ce qu'il y avait de radicalement bancal dans l'état de vie où il s'était trouvé pendant une trentaine d'années. Du point de vue de la mort, la vie était une absurdité. On n'avait aucune raison d'être vivant quand il existait un néant aussi vide, absolument vide. Le néant était logique, entier, immuable, la vie – dangereuse et inutile. La vie sentait des pieds. C'était de la vie qu'il fallait avoir peur. C'était la vie qu'il fallait chercher à éviter, ou du moins à retarder, tant que l'on en avait les moyens.
Il prit la ferme résolution de s'accrocher au néant. Tant qu'il aurait des forces, il lutterait pour être admis dans le rien. Il ne se laisserait pas distraire par les gesticulations grotesques du sergent Ducasse, brûlé au visage par un truc au phosphore. Il repousserait du mieux qu'il pourrait les avances des camarades affolés qui le traîneraient vers le camion Renault des premiers secours.
Il fit le maximum. La vie, cette obscure chose collante, s'affairait encore dans ses viandes. On aurait dit les clientes d'un grand magasin à cinq minutes de la fermeture. Prodige de la nature: le petit bonhomme vivait encore.
Le testament de l'électron
Fitoussi – perplexe devant une boîte métallique d'où sortent quantité de fils, de tuyaux, de seringues. Un écran affiche des mots qu'il note patiemment sur du papier à lettres:
«Papa WoIf, maman Wolf,
Ne vous étonnez pas que mon écriture ait changé. Je suis dans un état grave à la clinique des armées, à Miami. Mon diagnostic vital est réservé, je suis sous pilule jaune concentrée en intraveineuse, je ne sens rien de particulier et je ne vois rien. Je me demande où sont mes yeux. Mon corps est bloqué dans un énorme pansement métallique dont je perçois parfois la dure paroi à travers ma peau, à moins que cela soit une illusion. Je n'ai pas faim, vraiment pas faim du tout. Parfois, j'ai l'impression que mes hémorroïdes me chatouillent la langue. Dans ces conditions, je suis incapable de tenir un stylo, c'est Fitoussi, l'infirmier, qui écrit à ma place. Je lui dicte mes phrases par morceaux d'encéphalogramme quand j'ai des moments de lucidité polarisée. Fitoussi décrypte très bien le fond de ma pensée, même si le style est un peu télégraphique. Pour vous prouver que c'est bien moi, Wolf, et non une quelconque farce de mauvais goût, je vais vous dire quel est le nom de ma tante qui habite Saint-Justin-les-Epines: Clara Guillemot, née Léoni.»
Fitoussi regarde sa montre. C'est l'heure des informations. Il touche un bouton. Voix off: «Bonjour, vous écoutez France Inter. L'arrêt des combats a été annoncé ce jour à 0 heure sur l'ensemble du front. Soldats, il est défendu de tuer des dollars. Je répète…» Fitoussi scrupuleusement:
«Je n'ai pas beaucoup de temps. Les forces me quittent. La chimie ne peut rien pour moi. Je vais donc aller à la bonne nouvelle. Nos troupes ont fait d'immenses progrès, immenses. Je tiens à le préciser car j'ai compris que vous étiez encore désinformés par de la propagande anti-française. J'ai entendu moi-même de ces trucs à la radio qui m'ont fait mal aux endroits où j'ai encore du courant. Ils disent que nous fuyons sur tous les fronts. Que les partisans nous mènent une vie impossible, à harceler nos lignes arrière. Que nous sommes fatigués moralement par les crimes de guerre dont on nous accuse.
Que les munitions manquent. Que les pastilles vertes, même si elles sont parfaites pour prolonger la durée de vie d'un grenadier voltigeur soumis au stress des hélicoptères Black Hawk, ont des effets indésirables sur l'organisme. Ne les croyez pas. Ce n'est pas vrai du tout. En voici la preuve: la corbeille à linge de ma tante doit être remplacée. Vous pouvez vérifier que je ne raconte pas de salades.»
Fitoussi est déjà démobilisé. Bientôt il rentrera au pays. Avec Wagner et Musson, ils sont trois survivants d'une section de quarante. La viande délire:
«Les dernières vingt-quatre heures ont été décisives. Nous avons capturé le président des dollars. Il se terrait dans une cave comme un rat et il ne mangeait que des racines. Il paraît que quand un soldat du 11e l'a tiré de sa fosse, il a levé les bras et il a dit dans un français impeccable: "Je suis le président des dollars et je veux négocier." Quel aplomb! De quoi que tu veux négocier, trou d'œuf! J'espère qu'on va le passer en jugement pour tous les crimes qu'il a commis contre son peuple. Son avocat a des soucis à se faire.
La radio n'en parle pas encore car c'est classé secret défense. Au contraire, pour bluffer les dernières poches de résistance, on fait croire à des combats acharnés. On exagère les pertes subies. Je reconnais bien la tactique du colonel Dujardin. De là où je suis, je vois bien où il veut en venir.
Les réseaux terroristes sont démantelés. Les partisans de l'ancien régime rendent les armes. Avant-hier nous avons pris Washington. Aujourd'hui, au moment même où Fitoussi vous écrit, notre drapeau tricolore flotte sur la Maison-Blanche. Les habitants de New York lancent une pluie de confettis sur nos soldats qui défilent le long de la Cinquième Avenue. Des haut-parleurs diffusent des chants de Juliette Gréco. Une délégation culturelle bardée de cocardes est accueillie par le nouveau maire sur Broadway qui n'est plus Broadway. Vous ne le croirez jamais, Broadway s'appelle désormais « avenue Bruno-Coquatrix». J'aimerais tellement y flâner sur des membres tout neufs en sentant au-dessus des talons le jeu de jambes de mes fessiers!»
Voix off: «Je suis avec Jean-Ramsès Dubosc, ministre par intérim. Espérons, monsieur le ministre, que cette défaite ne va pas trop démoraliser notre pays.» Le ministre: «Mes pensées vont d'abord aux victimes. Il n'est pas tolérable, je dis bien, il n'est pas tolérabîe qu'une poignée de militaires et d'hommes politiques fasse porter au pays tout entier l'aveuglement de leurs décisions. Cela dit,, ne comptez pas sur moi pour diviser nos compatriotes., au contraire., je voudrais me placer ici en rassembleur…» Fitoussi éteint le poste:
« Le soir, l'armistice signé, il y aura un concert géant à Central Park. On y jouera des reprises de Jacques Higelin, Etienne Daho, les Rita Mitsouko, Alain Bashung. La foule cosmopolite dansera la farandole de la paix à la lumière des briquets. Libérés et libérateurs fêteront ensemble la fin d'un long tunnel. Les filles des dollars nous demanderont des cigarettes en échange de leurs faveurs et on leur expliquera que fumer encourage le cancer. Ce sera grandiose!
Fitoussi m'a assuré que j'ai été décoré à titre posthume de l'ordre de la valeur militaire, avec épées et couronne de lauriers. Ce qui signifie concrètement que vous avez droit à des bonus sociaux. Mes enfants, quand j'en aurai, seront pupilles de la nation: ils auront d'emblée une bourse pour préparer le concours à l'ENA. Si la garce avait su! Elle va s'en mordre les doigts. Pour lui enfoncer le dépit sous l'ongle du gros orteil et lui faire regretter certains ornements de ma personne, vous pouvez lui transmettre mon nouveau cri de guerre:
Saint Nicolas dans son cercueil
Bandait encore avec orgueil
u-u-u i-i-i i-i-i
Avec son âme en arc de cercle
Il soulevait même le couvercle
…u… i… u… i… grrrzzz
La légion s'en va, oui s'en va. »