Ils se taisaient pour mieux savourer les liens invisibles et glorieux qui les unissaient à leurs ancêtres.
Enfin, le colonel mit la main sur une lampe à pétrole. Une lumière d'un autre âge éclaira son modeste logis.
– Je ne vais pas vous embêter plus longtemps, dit la femme.
– Ce mt un plaisir, madame. J'ai dû vous sembler un peu bourru tout à l'heure. Je m'en excuse. On n'est jamais trop prudent, vous savez. D'ici qu'on nous goudronne publiquement, ce ne sont pas nos chers parents qui seront contents.
– On est tous dans le même bateau, dit la femme.
Le colonel la raccompagna vers la porte branlante.
– Il faut pousser, enfin pas trop fort, hop, elle s'ouvre toute seule.
– Merci, mon colonel, dit la femme sur le pas de la porte. Vous avez donné un calmant au cœur blessé d'une pauvre mère.
– J'aurais tant voulu en faire plus, dit le colonel. Hélas, les dollars nous ont possédés. Pour cette fois. Car sonnera l'heure de la revanche, j'en suis persuadé. Les trompettes joueront l'hymne à la joie. Les salopards ne perdent rien pour attendre.
La femme serra son avant-bras. Elle ne paraissait plus repoussante du tout. Le colonel l'embrassa sur le front.
– Allez, ma brave dame. Soyez courageuse. Nos enfants ne le verront peut-être pas, ni les enfants de nos enfants, mais à la troisième génération, on redressera l'échiné, je vous le promets. On ne fait pas tourner la France en bourrique éternellement. Les dollars vont avoir une surprise. On va tirer les leçons de nos défaites. On n'a pas été assez rapides? On a été trop mous moralement? trop gentils à leur chanter du Maurice Chevalier et du Bobby Lapointe?… Ça va changer. Vous ne me croyez pas?… Laissez-moi vous dire un petit truc. Approchez… Nuke-nuke, le petit blaireau. Si vous voyez ce que je veux dire. La France est une puissance nucléaire. Il n'y a pas que le Pakistan ou la Corée du Nord. Mais chut.
Le colonel plaça l'index sur les lèvres de la femme. Une lumière joyeuse dansait dans ses yeux qui avaient fait l'Ecole de Guerre.
– Prenez donc quelques carottes, dit-il.
La femme s'éloigna à travers le potager. Les pousses de fenouil caressaient ses mollets. Elle était presque heureuse, comme si elle l'avait sur elle, sous sa petite blouse vichy, cette bombe tant désirée, une bombe bien pratique qui liquiderait la populace tout en conservant intactes les infrastructures, sa petite maison et le portrait de son fils orné d'un bandeau noir.
Le soir, elle fit une soupe aux légumes.
Après une brillante carrière au ministère des Affaires étrangères, Jean-Ramsès Dubosc prit une retraite anticipée et se consacra à l'écriture pour la jeunesse. Son célèbre recueil Mille et une histoires d'oncle Guillaume est considéré comme un classique par des millions de mamans dans le monde.
Sa femme Stéphanie mourut en couches dans sa trente-troisième année.
Sur la place centrale du village, le monument aux morts fut complété par Wolf Guillemot, classé sous la rubrique « Guerre d'Algérie» car on n'avait pas le cœur à ouvrir un nouveau chapitre. Les jours de grand soleil, un lézard venait se chauffer dans les creux de son nom.