Fitoussi tourne les boutons de la machine. L'écran reste vide. Il note dans le registre:
«Le caporal Guillemot ne répondant plus à diverses sollicitations électromagnétiques, il a été décidé de procéder à un dernier stimulus mécanique, appliqué à l'aide d'une aiguille sur le nerf rachidien. Cette opération n'ayant pas donné de réponse satisfaisante, le recours à la pastille orange ne pouvait plus être différé.»
M. Dujardin regardait sans trop y croire la femme qui se faufilait dans le potager. Elle s'approchait à petits pas, sautait les flaques, contournant les buissons, sa frêle silhouette glissait sur la gadoue sans jamais dévier. La grande pancarte «Propriété privée» ne la retarda pas une seconde.
M. Dujardin fit semblant de se pencher sur ses carottes. Surtout avoir l'air occupé. Ce n'était peut-être qu'une voisine. D'ailleurs elle était mal habillée, très pauvre dans sa petite blouse en vichy d'un autre âge. Une péquenaude. Ce ne pouvait être qu'une voisine. Qui d'autre?
Elle se planta au-dessus de lui. Il ne disait rien. Elle hésitait. «Elle va peut-être repartir», se dit-il. Et aussi: «Je ne pensais pas qu'on me trouverait aussi vite.» Il le sentait avec sa nuque pleine de cheveux blancs.
– Colonel Dujardin? demanda la femme. Il se décourba.
– Vous faites erreur, ma bonne dame.
– Mon colonel, insista la femme en le regardant avec des yeux pleins de squames.
Il maudit sa charpente d'officier supérieur, ce port de la colonne vertébrale qui le faisait ressembler à un monument malgré sa petite taille. Comment avait-il pu croire qu'il passerait inaperçu au village? Lui, si piètre comédien. Il avait trop fait pour la patrie pour s'en défaire facilement. Sa poitrine militaire avait dû attirer les regards. Pourtant il avait fait attention à choisir un coin perdu, éloigné des grands axes bureaucratiques, mal desservi par les services publics, relativement peu concerné par la guerre, où les gens étaient globalement indifférents à tout sauf à la météo…
Fallait croire que la bêtise des autres était un piètre bouclier. «Ils sont plus zélés à traquer le pauvre type sans défense qu'à garder leur pays contre l'engeance», pensait-il. De sa pelle-bêche, il remuait la terre de France avec amertume.
La femme l'attrapait par l'avant-bras. Ses doigts étaient froids et visqueux, on aurait dit une bouteille atteinte de gangrène, et il ne put retenir un mouvement de répulsion.
– Lâchez-moi, madame, non mais.
– N'ayez pas peur, mon colonel, je ne dirai rien.
Il enjamba les petits pois, se mit à exterminer une herbe qui n'avait rien de méchant. Un ver de terre se tortilla contre son doigt. Alors la femme chuchota:
– Vous pouvez me croire, mon colonel. Mon fils était au 8e RTM. Meilleur élément. Il est mort au combat.
Le petit colonel planta la pelle-bêche qui se cogna à un caillou. Il examina la femme attentivement.
– Guillemot, dit-il finalement. Caporal Guillemot, de la 3e section.
– On l'appelait Wolf, souffla la femme.
– Venez, dit le colonel. Vous prendrez bien une framboise.
Ils contournèrent le potager. Le colonel essuya les vieilles bottes et poussa la porte branlante du chez-soi.
Il installa la femme dans un fauteuil troué. Sur la table rustique de son intérieur de pauvre il posa deux verres rongés par les traces de doigts.
– Faites comme chez vous, dit-il en fouillant dans les bouteilles.
Un papier tue-mouches déroulait sa spirale jaune et noire.
La framboise péta énergiquement. Le colonel s'en versa un pouce. La femme fit «non, pas trop» du menton. Le colonel se comprima et absorba la substance.
– À la France éternelle!
Il resta stoïque à savourer le tord-boyaux.
– Tudieu ce qu'on leur a mis à Miami, dit-il enfin, le regard perdu dans de vagues strates de buée temporelle. Ils fuyaient comme des criminels. On progressait de cinquante kilomètres par jour. Et quand on a eu l'idée de couper leurs lignes de commandement. Ha! Connais tes faiblesses, disait Sun Tzu, elles sont aussi capitales que tes forces.
Il attrapa un pot de cornichons.
– Mon colonel, dit la femme, vous aviez l'air de bien connaître mon fiston, et justement je me suis dit…
– Le secret du commandement, ma petite dame, c'est de s'intéresser aux hommes. Tous les chefs d'entreprise vous le diront. Vous pouvez être totalement incompétent mais si vous connaissez le prénom du larbin qui balaye votre bureau, vous serez aimé au-delà de vos espérances. On vous suivra sans rechigner, on mourra pour vous. N'oubliez pas de dire bonjour le matin, surtout. C'est le détail qui tue.
La femme écoutait poliment.
– Mon petit Wolf est mort dans des conditions bien difficiles, dit-elle.
– Beaucoup de valeureux garçons sont morts pour une certaine idée de la France, madame Guillemot. C'était, comme on dit, une glorieuse défaite. Comme Waterloo, comme Dien Bien Phu. Le pays va s'en servir pour se ressourcer.
Le colonel mordit un cornichon à la cheville.
– Ah, si seulement on avait eu les moyens, poursuivit-il en penchant son torse cylindrique par-dessus la table et en baissant la voix. Avec les pertes qu'on a eues, c'est pas concevable, je vais vous dire, il aurait suffi de rien du tout, qu'on mette les pertes en rang et qu'on avance dans la bonne direction en rasant tout sur notre passage, juste ça, c'est pas énorme, on l'avait, cette guerre, je vous le dis, avec honneurs et galons. Au lieu de ça, les types de là-haut (le colonel pointa son doigt vers le papier tue-mouche), les politiciens complaisants ont voulu fignoler, et vas-y que je négocie avec les dollars. La peur de l'opinion, voilà ce qui nous a fait perdre. Sans oublier les bonbons.
Il frotta le pouce et l'index.
La femme fit «oui» du menton. Elle pensait à tous les profiteurs de la guerre qui se sont enrichis sur le sang de son fils.
– Combines et compagnie! s'emporta le colonel. On s'est fait acheter en bloc. Ils ont mis le prix qu'il fallait. Leurs banques ont des racines partout. Le dollar est dans l'air qu'on respire. Soulève la pierre, il est sous la pierre. Fends l'arbre, il est dans l'arbre.
La femme se signa.
– Ils nous ont bien eus! tapa le colonel. Pendant qu'on se battait, le commandement négociait avec les Rockefeller. On a été manipulés. La mobilisation générale n'a pas eu lieu. On nous l'avait promis, pourtant. Faites le premier effort, qu'ils nous avaient dit, montrez au peuple que les soldats français sont capables de prendre pied chez les dollars, infligez-leur des baffes et l'on pourra décréter la mobilisation de tout le pays. Tu parles, dès nos premiers échecs, les pas de deux ont commencé en sourdine. Ce char Leclerc de malheur, à un million d'euros pièce, qui ne résiste pas à de la petite mitraille, ah! dès ce foutu char, madame Guillemot, les politiciens ont commencé à flirter avec l'ennemi. La paix s'est faite sur notre dos. On a laissé nos troupes s'enliser. Les dividendes n'ont pas été perdus pour tout le monde, moi je vous le dis. Certains ont fait de bien jolies carrières.
La femme le savait bien. Cela faisait longtemps qu'elle n'avait pas vu Stéphanie. Avant, elles se croisaient au Huit-à-huit, surtout le vendredi, jour d'arrivage des œufs et de la margarine. Fallait croire que la femme d'un ministre fréquentait d'autres distributeurs. Les cartes de rationnement n'étaient pas pour ces garces.
– Ah, je ne dis pas qu'on a tout perdu. Les dollars prendront des pincettes, désormais. Ils savent que l'on peut être dangereux. Ils feront semblant de s'extasier sur quelques figures emblématiques de la culture française, François Truffaut, Mireille Mathieu, Charles Aznavour, pour ne citer que les valeurs sûres. La flatterie, ma brave dame. Il n'y a rien qui marche autant sur un Français. Qu'on nous fasse croire que nos petites compresses culturelles sont admirées dans le monde et nous voilà enfarinés! Mais ça ne changera rien sur le fond. La culture dollar contrôlera tout clandestinement. Votre fils est mort pour rien. Ah, vous faites bien de chialer, ça soulage. Moi, je suis à sec depuis longtemps, réduit à me planquer comme un criminel de guerre, car ils nous ont fait porter le chapeau de leurs bassesses. La loi Dubosc, une loi scélérate, votée en catimini par des technocrates…
Le colonel était debout, dans toute sa splendeur d'homme de guerre en colère.
– Alors, justement, mon colonel, ce qu'on dit, les tortures, les mots horribles, c'est pas vrai?
Il hésita entre la pitié qui lui commandait de mentir et son pragmatisme de soldat droit dans ses bottes.
Comme le crépuscule se faisait sombre, il tourna l'interrupteur en porcelaine. L'ampoule de quarante watts grésilla en projetant des bouts de lumière sur le visage jaunâtre de la femme. Au bout de quelques instants de déséquilibre, le filament capitula face aux ténèbres.
– Bon sang! jura le colonel. Je vous demande pardon. C'était la dernière ampoule qui me restait.
Il fouillait un tiroir à la recherche de bougies.
– Jamais, madame, jamais un soldat de la République. Nous ne sommes pas de la race de ceux qui commettent des bêtises de guerre.
Laissez ça aux dollars et consorts. L'éthique du soldat Français l'en empêche fondamentalement. À la base, on a été conçus différemment. Jamais par exemple on ne profiterait d'une femme en détresse. Le Serbe, oui. Le Russe, oui. Le Français, non. Là où un dollar sort sa grosse, hum, enfin vous comprenez, un soldat français est immaculé comme un ange. On est du genre à tendre l'autre joue.
La femme le regardait avec reconnaissance.
– Merci, mon colonel, vous m'enlevez un poids de la conscience, parce que vous savez, les voisins, ils aimeraient bien récupérer notre jardin qui donne sur l'avenue du Général-de-Gaulle, alors ils font circuler des ragots peu ragoûtants. Déjà on a salopé notre mur avec de la peinture. Des mots durs, « criminels», «militaristes», «nazillons», vous vous rendez compte, moi, dont l'arrière-arrière-arrière-grand-père a fait Résistance.
– A qui le dites-vous, ma 'tite dame, acquiesça le colonel, ses mains toujours perdues dans le bordel. Moi, toute ma famille a pris le maquis et je ne compte pas le nombre de mes aïeux fusillés par les Allemands. Par douzaines. Quand j'ai un doute sur mon utilité dans ce monde, je pense à leurs exploits proverbiaux, je me sens observé par leurs yeux sans complaisance. Nous au-rons le sublime orgueil, de les venger r'ou de les suiv'reu, comme on dit dans la chanson.