Une belle invention, le ruban adhésif. Faut toujours en avoir sur soi. C'est comme le velcro. T'entends le scratch? Attends, je vais te le refaire. Je ne m'en lasse pas. C'est bête, le scratch, mais c'est à ces petits bruits qu'on aime le métier de soldat, le scratch de la poche, le tintement mat de la cuillère en aluminium sur le récipient quand on mange sa ration, le chuintement de la pilule verte sous la langue. Ah j'oubliais, l'odeur de Kiwi qu'on met sur les bottines. Tiens, sens.
Oups, pardon, je n'ai pas fait exprès. T'as une tache sur le nez, maintenant. Attends, j'te l'enlève. T'es nerveux, ouh-là. T'es une boule d'adrénaline ou quoi. C'est un manque de magnésium. Tu manges pas équilibré. (Normal au pays du cholestérol.) De quoi as-tu peur? Je n'ai pas fait le trajet depuis Atlanta pour te tuer tout de suite. J'ai envie de parler. Que tu le veuilles ou non, t'es un bout de mon enfance.
Je vais te dire un secret: on a failli échouer. Tu sais que tes copains nous ont pas mal ennuyés, vers Monroe? Jamais je n'aurais cru ça de leur part. On parle d'enlisement. Faut dire que l'on est très pincettes et compagnie et que ça nous coûte gros. On aurait pu se contenter de bombarder comme des malades, puis débarquer et nettoyer les dernières poches de résistance, mais non, on fait attention à la populace, nous autres. Pas de charnier, pas de pertes civiles, un rapport en trois exemplaires à chaque balle perdue. Le sergent Ducasse y est très sensible. Pas la peine de fureter, il est pas là, le Ducasse, il est resté en arrière sur la poche de Columbia, il déprime un peu à cause de Wagner qui n'a pas été un gentil garçon. Hein Wagner? Cela dit, on l'aime bien, le Ducasse, pas vrai les gars? Ducasse est notre ange gardien. Il nous évite nombre de vilaines bêtises qui nous donneraient du remords.
Tu sais ce qu'on raconte? Jean-Ramsès – tu te rappelles de Jean-Ramsès? -, Jean-Ramsès est aux commandes de la guerre, il va demander la mise sous tutelle de ton pays par l'ONU pour achever le processus de dédollarisation. J'sais pas ce que t'en penses, mais dans ma section on est pas trop chaud. Hein, les gars? Oh bien sûr, on voudrait rentrer au pays, encore que j'vois pas ce que j'aurais à y faire, mais à ce rythme on est parti pour perdre la guerre. Eh oui, mon pote, faut qu'on fasse vite. Ce que le soldat ne fait pas, le politique ne le fera pas à sa place. Le politique c'est la fosse du compromis nauséabond, disait le général de Gaulle. Un grand homme, oputain, qui nous rajeunit pas.
J'ai beaucoup parlé de toi à mes camarades. Ils avaient tous envie de te connaître. Fallait te trouver: pas évident. Heureusement, il y avait cette étiquette de vin avec ton code postal, et puis un type de Charlotte qu'on a chope par hasard en Géorgie. Bingo: on est là. Certains, comme Mus-son, voulaient principalement te buter. «Un mec comme lui n'a pas le droit de vivre», disaient-ils. Pas vrai, Musson? Pas la peine de rougir. Tu vois, ils te considèrent un peu comme un traître. Toi, un Français, parti vivre au pays du dollar, pourquoi? Comment es-tu tombé si bas? Ils ne comprennent pas. Je leur explique. Car je te connais depuis longtemps. Ce n'est pas qu'il a un mauvais cœur ni qu'il veut boire le sang des enfants du tiers monde, je leur dis, c'est qu'il a une idéologie dans la tête. En un sens c'est encore pire, car Dieu sait ce qu'on est capable de faire par idéologie. On écoute Elvis ou une autre soupe de chez toi et l'on ferme les yeux sur les problèmes de la société.
T'écoutes quoi comme musique? Musson, montre voir ce qu'il a sur ses étagères. Dalida, Brassens, Renaud, c'est pas mal, mon pote, très français. T'as la nostalgie du pays, on dirait ? Aime-moi de notre ami Julien Clerc. Pas son meilleur album. Tu devrais essayer Sans entracte. Dis-moi, dis-moi, dis-moi, tu connais Plastic Bertrand? Bon point pour toi. Pas grand monde qui connaît. Tu connais Plastic Bertrand, Musson? T'étais pas né, d'accord, mais t'aurais pu te renseigner. Ça plane pour moi, ah ih oh uh… Allez hop! ma nana, S'est tirée, s'est barrée, Enfin c'est marre, a tout cassé, C'est prémonitoire tu vois, La la la la, Le pied dans le plat… Ça déchire.
Alors figure-toi que Plastic Bertrand ne chantait pas ses chansons lui-même. No-no-non, mon groin. No-no-non, mon câlin. Il ne savait pas chanter. C'était son producteur, un type laid, pas photogénial, qui chantait en arrière-plan, sur une bande préenregistrée. Le producteur a fait un casting, et c'est ce type, Plastic Bertrand, qui a gagné grâce à son look néo-punk. Il est monté sur scène, le producteur a envoyé la bande avec sa propre voix5 il l'a un peu accélérée pour donner ce cachet disco, et l'autre s'est trémoussé en play-back comme une marionnette. Ils ont berné tout le monde! Moi, si j'étais Plastic Bertrand…
On te butera plus tard. On ne peut pas décider de ta mort sans un procès équitable. On n'est pas des sauvages. Jean-Ramsès n'apprécierait pas. Il est très prout-prout. C'est un haut fonctionnaire. Et que penserait ta femme si on t'abattait direct, sous ses jolis yeux? Elle serait fâchée contre nous, ce serait un crime de guerre ou un autre mot horrible. Les femmes, omaluge, c'est leur côté sensible. Ta femme, j'suis sûr, elle a un côté sensible à l'intérieur d'elle-même. Tu fais des yeux de saumon, ça veut dire «oui»? On va vérifier pour ta femme, t'en fais pas. Elle a de la lingerie française, sinon on ne se serait pas permis. On lui fera un diagnostic, très pro, tu n'auras pas à le regretter. Pour info: ça fait trois semaines que je n'ai pas baisé. Tu le gardes pour toi, pas la peine de me foutre la honte devant mes copains.
On ne va pas lui faire de mal. Après tout, elle n'est pas responsable de tes conneries. On va juste passer chacun à son tour. Faut être parta-geur. Fraternité, tu connais? Liberté, O.K., c'est top, ça sonne beau, très classe, li-ber-té. Liberté, j'écris ton nom. Liberté, tu fais déborder la baignoire. Moi, les types qui en ont que pour la liberté, je dis, c'est des bornés. Ecoute bien, mec. Ta liberté s'arrête là où commence ma fraternité.
Tu vas voir, après, elles n'en sont que plus douces. On te la formate, toi t'en profites. Petit veinard.T'entends? Elle ne crie même pas. C'est Fitoussi, il en a une petite comme tous ceux qui ont fait médecine. Pas comme Wagner. Il en a une, Wagner, c'est Top Gun. Mais il met une capote, le grand jeu. Tiens pour la peine, tu passeras en dernier,Wagner.T'entends?
Tu devrais être heureux. Je ne te comprends pas. C'est-y pas le pays dont t'as toujours rêvé? Pourtant t'écoutes des disques français. Ta femme a une petite culotte de Française, sur un petit cul qui n'est plus tout jeune. T'as toujours ta petite gueule de blaireau français, dollar ou pas. Je vais te dire ce qui ne va pas. Tu ne te sens pas à ta place, ici. Le monde du dollar n'est pas aussi vert que tu croyais. Il paraît que ça tient beaucoup aux relations humaines. Ils ont l'air accueillants, les gens d'ici, mais ils restent entre eux, ils te donnent pas le tiers de la chaleur humaine que tu reçois chez nous, pas vrai? Y te parlent mais leurs paroles sont superficielles. Leurs cœurs sont bétonnés. Pas de spiritualité comme chez nous -tu te souviens du bistrot? Leur vie intérieure est limitée par le vide. La moindre faiblesse et t'es éjecté du voisinage. Au fond, si t'avais su, tu ne serais pas parti. J'ai pas faux?
Parfois, tu vois, quand je suis un peu las, après de durs combats, je m'interroge et j'me dis pourquoi la guerre? N'aurait-on pas pu dialoguer? C'est vrai, quoi. Nous avons manqué de volonté. On n'a pas eu la force de leur expliquer. Le dollar était arrogant, d'accord, mais on a failli à notre devoir d'éducateur. Car la France a une mission dans ce monde. Et cette mission ce n'est certainement pas de jouer à la brute féroce, mais d'imposer par le raisonnement – par la pensée qu'on a là – le progrès social et culturel qui fait notre pépite. Qu'on n'y soit pas arrivé cette fois-ci est dramatique. Tu vois, je suis objectif. Je ne dis pas on est tous blancs et les dollars gna-gna-gna. Je dis qu'il faut faire la part des responsabilités.
Non, t'as raison, on ne va pas y passer la journée. Je parle, je parle; et le temps ne s'arrête pas pour autant, hein. Nous avons une mission, toi et moi. Faut faire plaisir à notre grand copain Jean-Ramsès.
Récapitulons. Tu as fui ton pays comme un lâche pour vendre ta vie aux dollars. Tu n'as pas rejoint les forces françaises au moment de l'offensive des hommes libres. Ta pensée a toujours été ravagée par l'endoctrinement propre à la civilisation dollar. C'est tout? Non, bien sûr. Il y a le passé. Reconnaît-on dans ce type, gras des joues, vêtu de son jeans de riche, le démon qui lançait des accusations sans fondement il y a une quinzaine d'années? Oui.Très bien.
Je voudrais quand même dire un mot positif: quand vient le soir sur cette partie désolée du monde, il met Julien Clerc sur sa platine et c'est comme un cordon ombilical qui le rattache à la France.
N'empêche qu'il a déserté.
Oui, mais il connaît Plastic Bertrand.
Si tout le monde avait fait comme lui, il n'y aurait plus personne pour construire une civilisation nouvelle.
Oui, mais il était sincère dans son attirance pour le dollar. Ce n'est pas qu'il partait pour se faire mousser. Ou qu'il avait délibérément choisi le camp du Mal.
La sincérité, si elle permet de comprendre les rouages psychologiques qui conduisent à l'aveuglement, ne donne pas le droit de commettre un crime. À ce train, on devrait excuser les nazis parce que certains d'entre eux étaient sincères. Ce n'est pas avec ce genre d'arguments que l'on construira la tour Montparnasse.
Oui, mais sa vie au pays du dollar est restée modeste. Il ne porte pas de marques maudites sur ses vêtements, il n'a pas de Coca au frigo, sa femme utilise Elnett de L'Oréal, il n'a pas l'air de se la jouer dollar.
C'est parce qu'il n'en a pas encore eu l'occasion. Laissez-le quelques années de plus ou donnez-lui un semblant de succès, et vous verrez. Déjà, if s'est débrouillé pour ne pas payer d'impôts en France. Le pragmatisme égoïste fait son chemin.
Bon, on ne va pas y passer la nuit.
Coupable, lève-toi. Aide-le, Wagner. C'est l'heure du verdict. Après une longue délibération, le jury compétent déclare à l'unanimité que la peine prévue doit s'appliquer. Musson, ouvre les bouteilles. Wagner, tiens-le pendant que j'enlève le ruban.
Bois, mon garçon. Bois donc. Bois à la santé de Jean-Ramsès. Ce vin est le sang du pays que t'as trahi. Il y a cent vingt bouteilles à vider. Tu dois y arriver. Dépêche, on n'a pas que ça à faire. Certains n'ont pas encore eu leur part de ta femme, et tu sais que c'est contraire au grand principe de l'égalité. Tous à la même enseigne. Pas de privilégiés chez nous. Les privilégiés, laisse ça à la culture dollar. Fais gaffe, t'en verses à côté. Il sature déjà? Bouche-lui le nez, il sera bien obligé d'ouvrir la bouche. Ah, si c'est pas de la mauvaise volonté… Ah si c'est pas obtus… Pas évident de faire entrer la civilisation dans des personnes réticentes à tout changement. Chevaliers de la table ronde., goûtons voir si le vin est bon…