La ration de pastilles vertes est doublée. Richier: «Morisot, pauvre Morisot, pauvre Morisot.» Wagner: «J'aurais dû lui mettre, à la rouquine, dans son référendum, à la garce.» On attend les renforts. Toujours très chaud et humide:
« Sympathie ou pas, aucun moyen d'approcher une dollarde. Elles sont très farouches. Je ne comprends pas. Est-ce leur puritanisme indécrottable qui se manifeste ainsi ou leur patriotisme débile ou leur manque de savoir-vivre, bref, il est impossible de vider l'ecchymose. Le sergent Ducasse nous tape dans les bretelles pour nous rappeler que le viol bisou peut être passible de cour martiale. Pourtant – papa, tu me comprendras – certaines ne méritent pas mieux. Elles n'ont fait aucun effort pour apprendre le français. Les plus bornées ne savent même pas où se trouve le pays des droits de l'homme. On leur dit «France», et elles vous regardent avec leurs yeux de poules. Pour les plus informées, notre pays se résume à une recette de lentilles aux lardons. Aucune ne connaît les noms de Nougaro, Brassens, Barbara, sans même parler des moins galvaudés, comme les Chaussettes noires ou Philippe Clay. Serge Lama - il n'y a plus personne, c'est vous dire. Patricia Kaas – ça n'existe pas. Stéphanie en serait folle.
En ce moment, j'ai un air qui me trotte dans la tête, c'est J'aime regarder les filles qui marchent sur la plage. La maman Morisot lui a envoyé le morceau via le serveur sécurisé armees.fr pour lui remonter le moral. On se le passe en boucle. Je l'ai même gravé au format reptile. C'est un hymne pour les grands garçons comme moi. J'ai branché dessus mon baladeur chinetoque pendant l'assaut du bâtiment de la CNN. Méchant top planant. La voix du type, dandy mais en même temps esclave de son désir, presque fière de subir la fesse, gorgée par l'envie de copuler, cette voix, on aurait dit qu'il nous commandait d'en haut. Pas besoin de pastille verte pour avancer à travers les balles quand on a cette musique en tête. Imaginez, j'entends Leurs hanches se balancent par le désir de vivre et mon famas fait pou-pou-poum. Gentilles mais pas trop sages: pou-pou-poum. Résultat: j'ai été cité à l'ordre du bataillon pour mon courage exemplaire. Je suis un « meilleur élément», c'est le colonel Dujardin lui-même qui l'a dit. J'ai eu droit à une demi-journée de repos que j'ai passée à écouter de vieux tubes éternels et à regarder la compil des meilleurs moments de «Des chiffres et des lettres» sur France Télévision.»
Richier craque. Il pleure dans son coin et refuse de manger. Wagner: «La ferme., tu nous rases. » Richier sort de la grange à découvert. Il fait meilleur dehors. On entend une rafale de mitrailleuse. Wagner l'attrape et le tire en arrière. Puis, méthodiquement, il lui casse le nez: «Je t'avais dit de ne pas bouger!» La nuit, le toit de la grange est brûlant de fièvre:
« Ah, si seulement on avait davantage de troupes! Les meilleurs éléments sont fatigués. On a franchi mille deux cents kilomètres en terrain hostile. Crocodiles et marécages, dollars enragés et partisans, guérilla urbaine et attaques kamikazes. Et comme par un fait exprès, le commandement nous a prévenus que les jours qui viennent risquent d'être particulièrement pénibles. Ce n'étaient que chouquettes, les hélicoptères Black Hawk! L'ennemi a concentré le gros de ses troupes sur le Missouri, face à nous. Richier l'explique très bien par des considérations historiques mais ça ne nous facilite pas le moral. On aurait diablement besoin des réservistes, suivez mon regard. Il n'y a pas de raison que l'on soit les seuls à défendre la grande idée de la France.»
Richier: «On va tous crever.» Wagner: «C'est celui qui dit qui y est.» Sentiment d'impuissance. Si j aurais su., j'aurais pas venu. Le matin, à l'aube, un petit courant d'air, comme une délivrance:
«Oui, on peut dire que votre lettre ne m'a pas fait plaisir. Je ne comprends pas pourquoi Jean-Ramsès ne peut rien faire pour nia permission. Pourtant, à l'époque, je ne sais pas si vous vous en souvenez, j'ai pris sa place, en quelque sorte. Il avait cette feuille d'engagement pour la grande aventure, et pas moi, et pas moi, je regardais la feuille qui sortait négligemment de sa serviette, je bavais, je la trouvais magnifique. Du nougat! Il me chauffait le sang en me remettant en mémoire les histoires d'oncle Guillaume. Quand il est sorti à la cuisine, j'ai… Il est revenu, il a rangé la serviette et on a brusquement changé de conversation. Il ne s'est même pas rendu compte! J'ai mis mon nom, comme un gamin. Sur la feuille vierge, à l'endroit où l'on aurait dû coucher Jean-Ramsès Dubosc, j'ai posé mes tripes, mon petit ventre vivant, bien en évidence dans la ligne de mire. J'ai posté. Je me figurais que je lui avais joué un sale tour! Résultat: c'est moi qui supporte la fournaise, l'hystérie de Richier, le zoïde Wagner. Comme un gamin…
On ne se méfie jamais assez du parle-beau. Jean-Ramsès parlait bien. Un peu comme Richier, ici. Sauf que Richier, tout intello qu'il est, à jus et retardé physiquement, il est quand même à nos côtés, face à la mort, il en chie bave dans ses chaussures, c'est pas comme l'autre qui suit nos exploits à la télévision en nous attribuant des bons points.
Forcément, ça explique pourquoi il est si «gentil» avec vous et Stéphanie: il doit se sentir fautif d'avoir envoyé un homme à la boucherie boulangerie. Je crois qu'il y aura une explication entre nous le jour où je rentrerai à la maison. Ses belles phrases de laitue ne le protégeront pas., je vous le promets.»
L'ennemi se retire soudain. On ne tire plus. Les renforts ont dû le prendre à revers. Le soleil n 'est pas très haut, mais il tape. Ce sont des mauvais UV:
«Ne le prenez pas à cœur, chers parents. Sachez que je suis trop trop trop content d'être à ma place. J'ai l'air de me plaindre mais ce que je vis est exceptionnel. Ça vaut tous les voyages organisés. Parfois, Richier nous compare à la Grande Armée de Napoléon. Alors, je ne peux m'empêcher de sentir en moi des envies de batailles. Ici, tout en risquant notre peau, on forge une légende. Jean-Ramsès, lui, ne restera jamais qu'un rouage.
Essayez de l'expliquer à Stéphanie, avec les mots qui conviennent – je pense surtout à toi, maman, car tu es la plus diplomate. Dis-lui que Jean-Ramsès a un côté faux jeton qui finit par percer. Fais attention à tes expressions: elle est très susceptible en ce moment. Quand j'ai essayé dans mon précédent mail d'attirer son attention sur les points flous de notre ami, elle m'a retourné un message scandalisé, rempli de points d'exclamation. Comment ai-je fait pour m'abaisser à ce point et calomnier un homme aussi digne de respect que l'adorable, le prévenant, l'immaculé Jean-Ramsès?
Sans les bontés duquel, ni elle ni mes parents ne pourraient survivre dans une France en pleine crise de l'offre. Me rendais-je seulement compte de tout ce que les êtres qui m'étaient chers lui devaient? Elle en avait le souffle coupé. Elle me demandait même, assez perfidement, si je n'avais pas abusé de la pastille violette. Pour couronner, elle a oublié de m'envoyer un pot-pourri de la Compagnie créole, comme je l'en avais prié. Bref, je l'ai sentie blessée, alors que franchement, il n'y avait pas de quoi. Pour dissiper ce malentendu, je lui ai transmis plusieurs titres de Gilbert Bécaud que j'ai réussi à dénicher, et j'ai l'impression qu'elle a un peu dégelé. Ah, que c'est dur de comprendre les femmes et leurs mécanismes internes!»
Le capitaine est content. La troisième section a tenu. La météo annonce un orage pour cette nuit:
" Evidemment, cette situation de blocage psychologique ne m'aide pas dans mon métier de soldat. Je me sens fatigué moralement, et j'ai même eu envie de pleurer quand Zannussi s'est fait exploser à la roquette tatouer près d'Athens. Pourtant j'en ai vu crever pas mal, et des plus braves que Zannussi. Objectivement, il n'a pas souffert, si on compare avec Tavernier. Il y a eu un bruit, un peu comme quand la bouteille d'alcool est tombée dans la cheminée – vous vous souvenez, l'année où on a loué ce gîte rural près de la Mare-aux -Bœufs? -, juste un bruit et Zannussi s'est volatilisé. On n'en a pas retrouvé une miette, un doigt, rien. C'est ce vide soudain à l'endroit où il y avait un homme qui m'a foutu le cafard. "Tu as pris conscience de l'éphémère", m'a expliqué Richier. J'y ai longuement réfléchi.
Portez-vous bien.
Votre fils.»
Un fâcheux concours de circonstances
Les dollars étaient à genoux. Ils évitaient de regarder autour d'eux. Ils restaient courbés sous le poids de la honte dans leurs treillis abîmés. On aurait dit qu'ils fouillaient le for intérieur pour y trouver la clé de leur existence. Personne ne pipait. Parfois Musson leur donnait un coup de bottine, histoire de réveiller l'homme qui s'endormait en eux. Ils sursautaient, mais cet accès d'activité retombait presque dans l'instant. Telle était leur apathie, à moins que ce ne fût un complexe de supériorité habilement maquillé en détresse.
– Ohé, les gonzesses, criait alors Wolf, vous allez me secouer cette mélancolie sur vos tronches. Le photographe des armées va arriver. Pas question que vous fassiez le masque, hein.
En réalité, plus tôt dans la matinée, le photographe avait reçu un contrordre. La brigade avait capturé vivant Michael Freeman, le directeur général de McDonald's pour la Géorgie, et troisième sur la liste des personnalités les plus recherchées dans cet État. Il fallait en faire une sucette médiatique. Embourbé dans son agenda surchargé, le photographe avait oublié d'en avertir le sergent Ducasse et de décaler le rendez-vous.
Wolf n'avait aucun moyen de le savoir. Il songeait à Robin Williams dans Le Cercle des poètes disparus et poursuivait son travail de motivation.
– Je sais que vous pouvez y arriver. Je crois en votre potentiel.
Les prisonniers ne daignaient même pas lever un sourcil.
– Si vous ne faites pas un effort, vous n'aurez pas à boire, dit Wagner.
Mais ils ne comprenaient pas qu'ils se faisaient du tort.
Au mieux parvenait-on à leur tirer des grognements dont le sens approximatif était qu'ils voulaient rentrer chez eux.
– «Rentrer chez moi», s'indigna Musson. Tu crois que je n'ai pas envie de rentrer chez moi, moi? Tu crois qu'on est là par plaisir, ducon? Non mais, regardez ce malhonnête! Il veut rentrer chez lui. Monsieur voudrait rentrer dans sa maison douillette.