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Musson prenait les autres à témoin de l'incroyable insolence qu'il venait de débusquer.

On hocha les têtes en silence. Wagner pensa à sa maman à qui il n'avait pas écrit depuis un mois. Wolf., à Stéphanie, Richier, à la fille d'un charcutier imaginaire. Musson, lui, ne pensait qu'à son indignation.

– Il veut rentrer dans son petit chez-soi et mettre des pantoufles rosés? Il est un peu fatigué? Il a trop tué de petits Français, il ne s'amuse plus au combat? Aïe-aïe-aïe bigorneaux.

Le prisonnier regardait Musson et ne comprenait pas ce qu'il avait fait pour déclencher un tel déluge. Il y avait un décalage cognitif manifeste.

– Doucement, intervint Wolf, faut pas les traumatiser avant le photographe.

– Ah ben, je vais prendre des pincettes, dit Musson. Alors mon petit maouinsse, on repart sur de bonnes bases? On n'est plus du tout fâché l'un contre l'autre?

Et il le soulevait par le t-shirt.

– Y veut pas sourire, le pute-boy, même quand on lui parle gentiment, remarqua Wagner.

Wolf sentit dans ses jambes les terribles combats des nuits précédentes. Pourquoi fallait-il que les barbelés fussent toujours du mauvais côté de sa destinée? Il chercha du regard Richier, qui aurait pu lui expliquer ce phénomène, mais l'intello à jus n'était pas dans les parages. En vain tenta-t-il de se changer les idées en chantant une ballade de Laurent Voulzy. Belle-île-en-mer ou pas, il ne voyait que feux de mitrailleuse lourde.

–  On va les secouer un peu, décida-t-il.

Il y avait pas loin un vieux char AMX d'occasion. La bête soufflait bruyamment à cause du système de climatisation défaillant. Elle n'était pas disponible pour aller au combat avant un bout de temps. Le moteur crachait une puissante onde de chaleur.

– Je veux des types qui chantent. Chanter, vous comprenez? Singen. La-la-la la-la-la. Un truc jeune. Le deal est simple, ou bien tu chantes ou bien tu reçois un tir d'AMX dans le nez. The nose. Compris? Verstanden? Où est-il, Richier, pour leur traduire…

Ils devinaient plus qu'ils ne comprenaient. La tourelle de F AMX avait tourné vers eux son monocle froid.

– Musson, t'es branché jeune, toi. Vas-y, montre-leur.

Musson s'éclaircit la gorge:

– Une deux trois, une deux trois… On va leur percer le flanc, Ran tan plan tire lire au flanc… Ça, faut le répéter deux fois, zwei mal, c'est le refrain. Allez, tous ensemble… Zusammen…

Un chant mollasson s'éleva vers les nuages qui se dispersèrent rapidement. Wolf songeait à tous les pays qu'ils allaient recouvrir de leur ombre nonchalante. Peut-être que l'un d'eux, à la faveur d'un vent favorable, parviendrait à franchir l'Atlantique et s'afficherait sur le ciel de son île, au-dessus de la maison où maman dépoterait le potager, pendant que papa spéculerait sur les œufs de leur unique poule grise en arpentant le marché noir. Maman lèverait les yeux, un peu comme Wolf en ce moment, et penserait à son fiston, encore en vie, qui se battait durement dans des contrées lointaines, risquant sa jeune vie pour la culture d'une vieille nation.

Wolf essuya une larme imaginaire qui coulait sur les joues burinées de maman.

– Oputain, ça manque de couilles. C'est pas un chant, c'est une plainte de pucelle. Vous valez mieux que ça.

On fit encore une prise. La foi de Wolf ne fut guère communicative, l'ensemble du chant restant désespérément éteint.

Il essaya de leur faire honte:

– Ecoutez-moi, les pédés. Les dollars qui se sont rendus pendant la prise d'Orlando chantaient mieux que vous.

– Et si j'essayais la Jeanneton ? demanda Mus-son, un peu désemparé. Il y a des allitérations en ton qui doivent être faciles à assimiler, et une thématique d'ensemble stimulante.

– 'ssaye toujours, dit Wolf qui n'y croyait pas plus que ça.

Musson se tourna vers les prisonniers.

– Vous avez de la chance. La Jeanneton est une poésie très ancienne. Washington n'était pas né qu'on la chantait déjà. Elle fait partie du grand folklore français. Respect. Il respira un grand coup.

– Jeanneton prend sa faucille, La rirette la rirette, Jeanneton prend sa faucille, Et s'en va faucher les joncs… On y va… Eins, zwei, eins, zwei…

Ce fut à peine mieux. La plupart faisaient du play-back se ralliant seulement sur les ton et les eue. On avait là une barrière manifeste. Les mauvaises troupes manquaient de motivation. Wolf se demanda ce que Robin Williams aurait fait à sa place. L'autorité ne pouvait s'exercer sans sanction, au risque de perdre sa crédibilité. Il remarqua que le canon de l'AMX pointait haut. Il fit le geste convenu.

MPOUUUUH!

Tout le monde se retrouva à terre dans un réflexe d'aplatissement. On resta ainsi le temps que les oreilles arrêtent de siffler et que l'âme redescende dans le corps.

A cinquante pieds derrière les prisonniers, un cabanon réquisitionné se mit à fumer.

Déjà Wolf se relevait.

– La prochaine fois, il tirera plus bas, prévint-il. Musson, reprenons depuis le début.

Musson fit roucouler sa voix pleine de poussière:

– Jeanneîon prend sa faucille… La rirette la riré-é-teu…

Tout de suite, on constata une amélioration. Les prisonniers jetaient des regards troublés vers l'AMX et ne cherchaient plus à contourner l'obstacle. Ils firent un effort surhumain pour saisir la détresse du poète. Ils se hissèrent à des sommets de lyrisme inattendus. Wolf pensait: si le grand Claude Nougaro avait été là, il aurait été sous le charme. Et aussi: la culture française est d'une adhésion facile pour qui veut bien s'en donner la peine.

Des dollars qui chantaient aussi bien, on n'en avait encore jamais vu. Wolf se voyait déjà chez le colonel Dujardin en train de serrer sa petite main. Il en profiterait pour parler de la permission. « Mon colonel, dirait-il, je n'ai pas démérité.» Le colonel le taperait dans le dos en lui disant qu'il comprenait ce que Wolf voulait dire. Et voilà Wolf sur le bateau du retour. Il amène une peau de crocodile pour son père, et pour maman un sac de cookies de chez Macy's. Pour Stéphanie, une demande en mariage. Il retrouve ses copains au bar, les réformés, les pistonnés, les trouillards, et tous lui lèchent les médailles. Jean-Ramsès lui-même déroule le tapis rouge. Et Wolf n'est même pas trop fâché. Jean-Ramsès lui propose alors de venir le rejoindre au ministère. «Avec ton expérience du terrain, dit-il suavement, nous prendrons les bonnes décisions.»

Le film s'arrêta brusquement car une cacahouète désarticulée se détacha du cabanon en flammes et fit quelques pas dans leur direction. Ses bras lourdauds semblaient porter la misère du monde.

Quelqu'un cria:

– Richier, c'est Richier!

La silhouette fumante de l'intellectuel s'écrasa au sol.

– Oputain Richier! criaWolf à son tour. Kès tu fichais là?

Quelle idée de s'enfermer dans le cabanon!

On courut vers le malheureux en bousculant les hypothèses. Il serait allé écrire une lettre à sa maman ou rêvasser un brin comme le font parfois les êtres dotés de vie intérieure. Peut-être avait-il hésité entre le cabanon et, disons, les ruines duWall-mart d'où l'on avait une vue dégagée sur la banlieue d'Atlanta, pour finalement choisir le cabanon marqué des Dieux, alors que l'AMX se déplaçait déjà pour venir se caler – au millimètre près – sur sa sinistre position. Peut-être même, c'était très possible, avait-il imaginé sa permission lointaine en compagnie de quelque soubrette, loin de prévoir que ces pensées légères entraîneraient un châtiment immédiat. Ou bien, plus prosaïquement, ce serait une petite commission qui l'aurait mené vers la tragédie.

Richier serrait le carnet sur sa poitrine grassouillette. Il lui manquait la moitié de la joue. Le nez posait problème. On voyait, par l'orifice, la langue bouger entre les dents. Une dernière pensée richienne s'y démenait en pure perte. Wolf se dit qu'il faudrait le rafistoler avant de rendre le corps à la famille.

Le sergent Ducasse accourut au boucan. Il décoinça les doigts glacés de l'intellectuel et récupéra le carnet.

– Que faisait le seconde classe Richier dans le cabanon à cette heure de la journée? demanda-il de sa voix calme, figée par l'émotion, mais personne ne sut lui répondre.

On porta Richier au centre du campement. Quelqu'un eut l'idée de sortir un pistolet automatique et de le coincer entre les doigts raides. Richier prit alors une dégaine de combattant de la liberté. Avec son défaut à la figure, il avait l'air d'un vrai guerrier. Alors le sergent Ducasse se mit au garde-à-vous et lui fit un salut militaire. Jamais, dans sa vie de soldat, Richier n'avait eu droit à autant d'égards.

Puis on sentit son absence. L'univers avait un creux. Les soldats erraient sans but dans la zone commerciale dévastée. Certains se lamentaient sur leur sort en lançant des douilles dans une boîte de conserve. Même Wagner paraissait contrarié. Il pliait et dépliait ses gros doigts de tueur en série.

On ne songeait plus au photographe. Les prisonniers furent attachés par grappes à un grillage et personne ne s'en soucia pendant au moins vingt-quatre heures.

Le soir, une veillée fut organisée autour du mort. On alluma les briquets et l'on pria:

Mon Dieu, mon Dieu., donne-moi

La tourmente donne-moi.,

La souffrance donne-moi,

La mort au combat.

Mon Dieu, mon Dieu…

Richier était couché, la tête voilée jusqu'au trou de nez. Dans la lumière vacillante des briquets, une houle baignait le long flanc qui semblait tressaillir par moments. On se demandait si Richier n'allait pas se ressaisir, se redresser et se joindre au chœur. Hélas, on avait beau le dévorer des yeux, il ne bougeait toujours pas. Il avait l'air satisfait d'un cadavre.

– Il nous manquera, le philosophe, dit Wagner, la gorge serrée.

– Oh ouais, soupira Musson.

Et il lança de sa voix trouée par l'émotion:

– Non, ce n 'était pas le ra-deau, de la Më-du -se ce bateau…

Ce fut un signal de ralliement. Les soldats chantèrent la prière des copains, lentement, comme un pont-levis qui se baisse sur un lac sombre.

Ainsi s'envola l'essence de l'intellectuel.

Le carnet de Richier

Le sergent Ducasse feuilletait le vieux carnet qui avait tant souffert. Les pages couvertes d'écritures bleues et noires accueillaient son regard en rougissant. Les jours de joie, l'écriture était hachée, impatiente: on voyait que Richier avait hâte de rejoindre le groupe pour profiter d'un moment de détente. Les soirs de peine, en revanche, après de longs et harassants combats, l'écriture se faisait menue comme si Richier cherchait la solution à un gigantesque problème de mathématiques.

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