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Néanmoins la pensée richienne servait à amuser ses camarades qui ne se privaient pas de cacher son carnet ou de faire semblant de le bazarder dans le feu de camp. De fait, sa couverture portait de grosses taches de cramé, n'affectant en rien le précieux contenu mais témoignant de ces moments de détente virile.

L'encadrement voyait ces jeux innocents d'un très bon œil, estimant à juste titre que les hommes avaient besoin de soupapes pour oublier les dures journées de combat. Par de courtes remarques flatteuses., le sergent Ducasse poussait Richier à écrire davantage. Parfois, il demandait que l'auteur lui-même lût à haute voix quelques-unes de ses réflexions, et se permettait d'acquiescer ou de porter la contradiction. La conversation s'envolait alors vers de très hautes sphères inaccessibles aux mortels, et il n'était pas rare que l'on entendît les noms baroques de Barthes, Deleuze ou Lévi-Strauss illuminer le propos.

Ceux qui se piquaient d'avoir leur bac + 3 ne manquaient pas de les rejoindre et écoutaient, le visage grave. À la fin, ils posaient une question, toujours la même:

– Lacan ou pas, fait-on la nique aux dollars? Richier les regardait avec des yeux au ciel et

reprenait son explication érudite depuis le début.

Un jour., pendant l'homélie traditionnelle, tandis que le feu de camp s'éteignait tranquillement sous la grandeur des ténèbres, Richier fit une découverte. Il s'arrêta de prêcher et dit:

– Il y a vingt ans, personne n'aurait cru notre guerre possible. Personne, pas même le pape ou Nostradamus. Cependant, si l'on regarde le cheminement de l'actualité pendant ces vingt dernières années, on s'aperçoit que c'est tout à fait logiquement que l'on est parvenu à cette situation. L'engrenage des événements a été implacable, prédestiné. Les envies de guerre se sont cristallisées. Dans vingt ans, un manuel d'histoire trouverait parfaitement naturel que notre guerre ait éclaté précisément à l'époque où elle a éclaté, pas un an plus tard, ni plus tôt. Qu'un historien du futur se penche sur notre sort, alors que nous stagnons depuis un mois aux portes d'Atlanta sans avancer d'un pouce, et il n'aura qu'un mot à la bouche: «C'était parfaitement logique et prévisible, car autour d'Atlanta s'est concentrée la résistance des dollars face à l'armée des hommes libres.»

– Putain d'historien, dit Wagner en remuant les braises avec un couteau.

Il attendit que celui-ci fût chauffé à point, puis il attrapa le bras de Richier qui ne se doutait de rien et appuya la lame. Richier hurla un bon coup. Les camarades furent partagés entre fou rire et indignation. Le sergent Ducasse consigna Wagner aux travaux de déminage.

– Il est juste qu'il soit blessé, l'intello, marmonnait Wagner les jours suivants en fouillant le sol avec une longue tige.

On aurait dit qu'il fécondait la Terre.

L'honneur est sauf

Il y eut aussi la traditionnelle scène de viol.

La journée avait été tranquille et les hommes n'étaient pas méchants. Le matin, Wolf avait reçu une chanson de Stéphanie, Nougayork de Claude Nougaro, qu'il fredonnait tandis que la section se déployait dans le faubourg sud d'Atlanta, enfin sécurisé après un long bombardement. L'après-midi, on leur demanda de prendre position sur un immeuble. Et là, au dixième étage, à la faveur d'une porte entrouverte, comme par un fait exprès, ils tombèrent sur deux poulettes, dix-sept, dix-huit ans, seules dans leur grand appartement rempli de posters.

– Mazette, fit Richier, c'est des Matisse, des Picasso.

Il s'arrêta dans le couloir pour palper les reproductions.

Les poulettes n'avaient pas l'air partageuses. Elles criaient des trucs en dollar, avec des gestes d'intolérance. Alors Musson leur dit:

–  Sei gesund, ich bin ein Berliner, nous sommes amis. Moi – ami, tu comprends? Wolf, ami. Nous, Français. Franche. Verstehen Sic? Lentilles au lardons, le bon vin bien de chez nous, le Tour de l'île, Marcel Marceau, frenche quoi… Elles comprennent rien, les fientes de leur race… Mais arrêtez de gueuler, on n'a pas la gale. Vous – pas gueuler. Nicht schreien. Vous – chuuut… Recule, Wagner, tu vois bien que tu lui fais peur.

Le bon soldat fut outré.

– Que moi je lui fais peur?… J'te fais peur, pétasse? J'te fais pas peur. J'te fais peur, joconde? Voyez voir ces chochottes, peur d'un soldat français. Le comble. Alors qu'on est là pour les aider. «Soldats de la paix», ça ne vous dit rien, mochetés?

– Arrête de jouer au dur, Wagner, intervint Wolf. Ce n'est pas pa'ce qu'elles sont dollardes que t'es en droit de les insulter. D'ailleurs, le petit ensemble lui va très bien, à la rouquine.

Mais Wagner ne se calmait pas. Il serrait les filles dans un coin de l'appartement tout en lançant de grands discours patriotiques.

Quelques tirades plus tard, il fallut se rendre à l'évidence: Wagner l'avait dure comme une molaire, et il n'était pas le seul. La démangeaison avait saisi les hommes libres. Wolf lui-même avait dans la tête certaines visions de Stéphanie mélangées à des morceaux d'Antillaises.

Les dollardes ne les aidaient pas non plus. Elles se tortillaient dans leur délicat appartement tout décoré, elles frôlaient les soldats qui n'avaient pas baisé depuis la Guadeloupe, elles faisaient crier leurs jolies voix, et plus elles se mettaient en colère, plus les hommes s'échauffaient.

On trouva une chambre à coucher, un Ut de deux mètres vingt king size. On se bouscula pour y plonger en poussant ses conquêtes. Des mots durs furent alors échangés, peut-être même quelques gifles. La parade nuptiale fut réduite au strict minimum. On aurait dit que personne dans cette pièce n'avait pris la peine de lire le remarquable L'An de séduire les femmes de la regrettée D.J. Lawrence. Seul Richier, désavantagé par sa carrure peu athlétique, hésitait à sauter les préludes sur lesquelles l'éminente chercheuse insiste dans son ouvrage. Mais de quels préludes pouvait-on parler, s'il y avait sept soldats pour deux filles? Les mathématiques ne collaient pas. Et Richier de philosopher sur le pas de la porte:

– Le désir n'est pas réparti uniformément entre les sexes. Si les femmes avaient autant envie que nous, le monde serait un vaste lupanar.

Soudain Wagner s'arrêta de malaxer:

– Qui peut me prêter une capote?

Les hommes se regardèrent, surpris. Personne n'y avait songé. Wagner secoua la fille:

– Où sont tes capotes, comment tu dis déjà, protection, small protekcheune – où?

Aurait-il voulu insinuer que la responsabilité de la contraception incombait à la femme qu'il ne se serait pas pris autrement. La fille écarquillait, elle se demandait s'il fallait profiter de ce moment de répit pour crier davantage.

– Moi, désolé, sans capotes je peux pas, dit Wagner, et il jeta la fille sur la moquette comme si elle était un sac rempli de bactéries.

Les autres, vaguement impressionnés par une conduite aussi intransigeante, ralentirent leur besogne. Pour certaines choses, Wagner était une référence. Peut-être que le doute les effleura aussi, la saine peur du microbe, et l'on aurait pu dire que les campagnes du ministère de la Santé n'avaient pas été perdues pour tout le monde.

– Bon Dieu, qu'est-ce que vous fichez là? C'était la voix placide du sergent Ducasse. Il venait d'entrer dans l'appartement avec le reste de la section. Ce fut comme si on avait plongé sept érections dans un jet d'eau glacée. L'atrocité de la guerre devint soudain palpable.

Le sergent vit les deux filles vêtues de lubricité et il comprit aussitôt la teneur des événements.

– Rien de bien méchant, chef, dit Musson en se rajustant.

– C'est elles, sergent, qui nous ont provoqués, dit Wolf.

– Éros et Thanatos sont les deux substances qui régissent le cosmos, plaida Richier.

Le sergent ne fut pas spécialement ému. Il constata qu'il n'y avait pas eu pénétration, et il en fut visiblement soulagé. Slips déchirés et poitrines frictionnées: on n'en ferait pas un cinéma, semblait-il dire.

– Ouste, dit-il calmement. On nous attend sur le toit pour paramétrer l'antenne parabolique.

Les soldats se précipitèrent, un peu fayots, contents d'avoir échappé à l'irréparable.

– Y n'étaient même pas belles, grommelait Wagner comme pour se justifier.

Et pendant que l'on calait l'antenne sur les fréquences de France Télévision, on n'était pas peu fiers d'avoir à ses côtés ce brave sergent Ducasse qui venait de sauver l'honneur d'une section.

Une demande de permission

48 heures sans dormir, terré dans une grange. Les températures sont de cinq à dix degrés au-dessus des moyennes saisonnières:

«Chers parents,

La France avance. Le nord de la Géorgie a été sécurisé avec des pertes de l'ordre de 10 %, ce qui constitue une performance remarquable. Hélas, notre section a payé un lourd tribut. Vasseur n'est plus. Morisot a été sérieusement blessé par un éclat aux jumelles. Il hurle la nuit quand la pastille jaune n'agit plus. Il s'agite tellement qu'on a l'impression d'être touchés nous aussi. On ne peut s'empêcher de contrôler la marchandise. Alors on dort mal et l'on fait des rêves abominables. C'est ridicule et très humiliant.

Autre incident: Li Tuc s'est retrouvé avec des centaines de petits morceaux d'obus, chacun pas plus gros qu'une agrafe, partout dans sa peau jaune. Le médecin dit que ça ne partira jamais, c'est comme un tatouage. Je l'ai pris en photo pour mon album de souvenirs. Il n'arrête pas de se gratter, parfois jusqu'au sang. Il faut lui mettre des moufles. Pas commode par cette chaleur. Il nous insulte en oriental, il nous crache à la figure, il se débat comme un dragon, mais les ordres du médecin sont les ordres: on l'attache au lit. Calmos, lui dit-on, au moins tu es le mieux armé génétiquement pour supporter cette fournaise.

J'ai parfois l'impression qu'ils nous auront à l'usure. On a beau être plus motivés, ça ne suffit pas. On rame dans leurs espaces démesurés. Dans les zones que l'on croit sécurisées, on tombe toujours sur des débris de l'ancienne économie. Les drogués de la société de consommation, les nantis, les parasites de la finance et tous les privilégiés du régime passé souhaitent nous voir mâcher le marais. Les fanatiques se sont organisés en guérilla. On est constamment harcelés sur nos lignes arrière. On dirait que les dollars ont pris des leçons de résistance armée chez tous les peuples qu'ils ont eu sous la botte. Heureusement, la majeure partie de la population n'est pas hostile à notre présence. Ils aiment bien l'idée de recueillir les conseils d'un peuple éclairé. On reçoit de nombreux témoignages d'estime quand on leur parle des grandes idées humanistes qui fédèrent la France: l'abolition de la peine de mort, les restrictions au port des armes, la séparation de l'Église et de l'État, etc. Richier pense que c'est parce que les dollars n'ont pas d'Histoire. Ils bavent devant nos épais manuels et nos cinquante mille ans d'existence.»

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