Au fond, c'étaient de bons camarades. Je ne dis pas que Wolf se serait fait tuer pour Richier, ou qu'il aurait aimé le revoir une fois la guerre terminée, mais on se changeait les idées d'avoir parfois une conversation décalée, le soir, autour d'une bonne ration de combat.
– On a beaucoup comparé le dollar et l'Empire romain, disait Richier quand il sentait que l'ambiance le permettait. Du point de vue destinée historique, j'entends. L'histoire nous apprend que tôt ou tard les empires connaissent une phase de déclin.
– Ta gueule, Richier.
– Ce que je veux dire, reprenait imprudemment Richier, c'est qu'il peut y avoir plusieurs périodes de déclin, suivies par des envolées non moins impressionnantes. Déclin ne veut pas dire mort certaine. Ce peut être juste un mauvais moment à passer.
– Eh parle-nous plutôt des poopoos à ta sœur.
– Nous, on a l'impression que le dollar s'est enlisé, qu'il respire à peine l'asthmatique, que nous allons lui donner le coup d'euthanasie, mais c'est peut-être aussi une illusion. Nous avons le nez dans le guidon de l'histoire.
– Rhô. Scusez-moi.
– C'est quand l'Empire romain cessa de vouloir être l'Empire romain qu'il se désagrégea. La décadence vient de l'intérieur. Les vandales n'ont pas été pour grand-chose. On meurt d'abord dans sa tête. Un jour viendra quand le dollar n'aura plus envie de vivre. Quand sa culture préfabriquée ne le fera plus rêver. Ce jour-là, le maléfice tombera tout seul, à la première occasion. Nous serions alors cette mauvaise conscience qui le ferait déborder.
Richier caressait sa cuisse gonflée où puisaient d'étranges douleurs. Musson se leva:
– Eh, toi, le philosophe, t'aurais pas du pécu? Je vais poser une mine anti-personnel, là.
À ce stade, déjà content d'avoir exprimé plusieurs pensées qu'il trouvait dignes d'un début de débat à la télévision, Richier se taisait, par précaution. Et Wolf de le regarder avec dégoût et admiration, comme on regarde un fou.
La danse de l'hélicoptère
Au petit matin, comme ils s'approchaient d'Atlanta par la voie des champs, ils entendirent siffler de drôles de petites balles qui semblaient pleines de joie. Aussitôt, le grand sergent s'allongea par terre, la tête dans le marais. Wolf rampa auprès de lui.
– Je crois qu'ils ont des mitrailleuses lourdes, sergent, ils nous ont pris en feu croisé, avec des putains d'explosives.
Le diagnostic ne manquait pas de pertinence.
Le sergent, qui semblait distrait, ne répondit pas. Peut-être rêvait-il de quelque action glorieuse où le général de Gaulle en personne lui lancerait des paroles immortelles, pistolet au poing.
Wolf secoua le sergent pendant que de grosses balles chaudes, bourrées de tics, creusaient le sol autour de lui comme de petites taupes. La bottine Le seconde classe Biberon criait en agitant son famas. Son doigt montrait le Black Hawk – ce n'était pas très original.
Crier n'était pas la solution. Poum, voilà qu'il n'eut plus de jambes, le Biberon. Sans que cela fît plus de bruit que cela. Le famas de Biberon se gru-mela aussitôt. Privé de jambes, il lui était délicat de progresser vers les lignes ennemies. Il essayait pourtant, il avait la volonté qui se lisait dans le regard, mais il n'y avait rien à faire. On vit Biberon lever les yeux au ciel, l'air de dire: putain de matos, putain de jambes made in France.
Puis le seconde classe Biberon s'affaissa sous le poids de son équipement. Sa tête disparut dans les roseaux. Le caporal Kiejmann se précipita courageusement. Il lui manquait déjà un cou, au caporal. La tête ça allait, le tronc aussi, à part deux ou trois écorchures de rien du tout, mais le tiret entre les deux avait fait faux bond. Ça lui donnait une dégaine très personnelle. («C'est à regretter de ne pas avoir d'appareil numérique», pensa la partie cruelle deWolf, pour se faire censurer aussitôt.)
Plus loin, le reste de la brigade n'était guère plus en forme.
Le caporal Ducasse, si c'était lui car on ne voyait pas bien à cause de la fumée qui sortait du camion Renault, Ducasse – oui, c'était bien lui -, Ducasse pétait la forme, plus loin dans la plaine. Il portait une radio. On pouvait toujours compter sur lui. Le plus calme de tous, il mâchait un bâton de réglisse et exposait la situation à l'état-major. Il ne gesticulait pas comme l'autre bleu bite de Biberon, il parlait calmement dans le combiné. Puis il raccrocha et fit O.K. avec sa main. Wolf en fut immédiatement rassuré. L'état-major savait maintenant, pour le pétrin. La responsabilité de leur mort future était transférée à qui de droit.
Radio ou pas, le Black Hawk ne fut guère impressionné. Il se balançait doucement de gauche à droite en observant le théâtre des opérations. De temps en temps, une roquette s'envolait de sous ses ailerons et allait se planter dans le flanc français. Il avait une vue magnifique. On aurait bien aimé être à sa place, sentir la puissance de la ligne de mire, avec ces petites bêtes affolées galopant à qui mieux mieux. C'était comme pisser sur une fourmilière.
Il fallait se rendre à l'évidence: le sergent avait fait une boulette en les faisant avancer ainsi à découvert. Wolf se demanda à quoi avaient servi les millions de pompes que le sergent avait accumulées dans sa vie. C'était une pensée défaitiste, causée par l'éloignement relatif du muret.
Le Black Hawk semblait content de sa prestation. Il s'arrêta de tirer pour un instant. On aurait dit un artisan qui pose les outils pour admirer amoureusement le travail de ses mains. Wolf se risqua à bouger le petit doigt. Pas de réaction. Alors Wolf s'enhardit et avança le bras. Il attrapa le pied du sergent et s'en servit pour tâter autour de lui, des fois qu'il y eût une mine. Il ne se passa toujours rien. L'hélicoptère semblait négliger les grenadiers voltigeurs. Ce n'était pas de la pitié, évidemment. Wolf suivit son regard et vit qu'un malheureux char Leclerc égaré se dépatouillait dans le marais, vulnérable comme un cheveu dans la paume. «Il va se faire allumer», pensa Wolf. Au même instant, grâce à ses facultés télépathiques, l'hélicoptère eut la même pensée. Il pivota son court nez arrogant et se mit à cracher, cracher, cracher. Wolf se boucha les oreilles. Il s'attendait à une explosion, imminente dès lors que les obus stockés à l'intérieur du char se mettraient à fermenter.
Rien. Il ne se passa rien.
Quel dommage que le sergent ne pût relever la tête pour voir cet incroyable tableau. L'hélicoptère tirait, tirait comme un bègue, et l'autre, impassible, avançait doucement, troublé en rien dans sa fonction rampante, les projectiles pleuvant à côté de lui, l'éclaboussant parfois de boue scintillante, sans le moindre impact digne de ce nom. On aurait dit qu'un dieu facétieux avait bâti une cloche invisible qui le protégeait.
Wolf n'en croyait pas ses yeux. Le méchant hélicoptère ressemblait à un cerf-volant relié à la terre par une ficelle de balles traçantes. Il tirait à perdre haleine, on voyait qu'il s'énervait, commençait à douter, pendant que le char exécutait un numéro de funambule endormi, la moitié des chenilles encore embourbées dans le marais, la tourelle alerte cependant.
«Il va le niquer avec son canon», pensa Wolf, et l'espoir palpita vraiment quand il vit le gros cigare du char se lever en direction du coléoptère. «Tire, bon sang, tire!»
Soudain notre grosse limace se couvrit de petite vérole multicolore, typique des balles à uranium enrichi quand elles pénètrent dans le blindage. Le prodige avait cessé. Les dieux ne protégeaient plus leur jouet. On vit des gerbes de fumée violacée sortir d'une multitude de trous d'épingle, et le char se fendit d'un terrible pet de cheval.
Soulagé, le Black Hawk admirait le résultat. Il se balançait de gauche à droite en frottant ses mains invisibles. L'acharnement au travail finit toujours par payer, avait-il l'air de dire. Mort aux
faibles.
Profitant de son humeur contemplative, des grenadiers voltigeurs, Wolf en tête, se dépêchèrent de rejoindre le muret.
– Alors qu'est-ce qu'on fait maintenant? demanda une voix qui venait à peine de muer.
C'était Richier. Wolf fut estomaqué de découvrir l'intellectuel en pleine forme, alors que des gars bien plus solides mentalement avaient été amochés. Pire, sa morsure de scarabée avait l'air guérie, ou presque.
– Le sergent est mort, annonça Wolf.
Il montra le pied du sergent qu'il tenait toujours. C'était ridicule: il avait oublié de le laisser quelque part.
– On peut toujours essayer de lui tirer dessus, dit Ducasse en pointant son menton vers le terrible machin noir qui les dominait comme une question du jugement dernier.
Aucun d'entre eux n'y avait pensé jusqu'à présent. Tout comme un lapin ne pense à mordre un python qui l'observe - tout au plus, s'il est courageux, en rêve-t-il la nuit comme on rêve de quelque beauté inaccessible -, ils avaient oublié leurs armes qui pendouillaient sans vie!
Ce fut comme une seconde naissance. L'ennemi dans le viseur!
– Oputain je vais me le faire!
– Vise le compartiment des roquettes!
– Il est blindé sur les côtés!
– Jevémele jevémele!
Chacun y allait de son commentaire tandis que résonnait enfin sur la Floride endormie le chant du famas.
L'hélicoptère pivota vers eux et tira de longues rafales juteuses qui en abîmèrent plus d'un, de l'autre côté du muret. Il faisait des étincelles. On aurait dit qu'il plantait des clous dans une robe de mariée.
Peut-être eut-il la grosse tête ou ne sut gérer sa barrière de Peter, à moins que ce fût un câble à haute tension qui s'emmêlât dans ses pales: on entendit soudain le grondement mécanique de blender enragé. Le Black Hawk tomba sans éclat, comme un plat de nouilles., à deux enjambées du sergent.
D'abord indécis, les combattants de la liberté sortirent leurs têtes de derrière le muret, et observèrent l'étrange défaite de leur ennemi. Il n'y eut pas d'explosion comme on en voit dans les films, ni de feu ravageur, juste un bruit de canette froissée et un grésillement désagréable qui donna l'envie de se gratter.
Quand ils furent certains que le Black Hawk ne bougerait plus., ils s'approchèrent par groupes de trois, le caporal Ducasse en tête.
– C'est le moteur qui a lâché, dit-il avec son air nonchalant. On ne peut exclure une défaillance humaine. Ou alors une balle de famas.
Alors la joie des survivants explosa, elle, comme mille hélicoptères dans mille films hollywoodiens.