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Le seconde classe Wagner, bientôt suivi par d'autres, déchargea son fusil en l'air en signe de victoire. Spontanément, on fit une ronde autour de la bête, et l'on dansa, dansa…

Ceux qui avaient des appareils photo s'immortalisèrent sur fond de carcasse, tandis que Richier, tout intellectuel qu'il était, grimpa sur la tête du monstre et fit une galipette.

– Il faut inspecter l'intérieur, s'avisa soudain Ducasse.

Il avait raison, comme d'habitude. On se bouscula autour de la carcasse pour sortir les corps des pilotes. On voulait les toucher, les pincer, ces ennemis qui avaient fait tant de mal. Il y en avait cinq, vêtus de combinaisons noires et de casques calcinés. On les mit en rang par terre. «À vos rangs, ix!» cria Musson, et les gars rirent comme un seul homme.

Ils n'avaient pas l'air méchants, ces dollars allongés face aux nuages. «Mort aux dollars», cria encore Musson. Il prit son famas et fit une rafale sur un corps inerte. Richier, moins porté au maniement des armes, se contenta d'un simple crachat. Quant à Wagner, il entreprit de fouiller le corps de celui qui paraissait le plus gradé. Il enleva la montre, qui déménagea furtivement à son poignet, et paradait maintenant avec une plaque en aluminium où l'on pouvait lire le nom de l'ennemi ainsi que son matricule.

– Récupérez la radio, ordonna Ducasse. Les munitions non endommagées. Il y a peut-être ses plans de vol. Dépêchez-vous avant qu'il y en ait d'autres.

– Qu'ils viennent, les enfoirés, on les attend, crâna Vasseur.

–  Ouais, fit Wolf, on sait comment les mater. À coup de famas dans la gueule, oputain.

Ayant survécu à cette première escarmouche, ils étaient devenus invincibles.

Ducasse – encore lui – téléphona au colonel Dujardin pour lui rapporter la bonne nouvelle.

Le colonel félicita ses hommes chaleureusement. Il leur demanda de poursuivre vers Atlanta en faisant attention. Puis il entra les données de la bataille sous son tableur Excel et envoya une synthèse à l'état-major grâce à une liaison sans fil.

L'état-major eut une pensée silencieuse pour les pertes humaines, toujours regrettables. Et que penser du char Leclerc dont le blindage s'était montré tellement insuffisant en situation de guerre réelle. Une déception supplémentaire. «Ça pénalisera nos exportations», conclut l'état-major. Il y eut à ce sujet de longues discussions au ministère de la Défense qui aboutiraient à de profondes modifications dans la manière d'aborder ce conflit. Mais nous n'en étions pas encore là. Pour le moment, sur le terrain, les Français célébraient leur victoire et cajolaient leurs morts.

Le Nord et le Sud

Après le combat, d'un seul jet:

« Mes chers parents vivants,

Nous avons progressé sur plus de cinquante kilomètres vers Atlanta. On marche sur les bajoues des faubourgs. Partout, on nous accueille sinon avec sympathie du moins avec un intérêt prononcé pour notre position, notre culture.

La résistance armée est faible, même si, ça et là, on croise leurs sinistres hélicoptères. Si vous croyez que nous en avons peur! C'est mal nous connaître. Dites-leur partout au pays, dites-leur que les hélicoptères des dollars, on s'en torche d'une pichenette. Nous en avons abattu cinq, rien que dans ma brigade. Celui que l'on vous a montré aux infos par le cinéma aux armées, je l'ai abattu moi-même, avec ma section. Il est beau, hein! Vous avez devant vous le résultat d'une petite rafale de famas sur le plus solide hélicoptère du monde. Que l'on sache bien, c'est ce qui arrivera à celui qui osera s'en prendre aux combattants de la liberté.

Vous écrivez que Jean-Ramsès a été impressionné par notre progression. Tu m'étonnes! Je pense qu'il se rappelle certains épisodes de notre enfance. Il doit se dire que jamais il ne m'aurait cru capable d'aller aussi loin pour chercher mon bonheur. Cela dit, ce n'est vraiment pas la peine qu'il demande une médaille pour moi au ministère. C'est très, très gentil à lui de me le proposer, et je sais très bien qu'il peut arriver à m'en décrocher une, avec ses relations. Mais c'est la brigade dans son ensemble qui la mérite. S'il tient absolument à faire quelque chose pour moi, ce que je lui demanderais, c'est une permission, ne serait ce que pour trois jours, ou deux c'est une photo. Le temps de revoir Stéphanie, de la serrer contre moi, de vous embrasser vous aussi, car parfois j'ai l'impression que vous êtes tous morts EN voyage depuis longtemps, et que vos lettres sont générées par un automate informatique. Je sais, c'est stupide, mais c'est l'éloignement et la mélancolie de la guerre qui font ça. Il faut dire que l'on prend beaucoup de cachets ici, des vitamines qui nous aident à supporter la chaleur, le manque de sommeil et même une certaine notion de douleur physique, mais qui perturbent parfois notre vision du monde.

On a enterré chanté le sergent. La cérémonie était très émouvante. On a fait la Marseillaise et la Prière de l'aspirant, bien qu'il n'ait été que sergent. Puis on a lâché le sac plastique contenant le corps. La terre étrangère l'a happé, enfin «terre» n'est pas le bon mot car on est dans un terrain très sablonneux, marécageux, putride par endroits, simplement pourri. Dieu sait ce qu'il adviendra de ce corps valeureux. Les crocodiles le dessableront et en feront une fiesta. On ne pouvait le traîner jusqu'à Atlanta. C'était très bête de sa part de mourir ainsi, et pour ne pas pleurer j'ai pris mon famas et j'ai tiré en l'air. Chaque soldat a fait un serment. Moi j'ai pensé très fort à une certaine forme de vengeance. Par association d'idées, à l'autre pistache d'oncle Abe qui se la coule douce parmi les dollars alors que moi, j'en suis à ramasser les membres du sergent éparpillés parmi les fourrés, et que vous, mes très chers aimés, souffrez du rationnement.

À ce propos, je suis très content que Jean-Ramsès s'occupe de vous améliorer l'ordinaire, grâce à ses relations. C'est un bon copain. Il y a un type, ici, un certain Richier, qui lui ressemble pas mal dans sa façon d'aborder les problèmes, toujours à construire de grands ponts invisibles qui ne servent à rien. Bon, j'exagère, c'est utile parfois.

La semaine dernière, on nous a distribué une petite brochure destinée aux habitants des pays que nous traversons, la Floride, la Géorgie, etc., où l'on explique pourquoi le Sud confédéré doit devenir indépendant du Nord, ce Nord yankee, inculte et intéressé par l'exploitation économique des pauvres. Je te passe les détails mais c'est très bien formulé, avec un paragraphe spécial sur les efforts de la France en ce sens, la France qui à l'époque de la guerre de Sécession avait déjà compris toute la nature hypocrite de l'État dollar, lequel État, qui n'a d'État que le nom et qui ferait mieux de s'appeler Barbarie, je cite là de mémoire, lequel État, sous prétexte de libérer les négros très noirs, voulait mettre ses pattes crochues sur le pétrole et les champs de coton. Je peux te dire que les gens d'ici ont été très très réceptifs. Ils écoutaient Richier leur réciter le topo en dialecte dollar, ils applaudissaient. Certains allaient chercher des vivres cachés au fond des caves pour nous les offrir. Notre progression en zone urbaine en a été grandement facilitée.

Le flegmatique caporal Ducasse est devenu sergent. Je ne l'adore pas, ce Ducasse – jamais une émotion chez lui, rien que du rationnel -, mais on voit qu'il connaît le métier. C'est lui qui me demande maintenant d'arrêter d'écrire car on a une journée à la dure demain, avec une attaque qui promet. Je vous quitte donc, sans oublier de dédicacer à Steph une chanson, l'Aziza de Daniel Ballavoine, surtout le deuxième couplet, je te veux si tu veux de moi, etc. Pourquoi ne m'a t'elle rien envoyé depuis Il jouait du piano debout, ça fait maintenant deux semaines? Faut dire qu'on ne s'en lasse pas. France Gall, c'est top de chez top. Elle produit une grande impression ici, quand je la fais écouter à des prisonniers, comme nous y encourage le commandement. Ils ont la bouche qui en tombe. Ça les change de Britney Spears, qu'elle soit maudite où je pense!

Je vous embrasse.

Wolf.»

Chez l'oncle Walt

Pourquoi avait-on ainsi la sensation d'avancer alors que les paramètres extérieurs, la vitesse, les positions respectives des immeubles, le sifflement du vent aux oreilles, tout nous indiquait que l'on marchait à reculons? On entrait dans la roulotte du capitaine, son visage plat comme une carte d'état-major se projetait devant nous, on se mettait au garde-à-vous protocolaire, et l'on recevait l'ordre suivant:

– Guillemot, vous allez me prendre une vingtaine de morons et vous vous zappez à Disneyland, Orlando.

– Oui, mon capitaine.

– Vous vous êtes rasé avec une biscotte.

– Non, mon capitaine,

– Vous savez ce que vous avez à faire.

– Oui, Orlando est à deux cents kilomètres au sud de notre position.

– Vous savez ou vous savez pas.

– Je sais, mon capitaine. Et le reste de la compagnie? Le sergent Ducasse?

– La région est sécurisée par un escadron de gendarmes mobiles. Vingt hommes devraient suffire. Exécution. Ah oui, Guillemot!

– Oui, mon capitaine.

– Vous êtes promu caporal. Passez prendre un velcro à l'intendance.

On sortait de la roulotte, on jetait un dernier regard sur son visage plat où était inscrite en caractères incompréhensibles une partie de notre avenir, on marchait en oscillant comme un point d'interrogation vers les habitations réquisitionnées où logeaient les sans-grade.

– Morisot. Furtier. Badulot. Nimier. Josse. Vas-seur. Pusard. Noussot. Klein. Zannussi. Le Goïc. Ouazazate. Matuska. Richier.

– Présent.

– Fais pas ton intello. Douze, treize, quatorze. Encore six. Wagner. Li Tuc. Musson. V'nez là. Barbier. Jarnac. Tavernier. V'nez là qu'on vous dit.

– La lettre à ma mère.

– On l'encule, ta mère, on part à Disneyland. -Ouah!

– Richier, tu me prends la brochure numéro deux, «Lutte contre l'hégémonie culturelle».

On comprenait soudain que même si l'on partait plus de deux cents kilomètres au sud, le destin, lui, resterait soudé à notre personne comme le nez à l'entrejoues. On aurait beau secouer le corps dans toutes les directions, le destin, ce pot de colle, mettrait un malin plaisir à nous suivre, pire, il nous précéderait d'une poignée d'instants à la seule fin de nous narguer et de dégager le terrain pour nos lâchetés futures. Ainsi les tirs de mortier préparent le terrain à l'infanterie.

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