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La nature ici est luxuriante. Il y a des insectes que je n'ai jamais vus de ma vie. Vers le lac Okeecho-bee, alors que l'on traversait un marécage, on a tiré des crocodiles. Une sorte de scarabée gros comme le poing a mordu le deuxième classe Richier à la cuisse. L'air est chargé de miasmes. La nuit, on entend des cris de jungle qui nous glacent les os alors que le thermomètre ne descend pas en dessous de trente-cinq. Tout me conforte dans l'opinion que l'homme européen n'a rien à faire ici. Seuls des individus parfaitement malsains de corps et d'esprit peuvent s'acclimater. L'influence néfaste de la nature explique sans doute pourquoi les dollars ont si mal tourné dans leur ensemble, alors qu'ils avaient tout pour réussir si leurs ancêtres étaient restés dans leurs pays d'origine au lieu de chercher la cocagne dans ce nouveau monde, qui n'a rien de nouveau ni d'accueillant.

À Jacksonville, nous avons croisé le colonel Dujardin, souriant et détendu. Il nous a passés en revue. C'est là que j'ai appris que les trois quarts de la Floride avaient été sécurisés avec des pertes minimes. Le blitzkrieg a du bon, qu'il a dit, le colonel. On voyait qu'il pensait à des références qu'il avait eues à l'École de Guerre. Il nous a prévenus cependant qu'il ne fallait pas trop nous croire dans la chantilly, car plus au nord, des accrochages sérieux ont lieu autour d'Atlanta. Le colonel a supposé que le régiment engagé là-bas pourrait avoir besoin de notre soutien. Les ennemis reculent mais la guerre est loin d'être gagnée.

On va passer à la deuxième phase. «Il faudra attaquer là où ils sont fragiles», a dit le colonel, et il a ajouté: «Il faut briser le mythe dollar, la culture dollar, pour leur enlever l'envie de se battre.» Je ne prévois pas de permission avant un bout de temps, peut-être deux ou trois mois. Dans ces conditions, dites plein de choses patientes à Stéphanie. Faut qu'elle soit forte. Quand le général de Gaulle est arrivé à Londres après la débâcle, sa femme a très vite montré des signes de lassitude à cause du climat de pluie et de bruine. Ce n'est pas le Maroc, qu'elle disait. Pourtant, ils ont serré les dents et leur attente a fini par payer. Je voudrais que vous le répétiez à Stéphanie. «Leur attente a fini par payer.» Personnellement, je trouve cette histoire très réconfortante. J'ai du mal à lui en parler dans mes lettres: tu sais, papa, comment sont les femmes, il leur faut du sentiment ou un ersatz, pas des hypothèses sur l'avenir. La femme déteste l'incertitude. Du moins, c'est ce que je suppose car dès que j'essaye d'évoquer des choses sérieuses, je sens comme une déception dans le courrier que je reçois.

Je vois d'ici maman qui s'inquiète pour notre relation. Chère maman! Ne te fais pas de mauvaise bile., maman, tout va très bien entre Steph et moi, vraiment, je t'assure. C'est la guerre, donc l'absence, donc l'abstinence, qui crée une légère tension, bien compréhensible. Le contraire serait étonnant. Moi, j'évacue par le combat, mais elle? Je me mets à sa place. Heureusement, on a notre web où l'on peut échanger des messages au format radioshark. Je le consulte dès que j'ai un moment entre deux missions sur le terrain. La dernière fois, Stéphanie m'a posté une chanson de Michel Polna-reff, Kama Sutra – tu vois le sous-entendu? A mon tour, je lui ai envoyé une chanson de Julien Clerc, qu'elle a pu télécharger sur armees.fr. Ce n'est rien, Tu le sais bien, Le temps passe, Ce n'est rien. Je crois que ça convient parfaitement à ce que l'on vit, elle et moi, en ce moment.

Je vous embrasse.

Votre Wolf.

P.-S. Les dollars ne sont pas des surhommes, j'en ai eu la preuve formelle il y a quelques jours. Il n'y a pas de barrière magnétique qui les protégerait, ou de maléfice à la con, comme on entend parfois chez les ploucs de banlieue. Encore moins de pommade qui les rendrait durs comme de la pierre. Ce sont des superstitions qui ne valent pas un pet de lardon. Les dollars, quand ils se prennent une balle dans le poumon, surtout si c'est une balle de famas, qui sont les meilleures balles du monde parce qu'elles ne pèsent rien, conjuguées à une poussée initiale très forte à la sortie du canon, le trou est tout petit mais les dégâts sont bonbon, la coquine ne ressort pas immédiatement, elle se balade un peu partout, comme un globule blanc, ça vous fatigue un dollar, ça le rend tout mou, il tombe dans les corn-flakes. Dites-le à Jean-Ramsès. J'ai vérifié.»

Nos ancêtres, les Gaulois

En vain cherchait-on dans ces paysages ponctués de palmiers sales des traces de l'ancienne présence française.

C'était vers 1560, expliquait le seconde classe Richier, très fanfaron sur les connaissances. Les troupes françaises, soutenues par l'amiral de Coli-gny, débarquèrent pas loin de Jacksonville, où elles construisirent un fort, le Fort Caroline, et tentèrent de fonder une colonie. L'expérience dura quinze mois.

On s'étonnait. Quinze mois! Avant de progresser vers la Louisiane? Non, soupirait Richier, avant de se faire ratatiner par les Espagnols.

On se courba mentalement sous la mauvaise nouvelle. On aurait dit que cette information du passé diminuait nos chances de succès dans la guerre actuelle, alors que franchement il n'y avait pas de rapport. Le seconde classe Wagner semblait douter. Les Espagnols n'auraient eu aucune chance en Floride, disait-il, surtout face à de l'infanterie française. Il accusa Richier de pratiquer de la désinformation. Il le secoua à sa manière pour lui faire passer les propos scandaleux, et Richier finit par se rétracter. Non, admit-il, un peu penaud, l'armée espagnole n'est pas à la hauteur de la nôtre, elle ne l'a jamais été, elle ne le sera jamais. D'ailleurs on serait bien embêté s'il fallait citer un nom de char espagnol, sans parler de porte-avions, alors que tout le monde connaît le Leclerc, l'AMX, le VAB. Il s'était mal documenté, voilà tout. À la bonne heure, disait Wagner. S'il n'y avait pas eu les putains de Pyrénées pour se planquer derrière, l'Espagne serait une république, et saine depuis longtemps. Richier acquiesçait faiblement.

On écoutait la dispute d'une oreille distraite. Le camion roulait vite, brinquebalant nos corps transformés en machines de guerre. La route semée de détritus et de voitures carbonisées se prolongeait à l'infini. On frissonnait en songeant à ces temps, pas si éloignés que ça, où nos ancêtres audacieux avaient osé l'aventure. Débarquer en Floride, quelle mouche les avait piqués? Avaient-ils pressenti, par quelque flash venu du futur, l'apparition prochaine sur ce sol hostile d'une nation perfide avec tout ce que cela comporterait de déceptions pour le monde? Auraient-ils voulu l'empêcher? Valeureux soldats, morts pour la France.

À force d'y penser, on commençait à sentir leur présence fantomatique sur cène terre de souffrance. On aurait dit qu'ils flottaient autour du camion. «Coligny, nous voilà», lança quelqu'un. Et l'on reprit, d'un chœur bourru et triste: «Une flamme sacrée monte du sol natal. Et la France enivrée te salue, Amiral!»

Un cadeau opportun

À Jacksonville, le colonel Dujardin discutait avec les élus locaux réunis en grande pompe, à l'aide d'un interprète car il ne parlait pas dollar. Le colonel portait un gilet pare-balles – on ne sait jamais. Au loin, on entendait le son de la canonnade, majestueuse et douce comme le tonnerre d'un orage qui s'éloigne.

– Je vous parle au nom du Grand-Aïeul qui habite en France. Le Grand-Aïeul a envoyé ses soldats pour voir comment ses enfants vivent de ce côté de l'Atlantique, car on lui a rapporté de bien mauvaises choses. Certains de ses enfants ont mis leur vie au service du dollar, d'autres ne font qu'exploiter leurs frères plus faibles économiquement, d'autres enfin pensent soumettre la planète à leurs besoins d'expansion. Le Grand-Aïeul est très chagriné. Il voudrait dire à ses enfants de Jacksonville qu'il leur a apporté un fourgon de cadeaux s'ils rejettent ces modes de vie d'un autre âge. Il voudrait aussi leur dire que s'ils n'obéissent pas à la voix de la raison, il enverra une armée plus nombreuse que tous les grains de blé de leurs champs et il fera pleuvoir sur leur tête de multiples fléaux dont il m'a chargé personnellement. Vous avez le choix entre la guerre, avec ce que cela comporte de barbarie, avec le risque de lire la désapprobation dans les yeux de vos enfants et petits-enfants, s'ils ne sont pas morts d'ici-là, et la paix, une paix des braves, une paix dans l'axe de la paix. Nous ne venons pas chez vous en ennemis. Ce n'est pas pour piller vos McDo et KFC que nous avons fait sept mille kilomètres. Ouvrez les yeux. Nous venons vous sauver de vos propres démons. Car le peuple des dollars est un grand peuple.

Pendant que l'interprète traduisait, les élus locaux échangeaient entre eux des remarques sur tel ou tel point du discours. Certains comptaient du regard les soldats présents ou trouaient mentalement le gilet pare-balles, et l'on voyait à leur mine renfrognée qu'ils étaient capables de toutes les trahisons. D'autres, visiblement tentés, lorgnaient vers les grandes caisses où tintaient les cadeaux.

– Ils veulent voir les présents d'abord, dit enfin l'interprète après de nombreux palabres.

L'élu majeur de Jacksonville campait fièrement en croisant les bras. Le nez en l'air, il paraissait intraitable.

Le colonel fit «oui» de la main. On s'affaira autour d'une grande malle. Elle était remplie de bouteilles de vin, d'accessoires Hermès, de produits cosmétiques et de gris-gris, sans oublier quelques livres de Saint-Exupéry, d'A bout de souffle édition collector, de Tintin en Amérique et d'écharpes tricolores au blason du FC Monaco.

L'Empire romain

Sous ses airs de soldat modèle, le deuxième classe Richier était un intellectuel à jus.Wolf eut tôt fait de le comprendre: l'animal se promenait partout avec un cahier où il griffonnait des textes inutiles. Richier glissait le cahier et son stupide contenu dans la poche de cuisse, là où un soldat en bonne santé mettrait un baladeur radioshark et la photo de Cléopâtre. Quand la guerre faisait une pause, il sortait le cahier et se mettait à écrire au crayon à papier. «C'est un pédé», pouffait-on. Peut-être voulait-il devenir écrivain, mais ce n'était pas une excuse.

À le voir parader de la sorte, Wolf se disait que c'était sacrement bien fait, le coup de la morsure de scarabée. Les animaux sauvages ont cette intuition formidable qui les fait s'attaquer aux plus faibles, aux plus oiseux du troupeau.

Après que le scarabée l'eut mordu, la cuisse de Richier se remplit de pus fluorescent et on le crut condamné. Le cahier déménagea vers la poche de poitrine. Maintenant, quand il parlait de choses intellectuelles., Richier tapotait sa poitrine l'air de dire., «c'est tout noté là» ou «j'ai déjà réfléchi à la question, vous pensez bien». C'était très agaçant pour les autres. Parfois, avec ses camarades, Wolf arrachait le cahier et jouait à le lancer pendant que Richier sautait maladroitement en essayant de l'attraper.

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