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Maintenant, le gérant se vautrait tranquillement dans son poumon en bouillie. En tombant, sa tête avait écrasé le paquet de corn-flakes. Oubliés d'un coup ses problèmes de divorce!

– T'as rien à te reprocher, petit, t'as fait le max, c'est le réflexe de famas qui l'a tué.

– Je ne voulais pas. Juste le blesser au poignet pour lui faire lâcher son arme.

– T'es pas cap, remarqua sérieusement le sergent. T'es pas Dolph Lundgren. Quand il tire dans le bras du méchant pour lui faire lâcher la grenade, dans Scorpion rouge, ce genre de conneries, t'oublies.

Wolf s'assit dans les restes d'une camionnette. Il regarda ses doigts. «Les doigts d'un tueur», pensa-t-il. Quand il se gratta le nez, il sentit distinctement l'odeur de la poudre.

– Je ne voulais pas, répéta-t-il mais avec un peu moins de conviction.

– J'sais bien, petit, c'est duralex, le premier type on ne l'oublie jamais. Parfois il viendra te faire suer la nuit, dans tes déchets de rêves. Le général de Gaulle disait, avec ce détachement qui le caractérisait: «Le plus dur, quand on tue un homme, c'est de viser la tête.»Tu vois, il ne portait pas à conséquence.

Ils méditèrent les paroles du grand homme.

Comme ils avaient faim et que leurs rations n'étaient pas encore livrées par les hommes du génie, le sergent invita Wolf encore tout tremblant chez KFC, de l'autre côté de la vie.

La rafale avait laissé sur la façade une cicatrice de varicelle.

Ils mangèrent en silence des restes froids de poulet industriel abandonné par l'ennemi en déroute.

Plus tard, dans le camion Renault, Wolf partagea avec ses camarades le coup de sang de son premier tué. Il raconta les corn-flakes, la caisse qui fit ding ding dong, l'haleine mystérieuse de la mort… Les camarades voulaient en savoir toujours davantage. Insatiables curieux! Sous l'œil bienveillant du sergent, Wolf livrait des détails, refaisait le geste du famas, mimait la tête crispée du gérant.

– Ce ne serait pas arrivé si les dollars n'avaient pour habitude de se promener avec des armes à feu, remarqua-t-on.

On aborda ainsi le vaste problème du port d'armes et du deuxième amendement. Richier avait une théorie à ce sujet.

– Oé les pucelles, dit le sergent, un peu dépassé par la tournure de la conversation, arrêtez de saouler le deuxième classe. Vous en aurez vous aussi des erreurs de mort sur les bras, je parie sur vot' chance.

Il cracha dans le crépuscule.

Le soir, compte tenu de son traumatisme, Wolf fut dispensé de corvée de nettoyage des armes (c'est Richier qui en hérita). Il en profita pour réfléchir à la fragilité de cette substance que l'on nomme la vie et du droit qu'il avait pris de l'enlever. L'odeur de poudre était tenace cependant, comme du pipi de chat.

L'incident de la pastille jaune

Samedi matiny d'un seul jet:

«Mes très chers papa et maman,

Je suis désolé d'avoir mis autant de temps à vous répondre: nous avions du pain sur la planche, ici, c'est peu dire. Jamais je n'aurais cru la Floride aussi grande. Malgré la puissance moteur des Renault, qui sont les meilleurs camions du monde, nous avons mis plusieurs jours pour atteindre Orlando, puis Jacksonville. Nos amis des troupes Alpha ont bien fait leur travail, trop même: pas un pont n'est debout, pas une ligne à haute tension. L'infrastructure des dollars est en miettes. Sans elle, les dollars sont comme des canards sans tête, ils errent sans but dans des rues livides. Plus de télévision, plus d'Internet, ils sont perdus. La nuit, la seule lumière qu'on ait vient des stations d'essence en flammes.

Pour mettre toutes les chances de notre côté, le haut commandement a décidé de disperser des millions de tracts en français et en dollar, où l'on explique par le menu notre vision pacifique. « Un autre monde est possible», qu'on leur dit, «acceptez la main tendue d'une des plus vieilles civilisations du monde», et je crois que c'est là un message universel.

Les dollars nous ont violemment sous-estimés. Jamais ils ne nous ont crus capables de venir les chatouiller chez eux, comme ça, à la hussarde. Ils pensaient que nous leur faisions du cinéma français quand on disait que notre patience avait des limites. Eh bien, ils se sont trompés.

Le débarquement lui-même s'est passé comme lubrifié. Une préparation aérienne minime, suivie d'un pilonnage au mortier même pas très poussé, une section en reconnaissance qui prend position sur la plage abandonnée, et moi dans la suivante, avec les secondes classes Richier, Wagner, Vasseur, Musson, un peu d'eau salée dans les bottines, et hop, nous voilà au pays de l'injustice sociale. Pas un seul soldat en face de nous. Vivant, je précise. Quelques morts ou en train, vite recouverts par des couvertures de survie et évacués par nos services d'hygiène aux armées, quelques voitures retournées, pas de quoi faire un reportage au vingt heures. Franchement, les images qu'on nous montre des guerres dans les pays du tiers monde sont bien plus secoue-conscience que la piteuse prestation de ce pays pourri par le fric.

Ah s'ils avaient su! Ils nous auraient construit des bunkers comme on en a autour de notre île. Surtout, leurs troupes auraient eu une posture plus défensive au lieu de se concentrer sur l'envahissement de pays innocents. Il paraît que le gros de leurs forces, qui ne nous font même pas peur., est à des milliers de kilomètres, quelque part en Asie ou à un autre endroit du globe que les dollars considèrent comme leur pré carré. Bananes!

Quand on tombe sur des reliquats de leur armée, on ne peut que constater le piètre état de préparation. Ils ont du matériel de pointe, mais le moral ne suit pas. Ils ont les foies dès qu'une difficulté matérielle les prive de leur beurre de cacahouètes quotidien. Le régiment de Petersburg s'est rendu quand la ville a été rationnée en eau courante. À Sarasota, on a vu des policiers nous remettre les clés de l'armurerie locale. Pas un coup de feu n'a été échangé à Daytona Beach. Partout, la même stupeur devant nos troupes fières, le même soulagement quand on leur apprend que l'on ne vient pas pour les ennuyer mais pour les libérer de la domination des trop riches. Il y en a qui se mettent à nous applaudir. Parfois on nous apporte à manger, mais le sergent a strictement interdit d'y toucher, car il a peur d'un coup fourré. De toute façon, on n'est pas tentés par l'ordinaire qu'ils consomment.

Il suffit de voir le résultat sur leurs organismes. Les rues sont pleines de grosses larves traînant leur misérable obésité. Parfois, j'ai pitié des dollars.»

A cet instant, Biberon fit de grands gestes: il l'appelait sous la tente. Wolf bâillonna son inspiration.

– Entre vite et ferme derrière toi, dit Biberon avec des airs de conspirateur.

Une odeur de fauve aux pieds sales comprima les narines. Trois pas plus loin, Wolf se cogna à la traverse du lit pliant. Là, entre deux paillasses, Wagner, Musson et Vasseur étaient accroupis au-dessus d'une petite flamme bleue. Vasseur tenait une cuillère où nageait une pastille jaune, Musson touillait la préparation avec une paille, Wagner montait une pipe à eau avec des canettes de Coca-Cola.

– C'est une tassepé de jaune, fit Biberon comme si on avait besoin d'une explication.

– Je vois ce que je vois, dit Wolf.

Il savait qu'il aurait l'honneur de la première taffe – personne à part lui n'avait encore tué de dollar. Il attendit que le liquide se mît à bouillir, avec par endroits des calots noirâtres.

– Ça va être autre chose que la violette, saliva Biberon.

– J'espère bien, dit Wolf.

Musson éteignit le réchaud:

– C'est prêt!

Il versa le liquide dans une canette coupée en deux qu'il couvrit de film alimentaire. Un astucieux système de pailles et de réservoirs bricolé par Wagner fut monté par-dessus. Wolf s'installa sur le lit, enleva ses bottines et mit le bout de la paille sous la langue. Biberon scrutait les palpitations de ses narines.

– Alors? demanda-t-il quand Wolf eut expiré.

«Dégage!» aurait voulu gémir Wolf, mais sa bouche ne s'ouvrit pas. Il ne voyait rien d'autre qu'un immense champ de coquelicots.

Soudain quelqu'un cria:

– Vingt-deux!

Il y eut du bruit, des canettes froissées, un courant d'air et de longues conversations en sourdine.

Quand il revint à lui, l'infirmier Fitoussi éclairait le fond de son œil à la lampe torche.

– Bienvenue en Floride, dit-il. Tu nous as fait une boulette.

Pendant une semaine, Wolf but beaucoup d'eau. Il pissa jaune. Les camarades se moquaient de lui sans pitié mais personne ne le dénonça au sergent.

Mercredi., après une visite de routine à l'infirmerie. La mémoire revient. Les mains ne tremblent plus:

«Une bien bonne m'est arrivée dans une épicerie d'Orange Lake. On est tombé sur des bouteilles du pays, un petit vin de l'île, AOC et tout. «Y s'emmerdent pas», a dit le sergent. Surtout vu le prix qu'ils le vendent, notre vin. Dix fois plus cher qu'au Huit-à-huit. Et tu crois que la différence va au peuple? Tends l'autre joue, eh bouffon! Ce sont les rapaces qui se sucrent sur le dos du consommateur. Il avait raison, l'oncle Guillaume.

On leur a pris une caisse pour améliorer l'ordinaire. Rassure-toi, je n'ai rien payé. L'épicier nous a fait cadeau. Moi, en échange, je lui ai donné un pin's du Tour de l'île, tu sais, celui avec le col de la Vachette. Il a paru surpris. Peut-être s'attendait-il à ce qu'on le vole, purement et simplement. Telle est la propagande anti-française que l'on distille là-bas depuis des années. On serait des petits calibres forts en gueule, tout juste capables d'escroquer le reste de la planète avec nos produits même pas bons. Je te jure, il y a de quoi avoir la haine.

Divine liqueur! On l'a bue en se racontant les histoires du pays. C'était un grand soir. J'ai beaucoup pensé à vous, qui êtes si loin. Le ciel était magnifique. On voyait la Grande Ourse. Les étoiles filaient tellement que je n'avais pas le temps de faire un vœu il y en avait une autre, et une autre, et une autre! « C'est la DCA, vaginale de leur mère à clapet punaise», a dit le sergent. Voyez comme la guerre sait imiter la nature.

Le sergent a une sacrée descente. La caisse a tôt fait de se vider. Et tu ne devineras jamais ce que j'ai lu sur l'étiquette, au fond du cageot. Un nom qui m'a semblé familier. «Société d'import-export Abe Carnot. Produits exotiques.» J'ai relu deux fois, dix fois, je t'assure, il n'y a pas d'erreur possible. La châtaigne n'est pas loin. Le hasard fait bien les choses, me suis-je dit. Ah s'il tombe entre mes mains! Je n'ai pas pu m'empêcher de scruter la nuit, comme si l'oncle Abe était quelque part à côté de nous, caché dans l'obscurité. Je n'ai entendu que les cris des chauves-souris, des coassements de crapaud (dont plusieurs espèces venimeuses), des hurlements d'effraie. C'était absurde, mais on aurait dit que je sentais sa présence.

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