auprès de Biberon. Il tenait un sac de vingt portions kaki. La sienne était déjà ouverte et son contenu s'étalait sur le futon.
Biberon énumérait ses trésors:
– Une boîte d'allumettes waterproof, une conserve de bœuf compressé, un échantillon d'alcool, une part de fromage Président, du fil et une aiguille, ouah ouah, un mini-réchaud pliable, des biscuits, un morceau de chocolat, une plaquette de pastilles de différentes couleurs.
Il y avait trente pastilles vertes, marquées «vitamines à prendre à jeun», dix pastilles violettes «en cas de douleur», deux pastilles jaunes «hémorragie grave» et une pastille orange sans titre, fermée par une double protection.
– Otamère, on dirait la pilule.
– Ta gueule, coupa Fitoussi.
Il avait fait médecine.
On n'allait pas commencer à se disputer.
0 heure 45 minutes. Sentiment d'urgence: « Bientôt, le premier combat. Le colonel nous a dit aujourd'hui que la région serait préparée par nos camarades des troupes Alpha. J'ai entièrement confiance dans ces hommes qui sont les meilleurs soldats du monde. Ils font la guerre avec humanisme et discernement. Ici nous prions tous pour avoir l'honneur d'être mutés un jour dans cette brigade légendaire. La veuve et l'orphelin sont au centre de leur dispositif, et ce ne sont pas des paroles en l'air ou un bon mot, j'ai lu quelque part que un pour cent de leur budget global est reversé à des œuvres de bienfaisance. J'aimerais que l'on ait semblable mécanisme dans notre régiment.»
0 heure 52 minutes:
– Qui veut faire une partie de tarot? beugla Morisot.
Il avait déjà fini, lui. L'enveloppe reposait triomphalement sur le haut de son sac. On eût dit qu'il avait conquis l'Everest.
0 heure 52 minutes. L'inspiration est bel et bien là:
« Chers parents, ne vous inquiétez pas de ce louf-louf que l'on entend dans les journaux comme quoi notre armée est plus petite en nombre et moins bien équipée que celle des big macs dollars. Ils ne savent pas ce qu'ils racontent, ces généraux à la retraite. Il y a beaucoup de désinformation. Les blancs-becs jouent les Cassandre. Ils se croient encore au xx«siècle. Je ne dis pas que tout est rosé avec des fleurs mais les nombres ne font pas tout. Les nombres sont impressionnants sur du papier journal et font peur au rentier, mais la réalité du terrain est tout autre. Notre détermination ne se mesure pas avec des nombres. Le sergent instructeur rappelle souvent que Napoléon a conquis l'Europe avec des nombres modestes. Le génie militaire nique les chiffres, qu'il dit. Et de ce point de vue, nous sommes très bien lotis. Car notre commandement ne réfléchit pas à la légère. Vous pensez bien qu'il n'est pas question pour eux de nous envoyer au casse-pipe, même si nous ne demandons pas mieux, car mourir pour une grande idée est la seule mort qui soit digne. Je n'ai pas peur.
Puisqu'on en parle, chers parents, ne soyez pas déçus si je devais y rester. Le colonel Dujardin nous a prévenus que ce ne serait pas une partie de chasse. Il y aura des blessés, des morts. Je n'ai pas peur. Souvenez-vous de ce que disait le général de Gaulle: «Si ton ennemi t'outrage, va t'asseoir devant sa porte, tu verras passer son cadavre.» Le colonel Dujardin est à l'image de ce grand homme, toujours prêt à payer de sa personne. Je suis persuadé que s'il y a des morts, le colonel Dujardin mourra en premier. Tant que les journaux n'ont pas annoncé sa mauvaise fortune, vous pouvez être tranquilles pour moi…»
1 heure 10 minutes:
– T'as une photo de ta copine?
On soulevait une paupière, soupesant l'expression niaise du deuxième classe Morisot.
– Eh, lui file pas, dit Wagner, il ira s'astiquer le pied-de-biche.
– Pas du tout, pas du tout, se justifia Morisot. Simple curiosité.
î heure 13 minutes:
« Donnez-moi des nouvelles du pays. Que devient Jean-Ramsès? Se plaît-il toujours dans son ministère? Il doit m'en vouloir à mort d'être là. J'ai en quelque sorte pris sa place. Dites à Stéphanie qu'elle me manque. Je vais essayer de lui écrire séparément, si j'en ai le courage après ce qui s'est passé au moment de l'incorporation. C'est mon seul regret, l'appel s'est fait dans le secret et la précipitation, je n'ai pas eu le temps de lui expliquer. Si l'on veut un jour terrasser Magog et manger des lentilles aux lardons sur les marches de la Maison-Blanche, l'effet de surprise est un brillant coup tactique. Essayez de lui parler, elle vous écoutera peut-être.
Votre fils qui vous aime très fort.
Wolf.
P.-S. Dehors on entend les ordres de rassemblement. Je n'ai pas peur.»
7 heures 30 minutes. Levée du courrier: L'enveloppe portait un cachet violet «Franchise militaire». Elle passa par un scanneur à grande vitesse de l'armée qui numérisa le contenu. Le texte océrisé fut mâché par un logiciel de classement sémantique. Un supercalculateur fit la transcription en mots clés. La censure n'y trouva rien à redire, sauf quelques mots malheureux, biffés et remplacés par des équivalents en petites majuscules comme ceci. Un tampon orange avec un code-barre indiqua que l'enveloppe pouvait poursuivre son voyage. Conformément à la loi «informatique et libertés», le nom du soldat fut aussitôt effacé des fichiers. La machine ne conserva que son grade, seconde classe, et son lieu d'affectation, la Floride, à des fins statistiques.
Deux jours plus tard, le facteur sonnait chez les Guillemot. Mme Guillemot, d'une main inquiète, saisit l'enveloppe. «C'est le petit! cria-t-elle en arrachant le rabat. Il est vivant!»
Dans l'antre sombre du transport de troupes Renault, énorme camion-baleine un peu vieillot, construit dans les années 2000 pour lutter contre le chômage technique des ouvriers de France, la digestion allait bon train.
– Il paraît qu'ils ont des bombes qui détectent les ondes céphaliques.
– Otarace.
– T'es sûr, Richier?
– Je l'ai lu dans Science amp; Vie. Il suffit que tu penses à un truc, je sais pass ta maman ou la fille du charcutier, tu produis là-dedans une onde électromagnétique. Les pensées ne sont que mouvements d'électrons. C'est prouvé. Un signal très faible mais quand même suffisant pour leurs antennes de troisième génération. Un satellite sert de relais. Pendant que tu manges ton bœuf aux choux, ou Dieu sait ce qu'on mange par chez toi.
– Lentilles aux lardons.
– Mouais, tu manges tes lentilles qui font péter l'ozone, tu les écrases entre tes dents sans te douter qu'un missile se dirige par tes pensées droit vers ta tête.
– C'est des conneries, otamère. Richier, tu déconnes.
– Moi, ça me semble crédible. On détecte bien la chaleur. Il peut faire nuit à crever les yeux, ton nègre dans le tunnel tu le vois limpide, comme s'il broutait au fond d'une baignoire. C'est force, c'est technique.
– Il n'y a pas besoin d'ondes céphaliques pour ça. Les infrarouges suffisent.
– Non. Pa'ce que ton satellite il est bien obligé de savoir si c'est un français qui pense ou un boche ou un dollar pour éviter les bavures.
– Ne me dis pas, oputain, qu'ils lisent dans les pensées. Je n'ai plus dix ans.
– Il y a un truc tout simple. L'onde céphalique n'a pas la même intensité si c'est un français qui pense ou un dollar.
– Elle est plus forte chez les français.
– J'crois bien, surtout si tu penses à Brigitte ou Carole.
– Omachose.
– Comment t'expliques cette différence?
– Y sont trop hygiéniques, y s'interdisent certaines pensées.
– C'est des gonzesses dans leur slip.
– Y z'auront les menstrues quand on va les tirer. Onde machin ou pas, c'est pas leurs ruses de métèques qui vont les sauver. S'y voyaient c'que j'pense.
– Je vais quand même essayer de penser le moins possible… Tu manges pas ton fromage?
Le reste du trajet se déroula en silence éclaboussé de tirs de mortier. Le deuxième classe Morisot souleva la bâche sur le côté et dégobilla en plein sur la route.
Quand il sortit du supermarché, Wolf eut envie de tout plaquer, une rage de dents. Son famas pendait au bout du bras droit. Une Ford fumait paisiblement sur le parking. Ça puait le caoutchouc brûlé et l'oignon frit. Désemparé, Wolf s'avançait dans la lumière. Des sacs en plastique Best Price, ourlets de civilisation, flottaient ça et là. Wolf n'arrivait pas à croire que c'était lui qui marchait ainsi, dans la banlieue de Petersburg, Floride, avec toute cette poussière balayée par le vent.
Un Kentucky Fried Chicken clignota de l'autre côté de la vie. Alors le bout du famas se décalotta et tatata!
Le sergent courait déjà vers le malheureux.
– Baisse ton arme, petit, c'est un ordre!
La voix du sergent lui rappela des souvenirs. Le bras se détendit. L'instrument s'échappa. Le sergent le cueillit délicatement et mit le cran de sûreté.
– Oé, petit, on se calme, raconte ce qui s'est passé.
– Oputain, sergent, oputain oputain.
– C'est rien ça, tu t'es coupé en te rasant.
– Otamère.
– Tu parles d'une blessure. N'a pas peur. Deuxième classe Guillemot, redresse-toi. Deuxième classe Guillemot.
Wolf regardait le sergent sans le voir vraiment. On avait placé un aquarium entre eux. Il voyait bien les yeux bleus nager à sa rencontre, et l'algue de la langue se tortiller entre les récifs, mais le sens des paroles lui échappait. Le sergent avait deux gros poils noirs dans la narine droite qui distrayaient énormément.
– Il a sorti une arme, sergent, je l'ai bien vue, c'était lui ou moi. J'ai crié que j'étais réglo, les sommations d'usage, halte là, qui va là, mais il comprenait que dalle, à cause du dollar qu'il avait dans la tête. Alors j'ai lâché les corn-flakes et.
Wolf disait vrai. Le gérant du supermarché ne parlait pas un mot de français. Il avait fait espagnol à l'école. D'ailleurs il n'avait pas dépassé le collège. Il avait cru, l'imbécile, que Wolf était un skinhead ou quelque voyou portant treillis. Peut-être avait-il même pensé – le temps d'un looping – qu'il avait devant lui un des avocats de sa femme en instance de divorce. Ou un tueur en série comme ils en ont souvent aux informations. Allez savoir ce qui se passe dans la tête d'un gérant de supermarché. Aurait-il pu se douter que Wolf était un représentant de l'armée française? Se serait-il alors conduit autrement?