– Posez-vous, soldats, les vraies grandes questions de tout habitant du Ille millénaire. Souhaitez-vous avancer vers le futur ou reculer vers le xxe siècle? Vivre sous la botte des dollars, ou vivre tout court? Réfléchissez. Qui nous humilie depuis des siècles à s'en mettre plein les poches à nos dépens? Qui est l'immonde Goliath? Soldats, la morale nous donne raison, et réciproquement. Nous sommes soutenus par tous les peuples opprimés de la Terre. La femme battue du Soudan, l'intouchable de Ceylan, l'ouvrier métallo de Lima, le primitif d'Australie prient à notre victoire. Tous ceux qui aspirent à davantage de justice sociale font bloc derrière nous. Y compris sur leur territoire, j'insiste là-dessus. Le petit peuple dollar, ces masses enchaînées par la loi des banquiers, ce peuple exploité attend qu'on le libère. Les hommes, les femmes de San Francisco, Chicago, New York adhèrent à nos valeurs, ils en ont assez d'être bernés par Wall Street, ils en ont assez de passer aux yeux du monde pour des criminels.
Les trémolos du colonel faisaient palpiter les drapeaux. On n'était pas des stupides, on savait qu'il y aurait des pertes. Là-bas était un grand pays. Leur armée était, on nous l'avait dit, une des meilleures au monde, avec la nôtre, les Russes et les Chinois. Mais c'était une armée de robots, sans âme, sans hargne, allergique au risque, une armée de nantis.
– Soldats, aujourd'hui votre Patrie vous demande des sacrifices. Le chemin sera long, épineux, mais la victoire est au bout du tunnel. Soldats, l'offensive est lancée. Les générations futures, vos fils, compagnes, mère père grand-mère vous regardent. Leur cœur se gonfle de fierté. Vous êtes beaux, vous êtes forts, vous êtes invincibles. Il est écrit que ce sera nous, Français, qui briserons les chaînes où nous enferme la mondialisation. Nous traçons une page glorieuse de l'histoire qui s'écrira en lettres dorées sur vos blasons. Soldats, je vois dans vos yeux la détermination de granit et je suis rassuré. Vous z'êtes pas des savonnettes. Le huitième régiment c'est du costaud. Hein.
Il joua de l'index. Un photographe des armées sortit de derrière le poste de commandement et mit en joue. On bomba le torse. Le petit oiseau s'envola pour la postérité.
– Je voudrais maintenant donner quelques détails sur l'organisation concrète de l'offensive. Votre mission est de s'infiltrer en territoire ennemi vers F. Montrez la carte, capitaine. Merci capitaine. Voici F où nous serons rejoints par la deuxième brigade motorisée. L'objectif est de prendre les dollars en tenaille sur le Caloosahatchee, de les comprimer entre l'enclume et le marteau jusqu'à leur faire sortir le ketchup de leurs viandes aux hormones. On va arroser le maïs avec la mayo de leurs cervelles égoïstes. Le terrain sera préparé par les troupes aéroportées Alpha, soutenues par la flotte. Clemenceau, l'Invincible, l'Indomptable, frégate porte-hélicoptères Jeanne-d'Arc où sera basé le poste de commandement. Bon bon. Je vois que le moral est bon. Excellent le moral. Vos yeux brillent d'impatience. Maintenant reposez-vous un peu car la nuit sera longue. Écrivez à vos parents, petites amies, rassurez vos proches, vive la France, huitième régiment gadavou! repos, gadavou! Rompez les rangs.
Et les rangs furent rompus. Chacun essayait de décrypter le long discours pour en saisir les implications concrètes sur ses tripes personnelles. Confusément, on sentait que le temps, d'habitude si flegmatique, si transparent, venait de prendre soudain une teinte indélébile. Pendant plusieurs mois, parfois pendant plusieurs années, ceux qui survivraient verraient dans leurs rêves le colonel Dujardin, grandi par son éloquence jusqu'à la taille d'un blindé, leur chuchoter à l'oreille: «Seconde classe Fitoussi, la nation vous regarde.»
La première soirée de guerre fut studieuse. On s'enferma dans les souvenirs. Ceux qui savaient écrire et qui avaient des traces de parents sortirent leurs beaux stylos. Les autres se collèrent aux portables pour appeler leur chérie une dernière fois avant que le haut commandement ne demandât le black-out des relais. La sonnerie d'un portable est très agaçante quand on est au front, et peut même causer des accidents.
Chronologie de la peur
23 heures 12 minutes: « Mes très chers parents très aimés. Quand vous recevrez cette lettre, vous saurez déjà, je suppose, que la guerre a commencé. D'emblée, je voudrais vous dire relax. Le monde ne s'est pas arrêté de tourner, au contraire, il tourne plus vite, et dans la bonne direction, pour une fois, grâce à nous. C'est nous, soldats de la République, qui le faisons ronronner avec notre ordre serré, quand on attaque le sol du talon. C'est nous qui le faisons avancer, de commun élan avec les bonnes volontés des hommes libres, quand on s'entraîne à sauter sur zone, quand on rampe dans la boue, quand on se fatigue à l'entraînement, et croyez-moi, c'est pas cool mais ça forge. Dites-le à vos amis, dites-le à vos voisins, criez-le partout sur l'île que votre fils sert la patrie et que vous en êtes fiers. Il y a en ce moment un bout de vos tripes, un verre de votre sang, quelque part en Floride. J'espère qu'ils sont encore opérationnels au moment où vous lisez ces lignes. Je blague. Je n'ai pas peur. Une chose…»
23 heures 20 minutes:
On n'avait peut-être pas peur, encore que, mais le stylo, lui, tomba en panne.
– Oputain, ça commence bien, t'aurais pas… -Nan.
On ne se connaissait pas encore, les grenadiers n'étaient pas prêteurs, chacun dans son coin ne pensait qu'à son bic, le sens de l'équipe n'avait pas encore cimenté. Les doigts serraient machinalement le bout de plastique chaud et inoffensif.
– Nan, j'ai dit.
Finalement, du bout de la chambrée, parvint un murmure fraternel:
– Venez, je peux vous dépanner.
Le seconde classe Richier ouvrait une sacoche où une vingtaine de stylos de toutes les couleurs se vautraient dans une fosse commune.
– Prenez celui que vous voulez, je vous le donne.
– Comment, n'importe lequel?
– Je ne sais pas pour vous, mais moi, je compte écrire une lettre à ma mère tous les jours, expliqua Richier.
Il fouilla dans son barda.
– J'ai aussi un journal de bord. Le truc bleu, c'est un cahier pour noter les états d'âme. Et là (il montra de petits livres épais), de la lecture pour trois mois.
Un peu dégoûté par tant de sucreries, on prenait le premier bic venu, on pensait «beau blaireau», et l'on retournait à son devoir.
23 heures 35 minutes:
«Une chose est sûre, ce n'est pas vraiment une guerre au sens péjoratif habituel, comme on pouvait le dire de la gluante guerre du Vietnam ou de l'odieuse guerre du Golfe. Notre guerre est une illumination pour tous les hommes libres. Ce n'est pas une guerre à sens unique. C'est une guerre pleine d'espoir. Nous allons construire un ordre nouveau où le dollar ne fera pas sa loi. Les dollars n'auront que ce qu'ils méritent. On ne peut indéfiniment narguer le nez et la barbe de la planète. Ce n'est pas la France qui a voulu la guerre, au contraire, elle a tout fait pour l'éviter, car la France est une nation profondément discrète pacifique, mais il y a des limites à notre patience. Des années d'humiliations ont creusé le sillon. Nos jambes ont pris le chemin que les dollars ont eux-mêmes indiqué. L'arrogance des nantis va leur revenir comme une erreur informatique dans la gueule. La coupe est pleine. Les hommes libres vont se libérer (et venger vos cheveux blancs en même temps). C'est une question de génération. Ce que vous et vos parents et vos grands-parents avez enduré, nous, les jeunes, on n'est plus disposés à l'avaler. Je vous assure que mes camarades sont aussi motivés que moi. On fait bloc derrière la patrie spoliée. Je ne reculerai pas.»
23 heures 45 minutes:
Reculer pour aller où? On levait le stylo et pendant quelques instants on revoyait la visite médicale d'incorporation, où le capitaine nous boxait le dos en criant: «Ça c'est du muscle de Barbarie ou je ne m'y connais pas.» Le tampon « apte» nous avait définitivement propulsés sur cette trajectoire. On avait toujours su, dès l'enfance, que tôt ou tard on se retrouverait aux avant-postes d'une chevauchée. Sinon, à quoi bon vivre?
0 heure 10 minutes:
« Bref, ne soyez pas tristes de cette guerre ni inquiets, mais soulagés. La chose est une nécessité. C'est comme aller aux toilettes. Les hommes ne peuvent vivre en paix sans éprouver de lassitude. Au bout de quelques décennies de paix stérile à cultiver les hortensias, on a l'impression de croupir, l'esprit s'enlise, le corps s'avachit. On a besoin d'avancer. La guerre stérilise les sols et permet de repartir sur de bonnes bases. «Enfin, la guerre!» a d'ailleurs dit le colonel Dujardin et je vous ai déjà expliqué à quel point notre colonel est un homme juste et bon. Je suis serein.»
0 heure 12 minutes:
Là, on ne pouvait s'empêcher de sourire. «Juste et bon», allons donc, n'était-ce pas un peu gros? «Petit et constipé» aurait été plus juste, avec un drôle de nom qui n'évoquait pas vraiment une machine de guerre. Avec un nom pareil, on savait déjà ce que cet homme ferait de sa retraite. On ne pouvait pas en dire autant pour tout le monde. Guillemot, Fitoussi, Vasseur, Musson, Richier: des noms qui n'engagent à rien, des points d'interrogation, des abstractions. Parfait pour des grenadiers voltigeurs, somme toute. Il n'y avait que Wagner, à la rigueur, dont on pouvait se demander s'il n'avait pas des prédispositions, et Biberon.
0 heure 12 minutes:
« Nous devrions quitter la base d'entraînement cette nuit. Le régiment sera engagé en territoire ennemi quelque part vers F. J'avoue que j'ai le cœur mouillé joyeux à l'idée de partir (mais ce n'est pas de la peur, car je n'ai pas peur, mais alors pas un iota). Dieu sait comment on sera logés une fois sur le continent. La Guade loupe me convenait parfaitement. C'est une île, comme la nôtre, mais plus agréable question climat et les filles (je l'écris pour papa, maman tu peux sauter directement au paragraphe suivant) sont très tolérantes avec les hommes en uniforme même si je n'ai guère eu l'occasion de quitter la base pour me reposer le guerrier en ville. Le forfait est très accessible, moitié moins cher que chez Mme Saint-Ange, tu comprends pourquoi les habitants d'ici se plaignent le chinois quand ils arrivent en métropo…»
0 heure 15 minutes:
– Eh, les gars, venez voir la ration de combat! On laissa la lettre en plan pour se précipiter