«Reprenons, si vous le voulez bien, dit notre vieil homme. Roger a fait encadrer la photo de Hemingway et l'a exposée sur sa table de travail comme on pose dans les bureaux les portraits bucoliques des enfants. Le soir, on voyait Roger penché sur son manuscrit, écrivant dur, raturant, recommençant, ses feuillets éparpillés comme des cheveux en pétard. Sur la photo, Hemingway écrivait lui aussi, penché sur une table de campagne, barbe et lunettes en vrille, sans un regard pour Roger, quelque part au Kenya. Ainsi avançait la littérature, sous le patronage d'un des plus célèbres auteurs de l'humanité.
Cependant mon jeune écrivain ne manquait pas de lire les critiques qui se publiaient à droite et à gauche, satisfaisant sa curiosité naturelle, et guettant les réactions à son premier roman, publié peu de temps auparavant. Dans cette masse d'articles, une caractéristique l'a frappé d'emblée: la place tout à fait excessive réservée aux romans venus de là-bas. Que ce soit dans Elle ou dans L'Express, on aurait dit que le fait même d'être né à six mille kilomètres donnait le droit à des égards particuliers.
"Ce que j'écris est au moins aussi bien, se disait Roger, mais il y a là un effet de mode manifeste. J'ai un article quand les autres en ont dix. Il n'y a pas de prophète en son pays.
– Si tu publiais plus souvent, tu aurais plus d'articles", lui a répondu sa femme, avec ce sens pratique qui la caractérisait.
"Regarde Hemingway, ajoutait-elle. Prends exemple."
Roger n'était pas un tire-au-flanc. Il a accéléré les cadences. Beaucoup, beaucoup d'heures de loisirs ont été sacrifiés sur l'autel de la littérature.
Plusieurs années passent. L'écrivain n'est plus aussi jeune et fringant. Des crèmes amincissantes traînent leurs tubes dans la salle de bains. La photo de Hemingway a jauni. Maintenant Roger a trouvé son rythme de croisière. Il publie un livre tous les deux ou trois ans. Des centaines de coupures de presse s'entassent dans des boîtes en plastique et encombrent le garage. Dans ces boîtes, il faut se rendre à l'évidence, il n'y a que très peu d'articles sur lui. En revanche, les écrivains de là-bas ont gagné en puissance. Plus Roger sortait de livres, plus ces chacals avaient de retombées, on pourrait presque faire une relation de causalité, ce que ne manque pas de remarquer Jean-Marcel, un ami de faculté.
"On peut construire un calcul, propose-t-il pendant qu'ils prennent l'apéro. Comme tu as conservé tous les articles pendant plusieurs années d'affilée, nous avons une base d'analyse fiable. On fera un classement en articles favorables, défavorables et neutres."
Roger est moyennement chaud, pressentant sans doute qu'il n'en tirerait rien de bon pour son amour-propre, mais Jean-Marcel insiste, ça l'amuse de trier des centaines d'articles, bref, après un mois de travail, ils ont la confirmation mathématique du désastre, énoncé de la manière suivante: plus Roger écrivait rapidement, donc plus il fournissait d'effort créatif, meilleures étaient les critiques pour les écrivains de là-bas. Tout se passait comme si une pompe invisible siphonnait les éloges que méritait Roger pour les déverser sur les parasites.
"Et ce n'est pas tout, déclare triomphalement Jean-Marcel. Si l'on se fie aux résumés des livres, on constate qu'ils copient massivement sur toi en choisissant les mêmes thèmes."
D'abord Roger croit à une coïncidence. Mais Jean-Marcel, armé de sa science, lui démontre qu'elle a bon dos, la coïncidence! Dès son deuxième roman, où Roger nouait un dialogue avec son père disparu, on a observé dans la production littéraire de là-bas un pic de livres dédiés à la paternité.
Ensuite, au fil des romans, les similitudes n'ont fait que crier davantage. Que Roger planche sur un peuple opprimé – thème de ses troisième et cinquième romans – et voici que les autres écrivent au même moment sur les mêmes peuples opprimés. Roger fait de l'autofiction? Bang! les autres font pareil. Veut-il tenter un roman historique? Il est aussitôt imité par les tâcherons qui en sortent vingt au même moment. C'est une malédiction.
"Non, dit doctement Jean-Marcel. C'est une résonance probabiliste.
– Tu es dans l'air du temps, mon chéri, dit sa femme avec son bon sens habituel. Tu vibres aux mêmes accords que la planète."
C'est joliment formulé mais très insatisfaisant pour Roger qui a toujours placé l'originalité, ou du moins une certaine forme d'originalité, en tête de ses préoccupations esthétiques. Au fond de son honnêteté, il admet pourtant qu'il n'y aurait rien de grave à ne pas être original s'il avait lui aussi une part des louanges. Mais c'est loin d'être le cas, les rares articles qu'il se paye sont terriblement convenus. Les critiques gardent leurs superlatifs pour les chimères venues d'outre-Atlantique, sans même remarquer que tout a été inventé chez nous. À les lire, ce serait plutôt Roger qui passerait pour un suiveur. Un comble!
"Quelle toxine! s'écrie-t-il. Venir nous voler nos idées et nos droits d'auteur: comme c'est lâche, comme c'est indigne d'un grand pays!"
Cependant, il ne sombre ni dans l'aigreur ni dans le fatalisme.
Avant tout, démasquer le coupable. Car il y a forcément un espion dans son cercle restreint, un traître qui a infiltré son intimité depuis des années et qui télégraphie ses renseignements à l'ennemi.
Oncle Guillaume fit une pause pour commander une spéciale lardons, la femme du patron s'activa en cuisine et bientôt une bonne et dense odeur de lentilles triompha aux papilles.
J'en profitai pour glisser à mon père:
«Papa, oncle Abe est venu à la maison aujourd'hui.»
Il n'en revenait pas. J'expliquai:
«Il a appelé, insisté, genre il faut que je vienne, genre c'est indispensable, et plus je disais que tu n'étais pas là, plus il mettait le pied dans la porte. Il a parlé d'une rallonge.
– Quelle rallonge? s'étonna mon père.
– Une rallonge, quoi, celle de la tondeuse.
– Et tu l'as laissé entrer?
– Une rallonge est une rallonge», dis-je avec une conviction inébranlable.
Alors que bien des années ont passé, je m'étonne de cette facilité que j'avais de mentir aussi proprement, dans les yeux, sans jamais douter. Ah, si seulement j'avais cultivé ce don comme les petits virtuoses travaillent leur archet au lieu de me contenter de suivre la pente de mes talents naturels!
«Il a demandé d'aller à la buanderie, poursuivis-je. Pour un truc qu'il devait te laisser, à ce qu'il m'a dit. Ensuite je l'ai entendu qui faisait un boucan comme s'il déménageait, et je l'ai vu sortir par la porte dérobée., sans au revoir ni rien.» Mon père changeait de visage. «Oh le chié, le chié!» Il partit comme un jet.
Au passage, il heurta la table de l'oncle Guillaume et le plat de lentilles trembla sur ses bases. «Bah où il va comme ça? s'écria le facteur. – Ça ne l'intéresse pas beaucoup, mon histoire», soupira oncle Guillaume. Il se mit à bouder.
«Allons, onc' Guillaume, s'empressa-t-on, tu ne vas pas devenir grognon, dis? Tu sais bien que Pierre-Loup est un peu sur les nerfs en ce moment, tout ça.»
Pendant que les habitués sortaient la pommade, je me laissai couler sur ma chaise avec un certain sentiment de supériorité. Rien ne me résistait: je me voyais en train de tirer les fils du cosmos pendant que les petites gens couraient à leurs petites besognes. Un mensonge de mon orteil eût suffi pour que le monde se précipitât dans quelque gouffre de mon invention.
«Tu rêves, Jean-Ramsès? m'interrompit la voix de l'oncle Guillaume. Fais gaffe, gamin, il faut que tu sois deux fois plus attentif que d'habitude si tu veux raconter la suite à ton papa. Ressaisis-toi.»
Il avala les dernières lentilles et poursuivit.
«Je disais donc que Roger a des soupçons. Il se met à son énième livre. Il écrit, il a les sens en alerte et les mains qui tremblent.
Un soir qu'il est en train de boucler un chapitre difficile, il a enfin la preuve. Un truc de fou. Son copain de toujours, Hemingway, a bougé sur la photo, juste un frémissement, un froncement de sourcils à peine perceptible mais significatif. Roger écrit encore un peu, ou plutôt il fait mine d'écrire, et hop! il lève brusquement la tête: il surprend alors le regard avide du grand homme, qui se baisse aussitôt, tout confus, comme un cancre qui se fait prendre par le professeur.
Hemingway! Voilà le traître! La cinquième colonne s'était faufilée directement sur sa table de travail, depuis toutes ces années. Satané Hemingway, dont on ne sait plus trop quoi penser: d'un côté, c'est un des plus grands écrivains du monde, de l'autre il passe son temps à espionner Roger, par photo interposée. Il transmet les secrets de fabrication, les idées, peut-être des phrases toutes faites, aux écrivains de là-bas, par une sorte de réflexe de solidarité nationale.»
Il y eut un flottement.
«Mais, onc' Guillaume, ce n'est qu'une photo, protesta faiblement le facteur.
– Hemingway s'est suicidé il y a longtemps, ajouta l'instituteur, fier d'étaler sa culture. Tu crois que l'on peut, comme ça, d'outre-tombe…
– Peu importe, s'agaça oncle Guillaume. Le processus concret de pompage n'est pas ce qui préoccupe Roger. Il n'a pas l'esprit scientifique – n'est pas Jean-Marcel qui veut. Peut-être assiste-t-on à une forme de télépathie. Peut-être existe-t-il un lien invisible entre toutes les photos de Hemingway, un fil qui autorise ces transferts, un tunnel paratemporel ou Dieu sait quoi, un peu comme le réseau Échelon, toujours est-il que les photos de Hemingway, ce n'est pas ce qui manque, et je ne pense pas que ce soit dû au hasard. Réfléchissez-y, vous qui croyez tout savoir. Un jour on finira par percer ce mystère, comme on a percé de nombreuses lois de la physique qui semblaient délirantes. Regardez les ondes hertziennes, elles sont invisibles et pourtant on reçoit bien la radio et toutes sortes de bruits… suivez mon regard.»
Venant de nulle part, comme la voix du Seigneur, un téléphone de poche s'était mis à jouer la Valse brune. Oncle Guillaume eut un geste de triomphe: qu'est-ce que je vous disais? Chacun se précipita vers sa poche à téléphone croyant que c'était le sien. Enfin, le chauffeur de taxi sortit l'engin hurlant, il le tripota de longs instants avant de tomber sur l'interrupteur.
«Excusez-moi», dit-il platement. Comme on méditait sur les lois impalpables, le chef d'entreprise dit:
«J'avais un salarié qui recevait France Inter directement dans sa tête, tous les matins, entre sept et huit heures. Personne ne le croyait, évidemment! Il l'entendait en bruit de fond, mélangé à ses pensées. À la fin il s'y est habitué.»