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Oncle Guillaume grommela quelque chose pour couper court au récit concurrent. Puis, voyant que l'agitation ne cessait pas, il fit semblant de mettre son imperméable, Le calme revint instantanément.

«À la bonne heure, dit-il. Parce que je n'ai pas que ça à faire. Si je reste parmi vous, c'est que je le veux bien, par gentillesse – je m'excuse d'avoir à le préciser – et par devoir. Pour que les jeunes oreilles ici présentes en prennent de la graine. Les enfants sont notre avenir, à nous, les vieilles peaux, et je parle sans coquetterie.

Bien. Je termine. Ebranlé et déçu par la trahison de Hemingway, Roger élabore un plan de combat pour les jours à venir. C'est une envie de revanche qui le pousse – et Dieu sait que ce sentiment est puissant. Pensez, il tient une occasion unique de rendre à la littérature de là-bas la monnaie de sa pièce. Il va utiliser Hemingway comme un agent double.

Il ouvre le dictionnaire au hasard et pioche quelques mots: ce sera Luxembourg, ostéoporose, tamtam. Il n'y a aucune logique, c'est même parfaitement dénué de sens, et c'est le but. Son prochain livre consistera à broder de vaseux festons autour de ces trois thèmes.

Il fait semblant de s'appliquer, parfois il pique de fausses crises d'écrivain en manque d'inspiration, il a l'air de souffrir comme un vrai créatif travaillé par la précarité de son œuvre, tout en étudiant en douce le comportement de Hemingway. C'est difficile et jouissif en même temps. Car l'autre, ne se doutant pas du piège, recopie studieusement les inepties de Roger.

Quand il termine, il tape le mot «fin», bien en évidence, seul au milieu d'une page, pour que le voleur en prenne note, puis il porte le manuscrit à son éditeur et part en vacances faire de la plongée dans le sud de l'île.

Vient septembre. Roger rentre chez lui, bronzé, reposé, l'œil espiègle. Son manuscrit l'attend dans la boîte aux lettres. Il a été renvoyé par l'éditeur. Un mot sec comme une fiche de paie lui enjoint de ne plus écrire, jamais, et de mettre le charabia à la poubelle.

"Salaud, pense Roger. Si mes romans précédents avaient eu un minimum de retombées presse, il m'aurait valsé un autre air."

Seule consolation, la littérature de là-bas a du souci à se faire. Minée, elle est, la littérature de là-bas, par le sous-marin qu'il lui a envoyé! On n'ira pas la plaindre, n'est-ce pas? Elle n'avait qu'à pas ferrer Roger – le poisson dans cette affaire – et le suivre aveuglement pendant toutes ces années.

Roger le joker rit du mauvais tour qu'il a joué, ha! ha! ha! il se précipite sur les journaux meurtriers, remplis d'articles assassins, il veut lire les lignes sournoises qui s'enfoncent sous les ongles. Ce n'est pas très élégant, mais que voulez-vous? Roger n'est pas un superhéros. Le malheur des uns atténue le malheur des autres, on peut même dire qu'un surplus de malheur n'est pas fondamentalement nuisible à la société, il est comme du cyanure à trop forte dose, il n'agit plus.

Roger ouvre le journal et que voit-il?… Que rien n'a changé! Toujours les mêmes articles exaltés, toujours le même festival de superlatifs, on encense, on se pâme. Et devant quoi? Devant des écrits de là-bas, leurs thèmes merveilleux, ses thèmes à lui! Il reconnaît le Luxembourg, l'ostéo-porose, le tamtam, sauf que les mots employés n'ont rien à voir avec ceux de son éditeur. Le Luxembourg? – comme c'est novateur! à contre-pied de la mode! incroyable! L'ostéoporose? – comme c'est osé! un thème rare, difficile, humain! Tamtam? – mais où vont-ils chercher tout ça, quelle prodigieuse absence de complexes!

Depuis, Roger n'écrit plus. La connivence des critiques a eu raison de l'artiste. Voilà comment la France perd ses écrivains. Une bien triste histoire en vérité.»

Oncle Guillaume prit son imperméable et se leva brusquement. On eut à peine le temps de réaliser qu'il faisait déjà sonner la clochette de la porte d'entrée et disparaissait dans le brouillard du soir. On resta épingles au bistrot comme des papillons sonnés.

Le facteur fut le premier à parler.

«Waouh, on l'a vexé ou quoi?

– Il est fantasque», soupira l'instituteur.

Le patron faisait de gros yeux à sa femme: «Partir comme ça! Michelle, ils datent de quand, tes lardons? T'aurais pas un peu forcé la date limite?»

Nous étions désemparés comme Cendrillon à l'heure du crime. Chacun se trouva des prétextes pour rentrer au plus vite. Sur le pas de la porte, l'instituteur déclara:

«Si ça dépendait de moi, je sucrerais Hemingway des programmes scolaires.»

Personne ne l'écouta vraiment.

Nous quittâmes le bistrot en dernier. Au moment de se dire au revoir, un bien morne salut pour des lendemains qui s'annonçaient menaçants, Wolf se pencha vers moi en pointant du doigt l'entrejambe: «Le feutre.

– Ben quoi, le feutre, demandai-je.

– Il est indélébile!»

Nous partîmes d'un fou rire qui roula plusieurs heures.

Le manuel d'histoire

«Alors, les enfants, c'est la fin de l'année scolaire? Le livret a été correct?»

On se regarda avec Wolf, on était un peu gênés. Wolf, qui n'avait jamais eu de bonnes notes, se figea comme s'il passait une visite médicale et répondit en faisant vibrer une voix gutturale que je ne lui connaissais pas:

«Oui, onc' Guillaume, ne vous inquiétez pas.»

Il y avait quelque chose de pathétique à voir un grand gaillard comme Wolf, musclé à la grosse louche, une tête de plus que moi et des petits poils blonds déjà éclos au coin des lèvres, se tenir ainsi, au garde-à-vous protocolaire, portant haut son désir de plaire à l'autorité.

Oncle Guillaume accepta la déférence avec sa bonhomie naturelle:

« Allons, je ne vais pas te gronder, je sais que tu fais des efforts. Et toi, Jean-Ramsès?

– Aucun souci, onc' Guillaume. En français, je suis le premier de ma classe.»

J'avais des facilités incontestables, surtout à l'oral, où l'essentiel n'est jamais le fond mais la faculté de plaire. Quand je faisais des bêtises et que je me faisais prendre, ces bonnes dispositions me permettaient de passer aisément le cap des parents en colère: un bon carnet scolaire agit comme une cape d'invisibilité.

«C'est bien, fiston, très bien, ton papa sera content et il a mérité de l'être.»

Sa moustache se dilata en un long sourire bienveillant. Puis il me demanda:

«On ne le voit pas beaucoup, Pierre-Loup, ces temps-ci. Il n'est pas souffrant, au moins?»

Pour mon père, je ne savais pas trop quoi penser. Quelques jours s'étaient écoulés depuis la découverte du vol, papa était soucieux, il ne parlait pas beaucoup à table. Quand il avait fini de manger, il filait droit vers sa voiture et partait travailler, pour ne rentrer que tard le soir, bien après la fermeture du bistrot. Je l'entendais alors qui parlait avec ma mère, leurs voix se mélangeaient dans leur chambre au-dessus de la buanderie éventrée. Il m'était impossible toutefois de distinguer le propos.

Oncle Guillaume eut l'air de partager mes interrogations car il me regarda avec une grande tendresse. Pui il s'ébroua:

«En cette fin d'année scolaire, le temps est venu de vous raconter l'histoire qui est arrivée à Julie P., de La Varenne-les -Flots.»

Les conversations cessèrent aussitôt et l'on se précipita sur les chaises. Une zone de silence, palpable et jouissive comme peuvent l'être les coins privilégiés des sanatoriums, se créa autour de notre conteur. Un losange de soleil se pencha par la vitre et s'étala respectueusement à nos pieds.

«Ah, Julie! commença oncle Guillaume. Une boule de volonté, un concentré de tomate, bosseuse comme un dictateur, c'est à se demander comment elle a fait pour s'enterrer dans ce trou qu'est La Varenne-les -Flots. Les aléas de la vie de famille expliquent beaucoup de choses. Un mari exploitant agricole, un arrière-grand-père mort pour la France et figurant en bonne place sur le monument aux morts, une certaine flemme à faire des études héritée de sa mère, ça vous campe le tableau: à seize ans, Julie P. est entrée en CDI à la bibliothèque municipale, chargée de l'accueil et du classement des livres, poste qu'elle a occupé pendant quarante-deux ans et six mois, prenant ensuite une retraite à taux plein.

À près de soixante ans, les enfants sont déjà grands, la maisonnée tourne toute seule, Julie a beaucoup de temps libre. Elle décide de reprendre un peu les études, le baccalauréat. Elle s'inscrit aux cours officiels par correspondance. Son mari l'encourage en ce sens, estimant avec sa philosophie à quatre roues motrices que ça la tiendra occupée et qu'il l'aura moins sur le dos.

"Le ciel est ta limite, ma chérie", bâille-t-il en sortant sa tête d'un match de première division. C'est toujours mieux que les mots croisés ou le tricot, qu'il se dit.

Julie remplit un dossier de candidature et reçoit par retour de courrier la liste des livres à acheter, les cahiers d'exercice, les manuels. Vous, les enfants, vous avez déjà vos listes de fournitures pour l'année prochaine?»

Non, bien sûr, on les avait au dernier moment.

«Quand vous les aurez, surtout faites attention à ne prendre que des éditeurs connus, Hachette, vous pouvez, Bordas, pas de problème, vérifiez bien qu'il n'y a pas d'intrus, et si un nom vous semble bizarre n'hésitez pas à le signaler au rectorat. Julie ne s'est pas méfiée, elle a pris cette liste au pied de la lettre, résultat: elle est tombée dans un bien mauvais pétrin. Voici comment. Pour le manuel d'histoire, par négligence – ou malveillance – il n'y avait pas de références indiquées, ou plutôt si, mais c'était illisible, une faute de frappe très malheureuse, une certaine maison d'édition Natas, au lieu de Nathan, probablement.

Julie ne fait pas attention, elle va à la petite librairie-papeterie du centre-ville, elle tend sa liste au marchand. Il prend sa commande puis remarque:

"Natas, je connais pas comme éditeur. Doit être un nouveau. Ils nous en pondent tous les jours."

Tiens, c'est étrange, pense Julie. Ce nom ne lui dit rien non plus, malgré son expérience de bibliothécaire.

Elle ne fait pas plus attention que ça. Pourquoi voulez-vous qu'elle se méfie? Un manuel en vaut bien un autre, non? Peu importe l'éditeur, le programme sera toujours le même. C'est là qu'elle se trompe cruellement et nous verrons pourquoi tout à l'heure.

Quelques jours plus tard, elle reçoit sa pile de livres, le magnifique manuel de mathématiques avec un savant fou dessiné sur la couverture, mélange d'Einstein et de Copernic, jonglant avec des racines carrées, celui d'économie où Karl Marx est représenté se battant au sabre contre Adam Smith, celui de biologie où un spermatozoïde en nœud papillon fait "toc-toc" sur un ovule souriant comme une banque.

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