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Avec Wolf, on ne voyait pas trop d'intérêt à cette discussion, alors on décida de se sauver en douce. On prétexta une urgence et dix minutes plus tard on se trouvait dehors.

«Combien de temps tu crois qu'on a?» demanda Wolf.

Je tendis l'oreille. À l'intérieur, la conversation prenait de l'ampleur, comme c'est toujours le cas quand on parle télévision, car c'est bien une chose que l'on a tous en commun, plus même que les gènes.

«Une heure, facile», dis-je.

On se regarda.

«On y va», commandai-je.

Dans ma poche – le reste du lave-linge, une somme rondelette pour mes moyens de l'époque, de quoi nous faire du bien à la Ve République, et pas question d'en choisir une bon marché, à vouloir toujours économiser on rate sa vie, j'avais déjà compris ce principe à treize ans. Non, ce que je voulais, c'était une de mon âge, de celles qui allaient en classe avec moi, comme la Stéphanie de Wolf, mais madame Saint-Ange n'en fournissait pas, ou alors si, mais sous le manteau, par le bouche à oreille, comme on vend des appartements haut de gamme.

Je me rabattis sur la trentaine faisant jeune. Dans un geste de solidarité sociale, je payai la part de Wolf – son milieu défavorisé lui interdisant des escapades de ce genre -, et nous montâmes au troisième, dans le boudoir galant, où nous attendait une bouteille de mousseux.

«Quel décor, disait Wolf à travers les bulles. Dommage que j'ai pas d'appareil photo.»

Comme il voulait immortaliser l'instant quand même, il prit un feutre qui traînait par là, baissa son froc, sortit l'érection et traça dessus, en lettres capitales: PLUG-IN.

«C'est une extension qui accroît le potentiel du système», expliqua-t-il en la secouant comme un encensoir.

Moi, je ne voyais que les quatre premières lettres, le «IN» étant escamoté par le chanfrein du gland.

«Très bien, Plug », dis-je.

On se sépara, chacun pour soi, dans deux cabines où nous attendaient nos promises.

Puis l'on se mit à étreindre l'éternité en poussant des petits cris indécents.

Comme on sortait par le couloir dérobé, fatigués et heureux, on vit un canapé rose où traînait un imperméable.

«Attends, attends, dit Wolf, ce serait-y pas l'imperméable d'oncle Guillaume?

– Impossible, dis-je, onc' Guillaume est au bistrot. Il n'a pas pu venir aussi vite, et franchement, je le vois mal chez madame Saint-Ange.»

Cependant j'avais comme une impression de déjà-vu.

On s'approcha plus près, Wolf caressa le tissu rugueux, la doublure à carreaux…

«T'es fou! chuchotai-je. Toucher les affaires des clients, on risque de nous mettre à la porte pour longtemps.

– Bah, de toute façon, il ne te reste plus rien comme argent», remarqua Wolf, philosophe, en glissant sa main dans la poche intérieure.

Il nous sortit un téléphone de poche en plastique rayé, imitation acier.

«Remets ça immédiatement, ordonnai-je.

– Trop beau», dit simplement Wolf.

Il fit jouer le couvercle, le petit écran s'alluma, et l'on vit apparaître une image de pin-up Tïtter.

« Oncle Abe, s'écria-t-on. Il est ici!»

Une rage fraternelle nous envahit. Le salopard! Au lieu de se lamenter dans un coin sur son échec dans notre société, il se payait du bon temps! Dégoûté, Wolf swingua le téléphone contre le tapis:

«Quand il s'agit de sauter nos femelles, il ne se prive pas, on dirait! Et il ose ouvrir sa grande petite gueule pour calomnier notre pays!»

Cette réflexion résumait parfaitement nos sentiments. Je dis:

«Il a dû laisser sa bagnole pas loin.

– Compris», fit Wolf.

Je cueillis le téléphone blessé, Wolf cracha dans l'imperméable et l'on se dépêcha de sortir.

En cherchant sur le parking, on trouva en effet la Mégane azur de l'oncle Abe, tranquillement garée, comme une verrue bleue.

«Passe-moi ton Laguiole, dit Wolf.

– T'es fou, un clou c'est largement suffisant», répondis-je en lui tendant un truc rouillé que je ramassai dans le caniveau.

Wolf fit tout un côté en appuyant comme un dingue, puis on décampa car la sirène se mit à hurler.

Le soir, je trouvai les restes du téléphone dans ma poche. J'hésitai à les jeter et je m'endormis en réfléchissant à ce plan qui m'était apparu, un moyen radical de résoudre tous mes problèmes, tandis que, dans la chambre à côté, papa et maman faisaient croasser le matelas.

Hemingway

La première phase de mon plan consistait à faire venir oncle Abe chez nous. Ce fut facile à réaliser pour quiconque se souvenait de la rallonge.

«Quelle rallonge? fit oncle Abe d'une voix fatiguée.

– La tondeuse, expliquai-je. Tu as rendu la tondeuse sans la rallonge, oh je suis sûr que tu ne l'as pas fait exprès, ce n'est pas que c'est particulièrement rare, une rallonge, mais bon, ça fait désordre, une tondeuse sans rallonge.

– Ah oui, la rallonge.»

Sa voix montrait une lassitude de condamné. «Je passerai la rapporter dans l'après-midi.

– Nickel chrome, dis-je. Surtout ne sois pas en retard.»

Car j'avais toute une mise en scène à organiser après son départ.

Il vint à l'heure convenue, me tendit la rallonge comme si c'était une corde à laquelle j'allais le pendre – ce qui était le cas, mais il n'avait aucun moyen de le savoir – et s'en alla sans périphrases.

«Je pars dans une semaine», daigna-t-il meubler notre silence.

«On ne te regrettera pas», pensai-je dans son dos.

Je laissai la rallonge à la cuisine, bien en évidence, à un endroit où aucun familier ne laisserait de rallonge, faisant croire que l'oncle Abe s'était baladé de son propre chef dans la maison. Puis j'allai dans la buanderie, j'organisai un désordre calculé parmi les paniers, en faisant attention à déplacer le lave-linge de quinze bons centimètres. Pour parfaire le travail, je sortis le sac Huit-à-huit désormais vide et j'y laissai tomber le téléphone portable. Sherlock Holmes lui-même en aurait enchaîné sur de fort mauvaises déductions.

À aucun moment le remords ne vint m'ennuyer. J'avais certes conscience de faire un sale coup dans l'absolu, mais je ne voyais de vilaines conséquences pour personne. Pour moi, ce n'était que du positif, puisque je dirigeais les foudres de mon père sur un paratonnerre éloigné de ma tête. Mon père aussi ne s'en porterait que mieux: il aurait une explication quant à la disparition soudaine de ses économies, tout en ayant la satisfaction de savoir son fils hors du coup, ce qui était primordial pour un chef de clan comme lui. Oncle Abe, bah, que vouliez-vous qu'il lui arrivât? Il partirait de toute façon avant une semaine, à des milliers de kilomètres, pour un pays d'où les expatriés ne revenaient pour ainsi dire jamais. Il n'y aurait pas de séquelles.

En cogitant de la sorte, j'arrivai en retard au bistrot. Wolf me fit une petite place que je dédaignai pour me faufiler à la droite de mon père. Il ne m'adressa même pas un regard: ses oreilles étaient déjà prises.

«… à l'époque, ouh là, ça nous rajeunit pas, racontait oncle Guillaume, le col de la Vachette n'avait même pas encore été sérieusement asphalté, il y avait de ces crevasses, larges comme ma main, un vrai piège pour les gars qui n'étaient pas du pays. En ce temps-là, donc, Roger a déniché une photo de Hemingway qu'il a posée sur sa table de travail. Il me donnera de l'inspiration, qu'il a pensé. À l'époque, Roger était jeune, il ne doutait de rien, il en était à son deuxième roman. Le monde lui semblait plat et accessible, même aux handicapés. Il avait tellement aiméLe Vieil Homme et la mer. Tu l'as lu, Jean-Ramsès?»

Je sursautai. Si je m'attendais à ce qu'il m'interpellât, moi, l'adolescent insignifiant! Je louai le ciel de m'être dépêché. Cette pensée fit place aussitôt à une désagréable impression de vide, car je n'avais pas grand-chose à dire sur Hemingway.

«Oui, répondis-je. En classe.»

L'instituteur me caressa d'un œil satisfait:

«Bravo, mon garçon. C'est ce que je dis toujours: nous ne sommes pas des ongulés, nous, on étudie aussi bien des auteurs de là-bas que les nôtres, ouverture d'esprit oblige. C'est ce qui caractérise l'enseignement français, alors qu'eux! Ces incultes ne savent même pas où se trouve notre île, qu'ils confondent avec les Açores ou les îles anglo-normandes, quand ce n'est pas Zanzibar.»

Des petits rires entendus se consumèrent un peu partout. Oncle Guillaume attendit patiemment que le calme revînt.

«Alors Jean-Ramsès, peux-tu nous dire de quoi parle ce livre?»

– De la mer», répondis-je sans chercher midi à quatorze heures. Puis, sentant que ma réponse n'était pas suffisante, j'ajoutai:

« Et de la vieillesse, bien entendu.»

Quelque silence plus loin, je développai ma pensée:

«Plus précisément, du rapport de la vieillesse et de la mer.»

Puis, me vint:

«De la destinée humaine vue par le prisme de la mer.»

Enfin je m'entendis murmurer:

«De la confrontation de l'homme – le vieil homme – à la nature – la mer.»

Mon père semblait très fier de moi et l'instituteur m'adressa quelques regards protecteurs. Mais oncle Guillaume dit sévèrement:

«Ah les enfants, les enfants! Vous ne voyez pas au-delà du titre. Pas étonnant que les esprits malins vous bernent comme des petits doigts! Apprenez à disséquer les apparences! Pendant que vous survolez la lecture, le poisson entraîne la barque de Santiago à des endroits où il n'aurait jamais mis les pieds. Vous vous extasiez sur les paysages marins, le poisson ferré, lui, dirige l'homme en sous-mer, et même quand il n'a plus de forces, ce sont d'autres poissons – des requins – qui viennent contrarier la course de l'homme. D'un autre côté, que serait devenue la vie du pêcheur, visiblement défavorisé socialement et culturellement, s'il n'y avait eu ce poisson providentiel? Songez-y. Qui dirige l'autre? Pour aller où? – le livre pose des questions qui sont comme un jeu de miroir avec la vie réelle. Dites-le à vos profs de français.

– Oui», fis-je humblement.

La moustache grise se calma. Le patron apporta ma grenadine. Oncle Guillaume pataugea dans une mousse de bière, tandis que le sens de ses paroles, accompagné de liquide tiède et sucré, descendait jusqu'à ma conscience. La mer était ce bistrot où nous venions chaque jour telle une barque vide de pêcheur, et que nous quittions le soir, la tête remplie d'histoires magnifiques. Santiago, c'était l'oncle Guillaume, évidemment, et pas uniquement à cause de ses cheveux blancs. Je songeai à leurs disputes avec l'oncle Abe, clairement le poisson dans cette histoire, un poisson fort, rusé, à l'aise dans sa peau de poisson, mais un poisson condamné, à plus ou moins long terme, car tel était le sens du récit.

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