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"La boîte à transfert? fait Michel. Expliquez-moi."

Et il a le bon réflexe de bloquer les portes. L'autre essaie de se faufiler, mais Michel tient la pression, il estime qu'il a droit à des éclaircissements.

"Je peux rester ainsi une après-midi entière, ça ne me dérange pas", précise-t-il.

Voyant qu'on ne lui donne pas le choix, l'étranger râle un peu, mais il n'est pas le maître ici – c'est encore heureux -, et il finit par céder. Il montre la boîte noire à Michel: l'extérieur est lisse, en métal sombre. Au centre il y a un cadran où se balade une aiguille, comme sur un voltmètre.

"Elle comptabilise les heures avant de les envoyer vers le modem.

– Les heures? s'interroge Michel.

– Oui, fait l'étranger. Les heures que vous perdez. Celles où vous ne travaillez pas. Les pauses café, les faux congés maladie, les grèves abusives. Le mieux pour nous c'est quand vous êtes au bureau sans y être, quand vous traînez la patte, les types qui lisent en cachette, les déjeune-long, les se-la-coule-douce-le-bavardage, voyez?"

Non, Michel ne voit pas – il est un peu de mauvaise foi.

"Ces heures sont automatiquement converties en richesse, un peu comme l'énergie du soleil est convertie en électricité, puis transférées chez nous suivant une formule économique difficile à expliquer où jouent les taux d'intérêt, les taxes douanières, les flux de capitaux et autres notions macroéconomiques. C'est le principe des vases communicants: on récupère ce que vous perdez. Tout ça, grâce à cette petite boîte."

Il tapote la boîte noire amoureusement.

Mon conducteur a du mal à le croire.

"J'en ai jamais vu, remarque-t-il avec bon sens.

– Forcément, répond le type. Je viens d'être affecté à votre secteur. Il n'y a que très peu de boîtes par chez vous. Oh mais ça va changer, on a mis les bouchées doubles. C'est tellement rentable! Et si vous ne la voyez pas, tant mieux, le taux de rendement est meilleur, et de loin. C'est pour ça qu'on l'a faite la plus discrète possible. Je suis sûr que vous avez déjà croisé ces boîtes sans faire attention. Les gens la prennent pour un truc de contrôle de vitesse. Dans les bureaux, on la maquille en détecteur de fumée. Et maintenant, laissez-moi sortir, j'ai du travail, moi."

Le type parti, mon conducteur reste tout perturbé. Alors, comme ça, sans le vouloir, il a peut-être fait le jeu des forces obscures qui ont récupéré ses heures de non-travail, péniblement accumulées depuis des lustres, pour les utiliser à leur profit! Un grand sentiment d'injustice l'envahit: c'est nous qui glandons et ce sont eux qui s'enrichissent, les fumiers! Comme s'ils avaient besoin de ces petits tours de passe-passe pour être encore plus florissants!

Tout à ses pensées, il décide d'assurer la tournée de quatorze heures quinze, on ne sait jamais. Il roule avec son bus vide, il passe devant la mairie, la gare routière, le centre commercial, la tournée complète comme quand il était jeune. Les usagers le regardent comme s'ils voyaient Lazare. "Germaine, viens voir! crient-ils. C'est-y pas le bus de quatorze heures quinze, bonne mère?"

Sa tournée terminée, il rentre au dépôt. Il est fatigué comme s'il avait porté des meubles toute la journée – c'est l'effet de la surcharge inhabituelle de travail. Au dépôt, il parle à ses camarades, il leur raconte l'étranger tout propre, mais personne ne veut le croire. Certains chauffeurs naïfs le moquent ouvertement. Ils insinuent qu'il serait resté trop longtemps au café. Michel se fâche et les envoie promener.

Les jours suivants n'arrangent rien. Il est devenu méfiant, il scrute la foule pour y repérer l'homme, il fouille trois fois son bus après chaque tournée. Surtout, il ne peut se permettre de rater celle de quatorze heures quinze. Il y a comme un ressort interne qui s'est brisé. Il est assidu à son travail, et ponctuel à faire peur. "Vous n'aurez rien, fumiers! pense-t-il. Pas une minute, pas une seconde." Pire, quand la direction demande des conducteurs pour assurer le week-end de Pentecôte, il se porte volontaire.

"T'es fou, lui disent ses camarades, tu nous fais honte."

Il les regarde avec tristesse, peut-être même avec mépris, il a l'impression d'être le seul à se battre contre les boîtes noires, un combat perdu d'avance car comment voulez-vous qu'il compense à lui seul les heures perdues par ses camarades?

"Vous feriez mieux d'aller bosser", leur dit-il, et l'on comprend que ce genre de remontrances ne fait pas plaisir autour de lui.

"Tu déconnes ou quoi? disent ses camarades. Toi, Michel, tu t'es fait l'allié du grand patronat."

Ils s'éloignent de lui. La direction, au contraire, apprécie. Le chef d'équipe l'invite même à jouer à la pétanque, pendant le temps de travail réglementaire, hélas, en programmant de faux stages de formation. Michel, dégoûté, ne peut que décliner l'invitation.

De plus en plus de monde se presse sur le trajet du quatorze heures quinze. On dirait que les usagers ont une fascination pour ce bus longtemps considéré comme perdu. On pourrait croire qu'ils viennent exprès pour admirer l'ardeur au travail de Michel ou faire la conversation. Pourtant il ne leur parle pas, pas plus qu'il ne parle à la hiérarchie, coupable à ses yeux des mêmes dérives laxistes qu'il a connues. Même aux heures de pointe, la solitude le mine. Le regard absent, il fixe la route devant lui, il ouvre et ferme les portes avec une ponctualité diabolique, on dirait un robot.

Un jour, au volant de son bus, il fait un drôle de rêve éveillé. Il s'imagine qu'on lui confie une autre ligne en plus de la sienne. Il ferait en somme le travail de deux conducteurs. En mordant un peu sur les jours récupérateurs, ce n'est pas un pari absurde. Il accepte. Avec ses nouvelles capacités, sentant planer sur lui l'ombre des boîtes noires qui ricanent sous cape à chaque fois qu'il lève le pied, Michel assure comme une bête. Mieux, il s'en sort tellement bien qu'on le prie de bien vouloir passer chef d'équipe. Il multiplie les tournées, ajoute des horaires de nuit, vérifie lui-même la propreté de ses bus. On le nomme adjoint aux transports à la mairie, puis directeur des transports pour l'ensemble de l'île. Il bosse comme vingt. On dirait qu'il est possédé. On le cite en exemple. On l'invite à s'exprimer. Il se voit à la tribune dans un stade: "Qu'est-ce donc que la démocratie, sinon du transport d'usagers d'un endroit à un autre?" Dans la foulée, il instaure le service minimum. Sa popularité sur l'île devient immense. Le cabinet du ministre le remarque…

Son ascension aurait pu continuer ainsi jusqu'à la présidence de la République, quand un passager brise soudain l'enchantement en lui demandant pourquoi le bus ne s'est pas arrêté à la gare routière, comme prévu. À force de rêvasser, il a raté une station. Une dame avec une poussette l'insulte vertement. Michel bave un peu sur sa chemise, puis il lâche le volant et s'effondre dans d'atroces convulsions. Il fait une crise d'épilepsie.

Heureusement le bus n'allait pas vite. On est parvenu à le stopper sans dommages. Michel a été conduit immédiatement aux urgences. Sa convalescence a été lente et pénible. Elle s'est doublée d'une grave dépression. Quand il a repris son travail, on a mis Michel à un poste de paperasserie, puis, très vite, comme il tenait des propos insensés, on l'a catapulté en préretraite. Il s'est pendu trois jours plus tard. À son enterrement, plusieurs témoins ont vu un type tout propre, avec une boîte noire sous le bras.

Non, les enfants, il est malsain de jouer avec le travail. Ne sous-estimez pas les forces obscures et leur technologie. S'il existe un moyen de s'enrichir sur notre dos, ils le trouveront, soyez sûrs.»

Un silence déprimé suivit la fin de l'histoire. Nous pensions tous aux heures perdues qui auraient pu filer à l'ennemi et à l'obligation morale que nous avions maintenant de travailler davantage. Cette perspective fit crisser bien des mâchoires. L'instituteur, excédé par les regards lourds qu'on lui lançait de partout, fut le premier à exploser.

« Tu ne dis rien, oncle Abe? s'adressa-t-il au coin sombre. Tu fais le mort? T'as raison. Ah, il est beau, ton système qui pompe nos richesses, ah, tu peux être fier d'être à la solde de ces parasites! »

On entendit une chaise tomber et l'oncle Abe fit un pas vers nous. Sa frêle silhouette tremblait comme un vieillard dans un courant d'air. Il serrait des poings moites le long de son corps, tels deux piliers, sa froide détermination s'avançait vers nous. Nous, les enfants, nous le regardions avec l'espoir secret d'une bagarre. Mais il ne frappa personne. Ses poings vinrent se croiser sur sa poitrine dans un geste d'une grande théâtralité.

Il nous attaqua de sa voix nasillarde, un peu hystérique. Pourquoi le laissa-t-on parler? Allez savoir, personne ne se doutait des propos immondes qu'il allait nous servir.

«Votre arrogance est un monument, non, c'est un patrimoine», nous lança-t-il. «Votre chauvinisme indécrottable n'a d'égal que votre ignorance», et aussi: «Vous n'existez dans ce monde que comme des alter-là-bas. Que là-bas cesse d'exister, et vous vous effondrez, politiquement, culturellement et spirituellement parlant, comme une merde sans squelette.» Puis, voyant qu'on ne le contredisait pas – surpris que l'on était par la violence de ses propos -, il s'enhardit: « Vous êtes fondamentalement complexés, petits et complexés, le complexe d'infériorité est ce qui définit la politique de la France depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale.» On l'écoutait toujours. Et lui: «Vous êtes des lâches profonds car vous savez bien que le sale boulot sur cette planète sera toujours fait par les soldats de là-bas, ce pays que vous conspuez, vilipendez, injuriez avec d'autant plus de zèle qu'à travers lui ce sont vos insuffisances qui vous sautent à la figure. » Et encore: «Que la Russie veuille bien retrouver son potentiel de nuisance, et vous ferez tous dans votre culotte en dentelle. Que la Turquie devienne radicale, comme hier la Serbie… que dis-je, la Turquie? Chypre vous mettrait les foies, Malte vous écraserait car votre seule arme est l'hypocrisie diplomatique et la haute opinion morale que vous avez de vous-mêmes.» On se regardait, ne sachant comment réagir à ce barrage qui avait cédé, le flot de paroles paralysait nos esprits.

Et lui, il continuait à nous bombarder: «Je vous trouvais sympathiques, j'aimais votre génie franchouillard, votre humour me faisait rire, j'appréciais vos grivoiseries. Plus maintenant. Votre sympathie est du vent, de la gonflette, de la poudre aux yeux, vos insolences sont des pirouettes qui masquent une grossière absence de fond. Vous êtes dans le paraître, la dorure sur étron, la fioriture du vide, la rhétorique du creux. Pour vous, un diplôme aura toujours plus d'importance que les compétences, une explication compliquée sera toujours plus crédible qu'une explication simple, une biographie sera toujours plus intéressante qu'une œuvre.» Enfin, il dit: « Je pars», et il ajouta: «Définitivement. Je quitte le marécage, la province que vous êtes.»

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