Il transpirait comme un collabo.
Il nous tourna le dos et nous nous réveillâmes. Était-ce le sentiment de trahison qui nous chauffait ou simplement l'impétueuse nécessité de ne pas laisser le dernier mot à ce salopard?
« Il a pété les plombs, déclara l'instituteur.
– Quelle bassesse, s'indigna la patronne.
– Devant des enfants, gémit mon père.
– C'est inconcevableS», bougonna oncle Guillaume, déçu de perdre ainsi son contradicteur attitré.
Curieusement, personne ne se précipita pour lui casser la figure. Il faut dire qu'il était déjà en train de sortir, nous privant ainsi du plaisir de le mettre dehors. Alors, avec une force toute calculée, le patron saisit une carafe vide et l'envoya à sa poursuite. Elle frôla son oreille droite et s'écrasa sur le trottoir. Il accéléra le pas. Ce fut notre seule consolation.
Quand il disparut au bout de l'avenue de la Résistance, le bistrot se mit à bouillir. Tous les mots durs de l'oncle Abe ressortirent sur le tapis, on aurait dit qu'ils s'étaient planqués exprès sous les tables pour venir nous tourmenter plus tard, en tête-à-tête. Le papier peint jaunâtre des murs les avait absorbés et nous les restituait maintenant, par petites doses, pour nous faire enrager encore plus. L'instituteur criait, la patronne beuglait, ça se chamaillait partout, et oncle Guillaume qui ne trouva rien de mieux que de s'endormir dans ce brouhaha, la tête gentiment posée au creux du coude, là où poussent les plaques d'allergie.
Voyant l'ambiance délétère, nous préférâmes partir, Wolf et moi. On connaissait un coin tranquille sur une de nos plages, à l'ombre d'un ancien bunker abandonné, gros prodige immobile puant la pisse de chat et le vomi des hommes. On s'installa sous sa protection à regarder les étoiles. Je caressai le vieux béton qui en avait vu d'autres. Sa casemate principale pointait toujours vers l'ouest.
«Tu sens comme elle puise? demandai-je à Wolf en y appuyant mon front. Je me demande ce qu'elle cherche à nous dire.
– Arrête, Jean-Ramsès, tu me fous les glandes», répondit ce benêt.
Sa myopie spirituelle créait entre nous un fossé infranchissable.
L'ambiance paraissait définitivement cassée avec le départ théâtral de l'oncle Abe. L'absence de contradiction entama la verve d'oncle Guillaume et tua le débat. On fut confronté à un grave passage à vide. Parfois il se taisait gauchement à mi-phrase et notre après-midi se transformait en une morne plaine de Poméranie. Il lui arrivait aussi de manquer d'originalité et de nous servir pour la dixième fois une histoire que l'on connaissait par cœur. On écoutait poliment, on posait des questions pour faire ceux qui s'intéressent, et l'on sortait du bistrot le ventre un peu lourd.
Comme toute nature artistique, il était conscient lui aussi du vertige.
«Je suis un peu fatigué, les enfant», admettait-il, le regard perdu dans les sables mouvants de son plat de lentilles.
Il mangeait lentement, le silence pesant roucoulait autour de nous et l'on se découvrait inquiets comme si on nous avait enlevé une carapace protectrice. Il fallait faire quelque chose.
Le déclic vint de mon père.
« À la prochaine histoire, on n'a qu'à faire semblant de ne pas le croire», suggéra-t-il.
L'idée semblait bonne, mais personne ne voulut jouer le rôle de l'oncle Abe.
« Je pense qu'il vaut mieux l'encourager plutôt que de le contredire, protesta le patron, fort de ses mauvaises expériences passées.
– Il faut tenter les deux, argumenta mon père.
– Moi, j'y vais pas, se bloqua le patron. J'ai une autre idée. Une surprise.»
Mais il ne voulut pas en dire davantage.
Alors mon père:
«Je propose que ce soient les enfants, Jean-Ramsès et Wolf. Oncle Guillaume ne pourra pas se fâcher sérieusement contre des enfants.»
Nous étions outrés, mais que pouvions-nous faire? Je maudis encore plus l'oncle Abe, ce brise-harmonie à qui l'on devait cette désagréable situation.
«Rappelez-vous, les enfants, n'en faites pas trop. De la délicatesse, du doigté», chuchotait mon père. Et moi je bouillais tout bas: «Ta délicatesse, tu peux éblouir où je pense, en l'occurrence sous le lave-linge, à la place du trésor des Templiers qui n'y sera plus.»
On tira à pile ou face avec Wolf pour le rôle du méchant. Je trichai habilement (un peu d'entraînement à la réception de la pièce suffit pour garantir l'immunité du sort), et mon camarade s'y colla.
Tout se passa comme prévu, oncle Guillaume trempa sa moustache et se lança sans grand entrain dans une histoire de sport (on fit la moue étudiée), des athlètes de là-bas qui gagnaient le quatre fois cent mètres systématiquement, à un point où l'on pouvait se demander s'ils n'étaient pas massivement dopés aux substances indétectables (on fit la moue étudiée).
«On la connaît, cette histoire, onc' Guillaume», fit soudain Wolf.
Question délicatesse, Wolf était le meilleur, et de loin! L'assistance se figea.
Oncle Guillaume pivota sa moustache aguerrie.
«Ah oui?» fit-il, et l'on vit la flamme de l'orgueil blessé briller entre les poils argentés. Il poursuivit en martelant les mots de façon désagréable:
«Tu connais tout, toi, Wolf le Connaisseur, alors que tu n'es pas plus gros qu'un crachat. Je suppose que tu connais aussi leur projet Alpha?… Mais si, voyons, le projet Alpha. Celui de robot sportif, une machine couverte de plastique pour tricher aux Jeux… Un humanoïde, hein, avec visage et tout… Wolf? Tu es là? Tu pourrais nous en dire davantage, non?… Pourquoi tu te tais? Un robot capable de descendre sous les 8" 30 au cent mètres. Indétectable au test d'urine car pissant une bouillie préparée à l'avance et contenue dans une poche intérieure. Son vocabulaire est limité à une centaine de mots, "droite", "gauche", "merci public", "au petit-déjeuner, je pars du bon pied avec Kellogg's Corn Flakes", on n'en demande pas plus à un athlète. Demandez à Wolf si j'invente.»
Thomas, l'ingénieur, regardait oncle Guillaume avec des yeux scintillants.
«Ce serait une réussite technologique extraordinaire, murmura-t-il.
– Bof, fit oncle Guillaume. Le cent mètres a l'avantage de se courir tout droit, avec des lignes blanches délimitant les couloirs et toutes sortes de repères visuels facilement détectables par une caméra placée dans la pseudo-rétine. Wolf le Connaisseur le sait bien, n'est-ce pas?… Il saura aussi nous expliquer pourquoi le plastique recouvrant le robot est sombre, imitant ainsi à merveille le noir des Africains.»
Wolf ressemblait à du hachis écrasé mais les habitués étaient ravis. On retrouvait notre conteur au meilleur de sa forme. Thomas, l'ingénieur, faisait des calculs sur un coin de table,
«Tu ne dis rien, Wolf? s'acharnait oncle Guillaume. T'as avalé ta langue? Eh bien je vais t'aider. Sa couleur est sombre, tirant vers le marron foncé, car… car…
– Car cette couverture est la plus adaptée pour capter le maximum d'énergie par rayonnement et alimenter les milliers de cellules photoélectriques cachées en dessous», bondit Thomas.
Oncle Guillaume lui adressa un hochement satisfait.
«Je comprends pourquoi il y a autant de Noirs dans leurs équipes, siffla le docteur Soubise.
– Attention, ce n'est qu'un projet, tempéra oncle Guillaume. Ne me faites pas dire ce que je n'ai pas dit. Méfiez-vous des amalgames.»
Un tonnerre d'applaudissements salua autant son honnêteté que la verve retrouvée. Les gens se levaient, chacun voulait le toucher, lui dire un mot gentil. Alors le patron, voyant que l'on avait du mal à circuler à cause de l'enthousiasme, sentant aussi que le moment était venu de frapper un grand coup pour se débarrasser du spleen à jamais, se percha sur le zinc et déclara:
"S'il vous plaît, un peu de silence! J'ai une annonce à vous faire. C'est un peu une surprise. Notre bistrot-restaurant que vous aimez tous et dont j'ai la chance et l'honneur d'être le patron…
– Le maître d'oeuvre! cria l'instituteur.
– Le dictateur! pouffa la femme de ménage.
– Whao, whao, taisez-vous un peu, fit le patron. Je disais donc… nous allons changer de nom. Cette maison, qui n'est pas loin d'être trente-naire, s'appellera désormais… "Le coin de l'oncle Guillaume." J'ai fait faire à mes frais une enseigne lumineuse que voici,»
Il tira de sous le zinc une grande boîte en plastique. Les lettres se détachaient en bleu fluo sur un fond crémeux.
Notre aimable moustachu se dressa, ému jusqu'aux oreilles. Le patron fit clignoter le grand néon, et le visage rubicond de l'oncle Guillaume se couvrit d'une buée de plaisir.
«Merci, dit-il sobrement.
– C'est à nous de te remercier», s'empressa le patron, et il n'avait pas tort, surtout du point de vue de la caisse.
Tout naturellement, il offrit la tournée. Dans l'euphorie, personne ne pensait plus à l'oncle Abe, on aurait dit qu'il n'avait jamais existé. Disparus, évanouis, lui et ses mauvais fluides!
«On devrait faire venir le Libéré, suggéra l'instituteur. C'est un événement, tout de même, un nom de bistrot qui change,»
Le patron était plutôt d'accord, car toute publicité est bonne à prendre, mais l'oncle Guillaume fit son modeste. On pensa d'abord à une comédie de sa part, on tenta même de lui forcer la main, mais il resta inflexible comme le Pont-Neuf. « Non, finit-il par se fâcher. Non, imbéciles. Écoutez-moi. Les journalistes ont leurs problèmes, il ne faut pas les embêter avec moi, ils ont suffisamment d'ennuis avec les infiltrations.
– Comment? – Quelles infiltrations? – Explique-toi.» Oncle Guillaume s'assit avec des airs de grand conspirateur.
«Laissez-moi vous raconter une histoire. Un gars de mes amis a fait les frais d'une nouvelle forme de sabotage.
Jean travaillait dans un grand journal par chez nous, le Républicain, peut-être, ou le Courrier, je ne me rappelle plus. Vous savez que les papiers sont maintenant toujours tapés sur ordinateur, corrigés par ordinateur, mis en page sur ordinateur, transmis à l'imprimerie par ordinateur, tout passe par l'ordinateur. Bientôt ce sera l'ordinateur qui les écrira, tout seul, en écriture automatique, à partir d'un câble pour dépêches AFP et d'une dizaine de mots clés en fonction de la teinte qu'on veut donner à l'article. J'exagère à peine. Bref, sans ordinateur, la création journalistique – voire littéraire -s'arrêterait net.