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C'en est trop. Au comble de la révulsion il devient brutal, tente de se dégager: rien à faire, la fille le tient, si l'on peut dire, à la racine. Heureusement il se souvient de la croix de bois que lui avait donnée la vieille femme laide. Il se traîne vers sa veste – avec la fille accrochée à lui comme une sœur siamoise -, glisse une main dans la poche… ouf, elle est là. Il la catapulte sur la poitrine de la créature en lui criant des mots insensés. De peur ou d'étonnement – à moins qu'il y ait une raison plus mystique -, elle relâche ses sphincters. G se sent libre, ébouillanté dans la marmite du diable mais libre. Il se précipite vers la porte sous un flot d'insultes carabinées. Il a eu juste le temps de la refermer avant qu'elle ne se jette sur lui.

– Il a eu chaud, dit mon père.

– Oui, on peut dire ça, fit tranquillement oncle Guillaume. Mais on peut dire aussi qu'il a été idiot d'aller avec une fille de là-bas. L'attirance exotique, la curiosité… Si l'on finit tous en enfer, c'est par curiosité, moi je vous le dis.

– Je me demande ce qui peut naître d'un accouplement avec ce monstre, se demanda le facteur.

– N'y pense même pas! cria sa femme, et l'on entendit une taloche.

– J'imagine que ces unions sont stériles, déclara la docte voix de l'instituteur. Ou alors il leur naît un taré, genre oncle Abe.»

Ils restèrent à méditer ces paroles et nous comprîmes qu'il était temps de filer. Wolf me suggéra de passer chez madame Saint-Ange car cette histoire nous avait donné des idées. Je refusai prudemment. Je n'avais pas assez d'argent pour me payer autre chose que Josiane. «T'as qu'à pas te gêner dans le lave-linge», suggéra Wolf avec ses gros sabots habituels. Je fis la moue. Bizarrement, je trouvais immoral de prendre beaucoup d'argent d'un coup, Il me semblait que les petits larcins avaient plus d'avenir. La stratégie des paliers menait cependant vers le même résultat peu glorieux: tôt ou tard mon père s'apercevrait du trou béant dans ses économies. Comment y remédier? Je n'avais pas de solution.

« Poule moite, me dit Wolf. T'as rien dans le falzar. Tu devrais demander à un chirurgien de là-bas de t'en faire une deuxième.

– Ça sera toujours plus simple que de te faire une greffe du cerveau», répondis-je.

On passa ainsi du temps en politesses, puis Wolf rentra chez lui pour écrire une carte de Saint-Valentin à Stéphanie.

La boîte à transfert

Les journées se succédaient ainsi, d'un récit à l'autre, les saisons défilaient dans le désordre de mes souvenirs, les jupes s'allongeaient ou raccourcissaient suivant les modes et l'impertinence de mon regard, l'enfance déroulait pour nous son confortable tapis d'insouciance. Le bistrot ne désemplissait pas, au contraire. Le cercle des habitués s'élargissait: après le journaliste royaliste vinrent la femme de ménage aux origines étranges, le chauffeur de taxi volubile, le sportif sur le déclin, le petit escroc en machines à coudre. La renommée d'oncle Guillaume grandissait, passait le bouche à oreille du village voisin, grimpait plus haut, et l'on vit même des gens du Nord venir prendre le rhum avec nous. Le patron installa une grille en fer-blanc pour le rangement des vélos et embaucha une étudiante, payée au noir, qui eut tôt fait de déniaiser le docteur Soubise. Nous avions un vague espoir, Wolf et moi, d'être les prochains sur sa liste. Hélas, vu notre jeune âge et l'absence chronique d'argent, nous ne représentions qu'un très faible pouvoir d'attraction. Ainsi tournait notre île, poussée par les marées, et se vidait le lave-linge de mon père, inéluctablement, comme une cruche percée, nous permettant de faire fonctionner nos jeunes attributs chez madame Saint-Ange.

Oncle Guillaume, lui, ne changeait pas. Il venait lentement à sa table, s'installait en passant et repassant le dos de la main sur sa moustache, jetait un rapide coup d'œil sur ses ouailles – en n'oubliant pas le coin sombre où se tenait oncle Abe, silencieux et hostile, de plus en plus serré à mesure que le bistrot se remplissait -, fronçait les yeux dont l'éclat ne s'altérait jamais. D'abord lointaine, sa voix rocailleuse montait en volume – ou était-ce nous qui nous taisions pour ne pas en perdre une miette? -, nous enveloppant dans une formidable étreinte.

Un mardi après-midi vers quatre heures, alors que l'assistance était particulièrement nombreuse, il s'étonna:

«Il n'y a donc personne qui travaille, dans ce pays?»

Pas de réponse. Le docteur Soubise faisait semblant de chercher quelque papier important dans son sac. L'instituteur toussa abondamment pour signifier qu'il était gravement malade. Wolf et moi, qui avions honteusement séché le cours d'instruction civique pour nous retrouver au bistrot, regardions nos baskets comme si elles pouvaient nous téléporter loin d'ici.

«Moi, je travaille, dit enfin le patron.

– Tu dois bien être le seul», soupira oncle Guillaume, l'air sévère mais intérieurement ravi que des dizaines de types sacrifient leur devoir au plaisir d'écouter une histoire.

«Il faut faire la part des choses, reprit-il. Celui qui oublie ses obligations quotidiennes peut faire le jeu des forces obscures, sans même s'en rendre compte.

– Oncle Guillaume, dit le docteur Soubise, tu nous sers là un discours rétrograde.

– Tous les progrès sociaux de nos pères et grands-pères ont visé à nous affranchir du travail, cet esclavage des temps modernes, récita le journaliste.

– Le mot même "travail", vient du latin trepalium - instrument de torture, souligna l'instituteur.

– Doucement, les enfants, fit l'oncle Guillaume en souriant devant leurs boucliers. D'un côté, vous avez raison. De l'autre, écoutez l'histoire qui est arrivée à un gars du pays, chauffeur de bus sur la liaison La Normande-Saint -Garou, un brave gars approchant de la cinquantaine, lassé par son boulot sans perspective de carrière, avec au-dessus de lui un chef d'équipe un peu rigide qui passe son temps à le contrarier pour les congés ou le repos compensatoire. Face à l'adversité du quotidien, Michel élabore un système. Les jours où il n'y a pas trop de passagers, en période de vacances scolaires ou les week-ends à pont ou tout simplement parce qu'il y a dans la semaine des jours creux qui ressemblent à des jours fériés, il fait semblant de sortir le bus pour la tournée de quatorze heures quinze, mais il prend par l'avenue de la République au lieu d'aller tout droit, puis il se gare dans un endroit discret près de la zone désaffectée, coupe le moteur et s'en va pour une après-midi buisson-nière. Ne croyez pas qu'il traîne au bistrot – comme certains -, ce n'est pas le genre. Il se rend à la bibliothèque municipale, oui monsieur, où il se documente sur divers sujets historiques qui l'intéressent. Parfois, il fait des recherches dans les archives de la préfecture pour construire son arbre généalogique. Il est ainsi remonté jusqu'à Hugues Capet. Pendant ce temps, les usagers – peu nombreux – attendent patiemment la tournée suivante ou prennent le taxi, pour ceux qui sont pressés. C'est tellement devenu une habitude que les gens ont fini par comprendre que le bus de quatorze heures quinze était sans doute une erreur, une faute de frappe dans les horaires et qu'il ne fallait pas compter sur ce bus-là. D'ailleurs personne ne se plaignait. Le chef d'équipe voyait en fin de journée son chauffeur rentrer en pleine forme et s'en réjouissait dans son fond humaniste. La municipalité faisait des économies d'essence qu'elle investissait dans les espaces verts, les fleurs du rond-point et les attractions pour enfants. Les usagers s'habituaient à marcher, ce qui est excellent pour la santé, mais pas seulement. En marchant, ils prenaient le temps d'admirer lesdits espaces verts, les nouvelles anémones du rond-point, le gazouillis des enfants, leurs poumons respiraient un air plus propre, et, les sens enivrés, ils oubliaient la légère déception de ne pas utiliser de bus – sans faire la relation de cause à effet, évidemment.

C'est dans ce climat de paix intérieure qu'un type tout de propre vêtu monte dans le bus du matin, celui de huit heures dix, que Michel conduit également car il n'est pas question de sécher à cause de l'affluence. Le type est scintillant des pieds jusqu'à la tête, même ses chaussures sont blanches, c'est étrange et le chauffeur le prend dans son viseur du coin de l'œil. Il le remarque d'autant mieux que le type tient une boîte noire, de la taille d'une boîte à chaussures, qu'il essaie de caser sous un siège. "C'est peut-être un colis suspect", pense Michel. Et aussi: "On n'est pas payés pour se faire exploser la figure." Rien d'étonnant à ce qu'il soit nerveux tout le long du trajet, il surveille discrètement le type mais il ne se passe rien de particulier jusqu'au terminus. D'ailleurs il n'a pas une tête de terroriste: il est roux avec des lunettes. Au moment de descendre – sans la boîte noire, remarque Michel, une boîte noire qu'il aurait cachée quelque part (mais quel est l'intérêt de faire exploser un bus vide?) – le type s'approche: "Dites-moi, mon ami, il n'y avait pas de bus hier, à quatorze heures quinze?" Michel est tout gêné. Il se demande ce que veut le type. Il n'est pas de l'inspection des services, c'est sûr, car les gars de l'inspection préviennent toujours quand ils passent, ils ne s'habillent jamais aussi propre et ils ne parlent pas avec un accent aussi marqué, un accent du nord. "Un Russe, peut-être", pense Michel.

– Mais non, s'écria l'instituteur, c'est un type de là-bas !

– Tu as cent fois raison, dit oncle Guillaume. Mais ce n'est pas tout. Comme Michel ne lui répond pas – car il en est encore à analyser la situation – l'usager tout propre prend un air satisfait.

"Je savais bien! dit-il en se frottant les mains. La boîte à transfert ne se trompe jamais. Merci, merci beaucoup!"

Mon conducteur se demande si c'est une blague. Jamais il n'a vu d'usager aussi serein malgré l'absence criante de bus à l'heure prévue. Il pense à une provocation. Mais dans quel but? Pour tout dire, la tranquillité suave de l'étranger ne présage rien de bon. Michel prend une voix agacée, un peu vengeresse:

"Avant de descendre, assurez-vous de n'avoir rien oublié dans le véhicule.

– Ah, vous m'avez donc vu! s'exclame l'étranger, visiblement déçu. Je n'ai d'autre choix maintenant que de déplacer la boîte à transfert. Comme c'est dommage."

Il revient à la place où il était assis, fouille sous le siège et sort la boîte noire.

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