– Personne dans la chambre… fit Eva sans effort.
– Plus haut… hier… rien?… avant-hier… rien?… remontez toujours jusqu’à ce que vous aperceviez dans la chambre deux jeunes seigneurs…
Eva, cette fois, parut faire un violent effort.
Les yeux se convulsèrent davantage, son front se plissa, mais le reste du corps demeura dans son immobilité cataleptique.
– Je les vois! fit-elle tout à coup.
– Pouvez-vous deviner lequel des deux est le chevalier d’Assas?…
– Oui, répondit sans effort la dormeuse; l’autre vient de le nommer ainsi…
– Donc, vous voyez maintenant le chevalier d’Assas? Vous le connaissez?
– Oui, maître… Je le vois et je l’entends… je les vois tous deux… ils boivent du vin d’Espagne… l’autre cherche à entraîner le chevalier à Versailles… d’Assas est triste et joyeux… il remercie… il croit que cet homme est son ami… ils descendent tous deux… ils montent à cheval… voici Versailles… ils arrivent à une petite maison située sous les quinconces à droite du grand château… l’ami s’en va… le chevalier reste…
– Arrêtez-vous, dit Saint-Germain avec une visible satisfaction. Vous tâcherez de savoir qui est dans cette maison… mais d’abord reposez-vous… asseyez-vous sur ces divans…
La jeune femme obéit, c’est-à-dire qu’elle se laissa tomber sur le divan.
Alors une abondante sueur coula sur son front que Saint-Germain essuya doucement avec son mouchoir.
Sa raideur cataleptique persistait.
Saint-Germain détourna son regard, demeura quelques instants pensif, puis alla se jeter lui-même sur un canapé à l’autre extrémité de la pièce.
Le repos dura une grande heure au bout de laquelle Saint-Germain revint à Eva et lui prit les mains.
Un frémissement agita la jeune femme.
– Êtes-vous prête à entrer dans la maison? dit alors le magnétiseur. Entrez, mon enfant, il le faut…
– J’y suis, dit Eva. Il y a des femmes, des servantes… une seule maîtresse…
– La connaissez-vous?…
– Oui, maître. Vous me l’avez montrée en m’ordonnant de ne pas l’oublier: c’est Mme d’Étioles.
– J’en étais sûr! fit sourdement Saint-Germain. Et je comprends tout, maintenant… Mon enfant, continua-t-il, suivez le chevalier pendant les jours qui suivent, et dites-moi s’il entre dans cette maison…
Il y eut un long silence pendant lequel la dormeuse chercha à répondre à cette question.
– Il n’est pas entré, dit-elle enfin.
– Bien. Où est-il, maintenant?
– Dans une petite maison, non loin des Réservoirs…
– Indiquez-moi cette maison plus précisément.
– Dans la ruelle qui débouche en face des Réservoirs, une des premières maisons, il y a une porte en chêne plein, avec des clous de fer… un judas… attendez, au-dessus du judas, il y a une petite croix, et au milieu de la croix un J creusé dans le bois.
– Cela suffit, dit Saint-Germain en tressaillant. Je sais maintenant à qui est cette maison. Et vous dites que le chevalier est là dans cette maison?…
– Il y a une cour derrière; au fond un pavillon; le chevalier est dans celui de gauche; il est joyeux et inquiet, il est triste et gai; il relit un billet… Oui, je vous entends… ce qu’il y a sur ce billet?… attendez… je ne peux pas lire… j’y suis!… Il y a que le chevalier doit se rendre à dix heures ce soir à la maison du quinconce, et qu’il la verra sortir… et qu’il doit la conduire dans le pavillon à droite…
– Y a-t-il d’autres personnes, dans le pavillon de droite? demanda Saint-Germain.
– Un valet seulement.
– Et dans les autres pavillons? regardez bien…
– Dans celui du fond, personne!… Dans celui de droite, un homme et une femme… vous me les avez désignés sous le nom de comte et comtesse du Barry.
– Ah! ah! fit Saint-Germain en tressaillant. Cela devient limpide. Entendez-vous ce qu’ils disent?…
– Ils ne se disent rien…
– Alors, mon enfant, je suis obligé de vous demander un gros effort…
La dormeuse se raidit encore davantage.
Saint-Germain étreignit ses mains dans les siennes et reprit:
– Écoutez ce que chacun d’eux se raconte à lui-même…
Eva, pendant près d’une demi-heure, parut faire un prodigieux effort. Haletant, la sueur au front, penché sur elle, Saint-Germain ne la perdait pas de vue et continuait à serrer ses mains.
– Je ne peux pas! murmura la dormeuse en râlant.
– Il le faut! ordonna durement Saint-Germain. Allons! Encore un effort… écoutez… entendez-vous?…
– J’entends! fit Eva dans un souffle.
– Bien, mon enfant, très bien… Vous êtes admirable…
Une expression de fierté et d’indicible bonheur se répandit sur le visage convulsé de la dormeuse.
– Maître! dit-elle, j’entends! J’entends très bien…
– Écoutez ce que la femme se dit…
– Elle se dit qu’elle sera souveraine à la cour de France… et que dès qu’elle pourra… elle fera arrêter un M. Jacques… et le comte du Barry… elle les voit à la Bastille… elle sourit… Maintenant, elle voit le roi… maintenant, elle voit le chevalier d’Assas… elle ne veut pas qu’il meure, elle veut le sauver… maintenant, elle voit Mme d’Étioles…
– Assez, mon enfant… Écoutez du Barry… que se dit-il?…
– Des choses remplies de désespoir et de haine surtout…
– De la haine?… Contre qui?…
– Contre le roi… contre Jacques, contre vous, mon cher seigneur!… Oh! le misérable!… prenez garde!…
– Ensuite, mon enfant!…
– De la haine, toujours! Contre la femme qui est près de lui… contre Mme d’Étioles… contre le chevalier… il va le tuer, il prépare le meurtre, il cherche l’heure favorable… il le tuera dans l’entrée du pavillon lorsque le chevalier sortira… il ne sait pas encore comment il le tuera…
– Assez, mon enfant! dit Saint-Germain à bout de forces lui-même. Ne regardez plus, n’écoutez plus. Revenez à moi…
Un sourire radieux transfigura le visage de la dormeuse.
– Écoutez-moi, reprit le magnétiseur. Pendant toute mon absence, je vous défends la tristesse, vous m’entendez bien? Vous songerez que je vais bientôt revenir, que je pense à vous, et vous serez heureuse… je le veux… Maintenant, dormez en paix, mon enfant… Vous vous réveillerez dans deux heures…
La raideur cataleptique disparut alors presque soudainement.
Saint-Germain fit quelques passes sur le front d’Eva qui, allongée sur le divan, prostrée par une extrême fatigue, parut passer sans secousse du sommeil magnétique à un souriant et heureux sommeil naturel.
Alors le comte de Saint-Germain déposa un long baiser sur le front de la jeune femme qui, sous ce baiser, tressaillit…
Puis il passa dans sa chambre, se défit rapidement du costume qu’il portait, se dépouilla de tous ses bijoux et revêtit un vêtement de bourgeois modeste, d’une couleur neutre.
Seulement, sous ce vêtement, il avait revêtu une cotte de mailles, – un de ces chefs-d’œuvre des armuriers de Milan dont les mailles légères, serrées comme celles d’un tissu de lin, pouvaient arrêter une balle et émoussaient la pointe des poignards. Alors, il appela un domestique et lui dit quelques mots.
Moins de cinq minutes plus tard, le valet revint en disant:
– La voiture de monsieur le comte est prête.
Saint-Germain descendit et, dans la cour de l’hôtel même, monta dans une berline d’aspect très modeste, mais attelée à un cheval qui avait toutes les qualités apparentes d’un trotteur de premier ordre.
– Vous arrêterez aux premières maisons de Versailles, dit-il au cocher. Et vous me réveillerez.
La voiture s’ébranla aussitôt.
Le comte de Saint-Germain s’étendit sur les coussins et murmura:
– Je vais dormir jusqu’à Versailles. C’est plus qu’il ne m’en faut pour me reposer de cette rude séance…
Dix secondes plus tard, il dormait profondément, tandis que la berline roulait dans la section de la route de Versailles au grand trot de son cheval…