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D’Assas s’élança à la tête ces chevaux qui, ne sentant plus de bride, s’arrêtaient d’ailleurs à ce moment.

Alors, le cœur battant, les tempes en feu, la bouche crispée, il s’avança vers la portière en disant:

– Descendez, monsieur, qui que vous soyez!… Descendez! ou, par le Ciel, je vous traite comme je viens de traiter votre laquais!…

À ce moment un cri déchirant, – un cri de femme! – retentit dans l’intérieur du carrosse.

D’Assas se rua; mais à la même seconde, la portière s’ouvrit, un homme sauta lestement sur le sol, et se croisant les bras, d’une voix dédaigneuse, empreinte d’une autorité suprême:

– Or çà!… Quel est le truand qui ose arrêter le roi?…

D’Assas, livide, vacillant, foudroyé, jeta un regard d’indicible angoisse sur l’homme qui parlait ainsi.

Et, hagard, les cheveux hérissés par l’horreur, il murmura:

– Le roi!… Le roi!…

Oui! ce n’était pas Berryer qui se trouvait dans le carrosse où Jeanne avait été poussée: c’était Louis XV, le roi de France en personne!…

Voici, en effet, ce qui s’était passé:

Berryer, on se le rappelle, après avoir décidé Noé Poisson et Crébillon à amener Jeanne chez la tireuse de cartes, après avoir combiné son plan avec Bernis et chargé ce dernier d’amener un carrosse à la porte de la Lebon, Berryer, le lendemain, s’était mis en quête du roi, et avait fini par le rejoindre le soir seulement.

Louis XV avait emmené le lieutenant de police dans son cabinet et lui avait demandé:

– Vous me dites, monsieur que vous avez à me parler de Mme d’Étioles?…

– Oui, Sire, répondit Berryer.

Et jouant brutalement sa partie, décidé à tout risquer, il ajouta:

– Votre Majesté me permet-elle de lui parler librement?

– Je vous l’ordonne.

– En ce cas, Sire, je suis sûr de vous intéresser. Laissant donc toute circonlocution de côté, je dirai que, à la fête de l’Hôtel de Ville où je m’étais rendu pour protéger Votre Majesté selon le devoir de ma charge, je me suis aperçu de deux choses…

Tout cynique et décidé qu’il était, Berryer hésita un instant…

– Voyons les deux choses! fit Louis XV en se jetant dans un fauteuil et en fouettant sa botte.

– Je procéderai par ordre, reprit le lieutenant de police en jouant sur le sens de ce mot. La première chose, c’est qu’une femme aimait Votre Majesté…

Louis XV se mit à rire.

– Une seule? fit-il; c’est peu!

– Oh! mais celle-là, Sire, vous aime pour dix, pour vingt, pour cent! Je l’ai étudiée de près. Je l’ai vue pâlir ou rougir, j’ai lu dans ses yeux. Et bientôt j’ai acquis la conviction intime, absolue, que cette femme vous appartenait de toute son âme!

– Et c’est?… interrogea Louis XV qui, pour dissimuler son émotion, bâilla un grand coup.

– Sire, laissez-moi d’abord vous dire la deuxième chose que j’ai remarquée… seulement, j’oserai rappeler à Votre Majesté qu’elle m’a positivement ordonné de parler en toute franchise…

– Et je vous réitère l’ordre, monsieur!

– Eh bien, la deuxième chose, c’est que le roi est amoureux!… Ah! Sire, voilà que vous vous fâchez déjà! ajouta Berryer en voyant le roi froncer le sourcil. Je dis que le roi est amoureux au point de ne pas oser avouer son amour, et de le proclamer à la face de tous, comme il convient à un grand roi, maître absolu dans son royaume et dans sa ville… Maintenant, je n’ai plus qu’un mot à ajouter: c’est que le roi est justement amoureux de cette femme qui l’adore, et que cette femme s’appelle Mme d’Étioles…

Le roi se leva, fit quelques pas dans son cabinet, puis revenant au lieutenant de police:

– Eh bien, oui, Berryer… je l’aime… comme vous dites, comme un véritable écolier. Je sais qu’elle m’aime… ah! par Dieu et le Diable, cela me soulage de le dire. Oui, c’est vrai! J’ai son aveu… et…

– Et le roi n’ose pas oser! fit Berryer rayonnant de la confiance qui lui était témoignée. C’est bien ce que j’ai vu. Et alors, Sire, je me suis dit que, du moment que le roi n’osait pas, c’était le devoir de ses fidèles sujets en général et de son lieutenant de police en particulier de supprimer les obstacles…

– Et ces obstacles, vous les avez supprimés? demanda ardemment le roi. Il y a un mari…

– Qui ne compte pas!… Sire, reprit rapidement Berryer, ce soir un carrosse doit emmener madame d’Étioles à Versailles…

Louis XV jeta un léger cri.

– J’ai tout préparé, continua Berryer, et tout est prêt. Mme d’Étioles doit se rendre ce soir dans une maison du carrefour Buci… on la fera monter dans le carrosse, qui prendra aussitôt le chemin de Versailles… il y aura un homme dans ce carrosse, et ce sera moi! Quant au postillon, ce sera un des plus fervents serviteurs de Votre Majesté, M. de Bernis…

– Ce soir! fit machinalement Louis XV tout étourdi.

– Ce soir, à dix heures, insista Berryer sans même se douter de ce qu’il y avait d’infâme dans le rôle qu’il jouait.

Et en effet, tout bouillant d’une joie d’ambitieux -, la plus terrible joie qui existe, – du ton le plus naturel, il ajouta:

– Sire, plaise à Votre Majesté de me dire où il faudra arrêter le carrosse qui contiendra Mme d’Étioles et votre serviteur…

– Berryer, dit le roi, vous me rendez là un service que je n’oublierai pas.

Berryer s’inclina si bas que son front descendit presque à la hauteur des genoux du roi.

– Je n’ai fait que mon devoir, Sire! murmura-t-il.

– Votre plan est admirable! reprit Louis XV. C’est pardieu vrai! Vous m’avez fait voir clair en moi-même: je n’osais pas! Eh bien, je vais oser!… Berryer, je modifie quelque chose à votre plan!…

– Qu’est-ce donc, Sire?…

– Ce n’est pas vous que Mme d’Étioles doit trouver dans le carrosse lorsqu’elle y montera.

– Et qui, alors, Sire?…

– Moi! dit le roi. Partons, Berryer. Conduisez-moi. Ne perdons pas un instant!…

En même temps, Louis XV appela son valet de chambre et lui ordonna d’annoncer qu’il était couché et que chacun pouvait se retirer. Puis, jetant un manteau sur ses épaules et assurant une bonne épée à son côté, il sortit de l’appartement royal par une porte secrète, gagna un escalier dérobé, et bientôt, toujours suivi de Berryer, se trouva hors du Louvre.

Les deux hommes marchèrent rapidement jusqu’au carrefour Buci… Le carrosse ne tarda pas à arriver, conduit par Bernis… Berryer se posta près de l’entrée de la maison, et lorsque Jeanne apparut, la saisit et la poussa…

Le carrosse s’éloigna.

– Ma fortune est faite! murmura le lieutenant de police.

Jeanne, en se sentant ainsi entraînée, eut la sensation rapide qu’elle avait été attirée dans un guet-apens. Dans la voiture, elle jeta un grand cri… mais deux bras vigoureux l’enlacèrent aussitôt…

– Laissez-moi, monsieur! cria-t-elle. Laissez-moi! Vous êtes un lâche!… Laissez-moi, ou je jure que je vous soufflette!…

– Jeanne!… Jeanne!… Ma chère Jeanne! fit une voix ardente.

Elle reconnut la voix, écarta les mains qui couvraient ses yeux, et vit le roi à demi agenouillé.

– Vous!… Sire!… Quoi! c’est Votre Majesté! balbutia-t-elle.

– À vos pieds, Jeanne!… Ah! pardonnez l’extrémité où m’a poussé mon amour! Je ne vivais plus, Jeanne!… Je ne songeais plus qu’à vous! Je voulais vous revoir à tout prix! Et l’idée seule de demeurer un jour de plus sans vous voir m’était odieuse… Oh! je vous en supplie, n’écartez pas ainsi votre tête, ne vous éloignez pas de moi!… Oui, j’ai osé concevoir et exécuter ce plan indigne peut-être d’un gentilhomme, mais digne du fou d’amour que je suis… Un mot, Jeanne… un regard qui me dise que vous me pardonnez!…

Jeanne s’était assise sur le coussin.

Elle était ravie, en extase… et elle sanglotait…

Elle éprouvait un bonheur inouï à entendre ainsi parler celui qu’elle adorait, et elle pleurait!…

– Sire, dit-elle tristement, vous en avez agi avec moi comme avec une de ces filles pour lesquelles il n’est plus de ménagement à prendre…

Le roi pâlit.

Le reproche était affreusement juste dans sa cruauté même.

Mais ce qui faisait pâlir Louis XV, c’était surtout la crainte que Jeanne ne lui échappât, qu’elle n’exigeât de lui de faire arrêter la voiture et de la laisser descendre.

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