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– À la soupe!…

Aussitôt, comme par enchantement, il se fit un profond silence, et tous les animaux vinrent s’asseoir en rond autour du poète, le nez en l’air, tous les chiens à sa gauche, tous les chats à sa droite, attendant avec une admirable mansuétude, sûrs d’avoir chacun leur part…

Car jamais ils ne jeûnaient!… Que de fois Crébillon s’était passé de pain pour leur donner la pitance!

Un jour, quelqu’un avec qui il était lié le rencontra sur le Pont-Neuf, qui courait en pleurant, et lui demanda la cause de son désespoir.

– C’est, répondit Crébillon, que je n’ai pas de quoi donner à manger à mes enfants…

Ce quelqu’un savait de quels enfants il s’agissait. Il vida sa bourse dans les mains du poète…

Ce quelqu’un s’appelait Jean Le Rond d’Alembert et venait de s’associer avec Diderot pour la fondation de l’Encyclopédie… Pourtant, s’il était riche de pensées qui devaient bouleverser le monde, il était, lui aussi, pauvre d’écus…

Pour en revenir à la scène que nous voulons esquisser, Crébillon était donc debout au centre d’un vaste demi-cercle formé par la ménagerie. Il commença une équitable distribution. À mesure que chaque bête recevait sa part, elle se retirait du cercle et s’en allait manger dans un coin. Et la manœuvre se faisait avec une admirable régularité.

– À toi, Philos! s’écriait Crébillon, ce morceau de roi… Et toi, Mistigri, allons, fripon, voici ta part!… Et vous, mademoiselle Blanchette, il vous faut un morceau délicat? Le voici… Et toi, maître Raton, ferme les yeux, ouvre la bouche!… Ah! voici Zénobie… il me semble que tu manquais hier d’appétit?… Néron, attrape-moi ça au vol!…

Ainsi de suite, jusqu’au dernier roquet, jusqu’au dernier minet.

Lorsque la ménagerie fut repue, Crébillon se tourna vers Noé Poisson et lui dit gravement:

– À nous, maintenant. Passons dans la salle à manger!

La salle à manger, c’était le bout de table couvert d’une serviette et de bouteilles.

L’autre bout de table couvert de papiers, c’était le cabinet de travail.

Murger ne devait écrire sa Vie de Bohême que plus d’un siècle plus tard. Crébillon a donc sur le philosophe Colline et le poète Marcel tout au moins le mérite de l’antériorité.

Les deux amis se mirent donc à table et attaquèrent les provisions, Crébillon débouchant les bouteilles, Noé découpant le jambonneau, tout en poussant de profonds soupirs. D’ailleurs, il n’en perdait pas un coup de dent.

– Si tu veux m’en croire, dit alors le poète, mangeons en paix. Tu me raconteras après ton histoire qui doit être fort lugubre. Or, rien ne trouble l’appétit comme la tristesse.

– C’est vrai, dit Poisson, quand je suis triste, je ne puis manger, mais je bois davantage…

Crébillon remplit les verres qui, l’instant d’après, se trouvèrent vides…

Enfin, le moment arriva où, la dernière pâtisserie ayant été dévorée, Crébillon plaça sur la cheminée un flacon de vin d’Espagne réservé pour la bonne digestion, alluma voluptueusement sa pipe, s’installa près de l’âtre, et murmura:

– Seigneur, que la vie est belle!…

Avec son soupir de béatitude s’envola un nuage de fumée bleuâtre.

– Je t’écoute! reprit le poète à Noé qui, de son côté, avait traîné le bon fauteuil à l’autre bout de la cheminée.

– Eh bien! dit alors Poisson en se bourrant le nez de tabac, figure-toi, mon digne ami, que j’ai reçu une visite… mais une visite terrible… une visite dont tu ne peux te faire aucune idée.

– Bah! serait-ce celle de Belzébuth, avec ses cornes?…

– Non. C’est bien pis!…

– Halte, Poisson!… Je devine! Tu as reçu la visite de M. de Voltaire.

Crébillon était affreusement jaloux de Voltaire.

– Non!… C’est bien pis encore!… reprit Noé Poisson. J’ai reçu un homme qui se prétendait envoyé par M. le lieutenant de police!…

– Eh bien? Ta conscience te reprocherait-elle quelque crime? Pour moi, la vue d’un agent de police m’est indifférente.

– Oui! mais sache qu’en cet homme qui, en effet, se prétendait un modeste employé, qui disait parler au nom de son maître… eh bien, Crébillon, j’ai reconnu M. Berryer lui-même, le lieutenant de la police royale en personne!…

– Grand honneur après tout!… Et que t’a-t-il dit?

– Ainsi, fit Poisson, cela ne t’étonne pas que le terrible M. Berryer, cet homme qui passe pour ne daigner parler qu’au roi, se soit dérangé pour me voir, moi!… Tu ne vois là rien de grave?

– Si fait! Mais enfin, M. Berryer, tout lieutenant de police qu’il est, ne peut, par sa seule approche, bouleverser un homme aussi courageux que toi. Il a donc fallu qu’il te dise…

– D’horribles choses, mon ami!… Sache que, sous peu, je me balancerai peut-être au bout d’une potence avec une cravache de chanvre autour du cou!…

Poisson se mit à pleurer.

Crébillon saisit la main de son compagnon.

– Noé, s’écria-t-il, si ce malheur arrivait, je te jure de ne pas passer un seul jour sans boire un flacon en ton honneur et à la mémoire du plus digne ami que j’aie jamais eu!… Je ferai une tragédie qui…

– Merci, Crébillon, fit Noé en s’essuyant les yeux. Mais qui sait s’il ne vaudrait pas mieux que je puisse continuer à te tenir compagnie?

– C’est mon avis. Explique-moi donc pourquoi tu risques d’être pendu, et nous aviserons.

– Il paraît, se décida à dire alors Poisson, il paraît qu’un grand danger menace ma fille.

– Madame d’Étioles?…

– Oui, Jeanne. Quel est ce danger? M. le lieutenant a dédaigné de me l’expliquer. Et alors, si Jeanne venait à être tuée…

– Tuée!… Ah ça! mais il est fou, M. Berryer! s’écria Crébillon.

– Sage ou fou, il n’en a pas moins déclaré que des gens complotent la mort de Jeanne. Et que, si elle succombe à ce complot, je serai tenu pour responsable, complice… et je serai pendu.

– Mais enfin, quel est ce complot?

– C’est ce que j’ai demandé, mais c’est ce que M. Berryer s’est refusé à me dire.

– Diable! fit Crébillon réellement ému. Il faut tout de suite prévenir ta fille!…

– C’est ce que j’ai dit! Mais M. le lieutenant a déclaré que si j’en disais un seul mot à Jeanne, il le saurait et me ferait jeter dans une oubliette…

– Préviens son mari, alors! ou M. de Tournehem!…

– C’est encore ce que j’ai dit. Mais le damné lieutenant m’a assuré que si j’en parlais à l’un ou l’autre de ces messieurs, je serais pour le moins roué vif! Ainsi, j’ai le choix entre la roue, l’oubliette et la corde!…

– Oh! mais il m’excède, ce M. Berryer!… Il se montre plus barbare que Néron et plus tyran que Caligula. Que veut-il donc que tu fasses?…

– Il me l’a expliqué! dit Noé Poisson en sanglotant.

– Voyons, mon digne ami, fais taire un instant ta douleur, et raconte-moi l’explication de M. Berryer. Car là doit se trouver le point intéressant de l’aventure… le nœud de l’action, comme nous disons en tragédie.

Noé Poisson essuya son visage ruisselant de larmes, avala un verre de vin d’Espagne, et reprit:

– Voici exactement ce que m’a dit M. Berryer:

«Mon cher monsieur Poisson, vous pouvez et vous devez aider M. le lieutenant de police à sauver madame d’Étioles et empêcher ainsi un grand crime. D’abord, madame d’Étioles est votre fille, et votre devoir paternel vous oblige à la protéger…

– Certes! ai-je répondu. Et je suis disposé à tout faire pour cela!

– Eh bien, a continué alors le lieutenant, qui se donnait toujours pour un simple sbire, tu comprends?… eh bien, un seul mot de tout cela à Mme d’Étioles ou à quelqu’un de son entourage ne ferait que hâter le dénouement, c’est-à-dire l’exécution du complot, c’est-à-dire le meurtre de cette malheureuse jeune femme. Alors, voici ce qui a été décidé. Nous enlèverons madame d’Étioles et, pendant quelques jours, nous la garderons en lieu sûr. Puis, quand nous aurons arrêté ceux qui conspirent sa perte, nous la ramènerons à l’hôtel d’Étioles. Seulement, Mme d’Étioles est toujours bien escortée quand elle sort. Elle se refuserait à nous suivre. Il faut donc que ce soit vous qui trouviez le moyen de la décider. Nous aurons un carrosse qui stationnera à l’endroit que vous nous indiquerez. Vous amènerez Mme d’Étioles. Vous la ferez monter dans le carrosse, et le reste nous regarde!…»

Ayant achevé son récit, Noé jeta un coup d’œil d’angoisse sur Crébillon.

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