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– Oui, monsieur, dit majestueusement l’ivrogne; c’est moi, Noé Poisson, le mari d’Héloïse Poisson, père de Jeanne-Antoinette Poisson, aujourd’hui madame Le Normant d’Étioles…

– Votre fille! balbutia d’Assas.

– Je vois ce qui vous étonne. Vous vous demandez comment il se fait qu’un homme aussi fort, aussi solide, aussi puissant que moi peut être le père d’une pareille mauviette? Car ma fille est une faiblarde, monsieur! Pas pour deux liards de muscles! Incapable de vider seulement la moitié d’un verre dans tout un repas! Des vapeurs avec cela! Des larmes, des vertiges, des évanouissements pour un rien!…

D’Assas considérait Poisson avec une stupeur voisine de l’effroi.

… Cet homme! le père de Jeanne!… Ce n’était pas possible! Comment cet ivrogne se trouvait-il assez riche pour posséder un hôtel magnifique, plein de bibelots coûteux? Comment cet être dégradé avait-il pu songer à donner à Jeanne l’éducation de princesse qu’elle avait reçue?

Il y avait là un mystère. Mais il comprit que ce n’était pas Noé Poisson ni Crébillon qui l’aideraient à l’approfondir.

– Permettez-moi de vous féliciter, dit-il; mademoiselle Jeanne…

– Pardon: Mme d’Étioles!…

– C’est vrai… Mme d’Étioles est une véritable reine par la beauté, l’esprit, l’éducation…

– Je m’en flatte, dit Noé.

– C’est moi qui lui ai enseigné la poésie! ajouta Crébillon. En ce sens, elle est un peu ma fille à moi aussi! Et vous savez, talis pater, talis filia: c’est vous dire qu’elle tourne le vers à ravir.

– Et musicienne, monsieur!

– Et peintre! graveur! Elle dessine, elle joue du clavecin, c’est une artiste!

– Une fée! dit Poisson.

– Une muse! conclut Crébillon.

Le chevalier demeurait comme atterré. Les deux amis trinquèrent, vidèrent leurs verres, et ils préparaient une nouvelle avalanche d’éloges, lorsque d’Assas reprit:

– Monsieur, je vous en supplie, rappelez bien vos souvenirs. Puisque vous êtes le père de… madame d’Étioles, vous devez tenir à ce qu’elle soit heureuse…

– Je vous garantis qu’elle l’est!

– Soit! Mais le jour où elle vous a chargé de porter cette lettre, ne s’était-il rien passé d’anormal… d’étrange… de dangereux pour elle?

– Rien de rien!

– Elle ne vous a point paru triste, inquiète, agitée?…

– Elle?… Jamais je ne l’ai vue si gaie. La preuve, c’est qu’elle m’a donné douze louis rien que pour me dépêcher, ne pas m’arrêter en route. Et je vous assure que j’ai bien gagné mes douze louis. À ta santé, Crébillon! À la vôtre, monsieur le chevalier d’Assas!

– Rien! Rien! murmura avec angoisse le chevalier. Je ne tirerai rien de ces ivrognes!

Tout à coup, il se frappa le front. Un éclair illumina son regard.

Il saisit la main de Noé Poisson et dit:

– Monsieur, voulez-vous rendre à votre fille un grand service?

– Parbleu!…

– Et moi donc! fit Crébillon.

– Eh bien, en ce cas, conduisez-moi près d’elle. Introduisez-moi dans l’hôtel qu’elle habite. Faites que je puisse l’entretenir une minute sans témoins… Ah! monsieur, je vous jure que le souci de son bonheur me guide seul… et que nulle pensée, dans votre susceptibilité paternelle…

– Mais tout cela est facile! interrompit Noé Poisson avec un calme qui désarçonna d’Assas.

– Ainsi, continua le chevalier, vous acceptez?…

– À l’instant même!…

– Messieurs, veuillez m’attendre dans la salle commune. Le temps de m’habiller, et je vous rejoins!…

«Quel père étrange, songea le chevalier quand il fut seul et tout en s’apprêtant fébrilement. Tout est donc mystère chez cette fille extraordinaire!…»

D’Assas employait et pouvait employer sans scrupule le mot «fille», qui n’avait pas à cette époque le sens oblitéré qu’il a fini par prendre de nos jours. De même, quand un galant homme disait alors «ma maîtresse» en parlant d’une femme, cela signifiait simplement qu’elle était la dame de ses pensées, qu’il était aux petits soins pour elle, sans que cela pût éveiller l’idée de la faute.

Le chevalier retrouva dans la salle commune Crébillon et Noé Poisson qui achevaient une dernière bouteille. Tous trois se mirent en route et gagnèrent le quai des Augustins où se trouvait l’hôtel d’Étioles.

Ils furent introduits dans un petit salon qui était une merveille de grâce et de richesse.

Poisson demanda sa femme.

Madame était sortie… Héloïse était en consultation chez Mme Lebon, la tireuse de cartes.

– Tant mieux! grommela Noé qui, aussitôt, se fit conduire auprès de Mme d’Étioles, laissant là Crébillon, qui s’endormit sur un fauteuil, et le chevalier tout palpitant…

Au bout de quelques minutes, un laquais galonné vint chercher le chevalier et le conduisit à travers une série d’escaliers et de pièces; – les escaliers étaient ornés d’objets d’art, statues, lampadaires de bronze, rampes en fer doré, tapis épais sur le marbre des marches, – les pièces étaient des merveilles de richesse, et chacune d’elles représentait une fortune.

Le pauvre chevalier, quelle que fût sa préoccupation, fut tout ébloui.

Plus que jamais il comprit la distance qui le séparait de celle qu’il osait aimer.

La jolie petite fille de la clairière de l’Ermitage disparut de son imagination, qui se représenta dès lors la grande dame que devait être Jeanne d’Étioles.

Il trembla. Tel est l’effet que produit la vue de l’opulence même sur les âmes blasées. Or, le chevalier était tout jeune. C’était un pauvre petit officier qui, en fait de faste, ne connaissait encore que les corps de garde et les chambres d’auberge.

Il eut alors la sensation douloureuse qu’il entreprenait une démarche extravagante.

Que venait-il faire là? Qu’allait-il dire à la haute et puissante maîtresse de ce palais qui l’écrasait de son luxe insolent?

Tout à coup, il la vit!…

On venait de l’introduire dans une sorte de boudoir d’une adorable simplicité. Peut-être Jeanne, dont le cœur connaissait toutes les délicatesses et dont l’esprit subtil devinait avec tant d’acuité la pensée des autres, avait-elle voulu montrer au chevalier que pour lui elle était encore la jolie fée sylvestre de l’étang.

Elle s’avança vers lui, les deux mains tendues.

Et lui, déjà enivré, troublé jusqu’au plus profond de l’être, s’inclinait en tremblant sur ces deux petites mains et les baisait, avec la tentation de se mettre à genoux…

Jeanne se dégagea doucement, lui désigna un fauteuil et s’assit elle-même.

– Je vous attendais, chevalier, dit-elle en souriant.

– Vous m’attendiez, madame!… Hélas! j’arrive un peu tard sans doute… mais j’ai une excuse: je viens de lire seulement il y a une heure la lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser: je sors de la Bastille!

– De la Bastille!… Vous n’aviez donc pas reçu ma lettre le soir où…

– Où vous m’avez sauvée, madame! Car c’était vous! Dans le sommeil de plomb où j’étais plongé, dans cette impuissance où je me trouvais de faire un geste, de prononcer un mot, je vous ai reconnue…

– Oui, c’était moi, dit simplement Jeanne, et une ombre de mélancolie voilà son front. Ainsi, à ce moment là, vous n’aviez pas encore lu…

– Non, madame… je me trouvais rue des Bons-Enfants… et… je m’étais arrêté sous vos fenêtres… tout à coup, j’ai vu quelques hommes qui, dans l’ombre, considéraient votre maison… j’ai cru que c’étaient des malfaiteurs… je me suis avancé vers eux… ce n’était pas un malfaiteur qui était là, madame!… c’était le roi de France!…

Jeanne devint très pâle, puis soudain, pourpre.

Le chevalier poussa un soupir amer: l’effet produit par ses paroles dépassait tout ce qu’il avait pu redouter.

– Continuez, je vous prie, dit faiblement madame d’Étioles.

– Hélas! madame, reprit alors le chevalier d’une voix tremblante, que vous dirai-je?… Oserai-je vous dire la douleur qui m’étreignit lorsque je reconnus que j’avais un rival!…

– Chevalier!…

– Ah! je vous en supplie, laissez-moi répandre à vos pieds l’amertume et le désespoir qui débordent de mon cœur!… Je vous aime, madame! Vous le savez bien, mon Dieu!… Vous l’avez vu du premier coup… Je vous aime en insensé, car je vois ma passion sans issue, et je sens que je vous aimerai toute la vie!… Un rival!… Quel rival!… Le roi!…

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