Je cherchais des souvenirs qui pussent m'être utiles; j'en rencontrai beaucoup qui ne l'étaient pas. L'esprit a des systèmes de défense incompréhensibles: on l'appelle à l'aide et, au lieu d'apporter du secours, il n'injecte que de belles images. Et en fin de compte il n'a pas tort, car ces belles images, à défàut de tirer d'affaire, sont le salut du moment. La mémoire se conduit alors comme le marchand de cravates dans le désert: «De l'eau? Non, mais si vous voulez, j'ai un grand choix de cravates» – en l'occurrence: «Comment se débarrasser d'un oppresseur? Aucune idée, mais rappelez-vous ces roses d'automne qui vous avaient tant charmé, il y a quelques années…»
Juliette à dix ans. Nous étions des enfants de la ville. Ma femme, à dix ans, avait les plus longs cheveux de l'école. Leur couleur et leur lustre relevaient de la maroquinerie. Nous étions mariés depuis déjà quatre années. Ces noces avaient été reconnues par l'univers entier, à commencer par nos parents – surtout par les miens qui avaient les idées larges. Ils invitaient parfois ma femme à venir dormir à la maison – l'inverse ne se produisait jamais, car ses parents estimaient qu'il était «trop tôt». Cette restriction me laissait perplexe; ils n'ignoraient pas que leur fille passait souvent la nuit chez moi. La transgression était donc admise dans ma maison et pas dans la leur. Je trouvais cela étrange mais ne faisais aucun commentaire, de peur de blesser Juliette.
Mes parents n'étaient pas riches: il y avait une salle de douche, pas de salle de bains. Pour cette raison, baignoire demeure pour moi synonyme de luxe. La salle de douche n'était pas chauffée et j'ai ce souvenir dont j'ai du mal à comprendre pourquoi il me plaît tant. Juliette et moi nous lavions ensemble depuis notre mariage sans que cela m'ait troublé le moins du monde: la nudité de ma femme faisait partie des phénomènes naturels, au même titre que la pluie ou le coucher du soleil, et il ne me serait jamais venu à l'esprit d'y voir de l'érotisme.
Sauf l'hiver. Le soir, avant de nous coucher, nous allions prendre notre douche ensemble. Il fallait se déshabiller dans cette salle glacée: c'était une aventure. Chaque fois que nous retirions un vêtement, nous poussions un hurlement à cause du froid qui nous transperçait davantage. Et quand nous nous retrouvions nus comme des orvets, nous n'étions plus qu'un long cri de souffrance glaciaire.
Nous nous glissions derrière le rideau et j'ouvrais le robinet. L'eau coulait, d'abord polaire, ce qui donnait lieu à une nouvelle salve de hurlements. Mon épouse impubère se roulait dans la tenture plastifiée pour se protéger. Puis, en un instant, la douche se mettait à cracher une pluie brûlante, et nous clamions notre stupeur avec des rires aigus.
J'étais l'homme: c'était à moi qu'il revenait de régler la température de l'eau. Tâche complexe, car au moindre frôlement du robinet le jet passait du bouillant au glacé ou inversement. Il fallait au moins dix minutes de tâtonnements pour obtenir une chaleur supportable. Pendant ce temps-là, Juliette, drapée dans son péplum en plastique, riait d'horreur à chaque renversement de tendance..
Quand l'eau était devenue bonne, je lui tendais la main pour qu'elle me rejoigne sous le jet. Le rideau se déroulait et révélait une maigreur blanche âgée de dix ans, nappée d'une énorme chevelure alezane. Sa grâce me çoupait le souffle.
Elle venait se blottir sous le faisceau liquide et mugissait de plaisir parce que j'avais réglé la température à merveille. Je prenais ses longs cheveux et je les mouillais, épaté de voir leur volume rétrécir sous l'eau. Je les serrais comme pour en faire une corde. Son dos étroit m'apparaissait alors dans sa pâleur, avec des omoplates saillantes qui semblaient des ailes repliées.
Je prenais un morceau de savon et je le frottais sur ses cheveux jusqu'à ce qu'ils moussent. Je les réunissais en une masse au sommet de sa tête, je les malaxais et les moulais en une couronne plus grosse que son crâne. Puis je savonnais son corps; quand je passais entre ses cuisses, Juliette poussait des cris perçants parce que ça la chatouillait.
Ensuite nous nous rincions l'un l'autre pendant des heures. Nous nous sentions trop bien sous ce jet d'eau chaude, nous n'avions aucune envie de sortir. Il fallait pourtant s'y décider. Je fermais le robinet en un coup, ma femme tirait le rideau et une bouffée d'air froid nous assaillait. Nous hurlions de concert et nous nous jetions sur les serviettes.
Juliette bleuissait, je devais la frictionner. Elle riait, claquait des dents et disait: «Je vais mourir.» Elle enfilait sa longue chemise de nuit blanche et m'enjoignait de la rejoindre très vite au lit pour la réchauffer.
J'arrivais dans la chambre et je ne voyais dépasser de la couette que les cheveux mouillés: c'était le seul signe tangible de sa présence car son corps mince ne suffisait pas à bomber l'édredon. Je me glissais à côté d'elle et voyais son visage farceur. «J'ai froid!» disait-elle. Alors je la prenais dans mes bras, la serrais très fort et soufflais de l'air chaud dans son cou.
Ainsi, mes seuls souvenirs enfantins que l’on pourrait qualifier d'érotiques sont liés à l'hiver. Ils me frappent par leur alternance continuelle de douleur et de plaisir: comme si j'avais eu besoin de la souffrance du froid pour que m'apparaissent non seulement les charmes adorables de mon épouse de dix ans, mais aussi les moyens d'en tirer parti.
Je me rends compte à présent que ce sont les meilleurs souvenirs de mon enfance et donc de ma vie.
Pourquoi diable avait-il fallu que j'aie un tortionnaire pour trouver dans ma mémoire un tel trésor?
Les cheveux de Juliette étaient blancs et elle les avait coupés court. A part cela, elle n'avait pas changé. Rien en elle n'évoquait le vieillissement. En revanche, elle semblait sortir d'une longue maladie où elle aurait laissé sa toison.
Ce qui restait de sa chevelure avait maintenant une couleur ravissante qui paraissait artificielle: la blancheur bleutée d'un tutu romantique.
Et une douceur! Une douceur qui n'était pas de ce mondé. Même le duvet d'un bébé serait râpeux en comparaison. Ce devait être cela, des cheveux d'ange.
Les anges n'ont pas d'enfant, Juliette non plus. Elle est son propre enfant – et le mien.
On n'a pas idée de la lenteur des jours. Le monde entier clame que le temps passe vite. C'est faux.
C'était plus faux que jamais en ce mois de janvier. Pour être plus précis, chaque période de la journée avait son rythme: les soirées étaient longues et douces, les matins brefs et pleins d'espoir. En début d'après-midi, une angoisse inexprimée accélérait la cadence des minutes jusqu'au vertige. Et, à 4 heures, le temps s'embourbait.
Les choses étaient mal faites: la plage impartie à monsieur Bernardin finissait par devenir l'essentiel de nos jours. Nous n'osions pas nous l'avouer, mais nous étions sûrs de partager le même avis sur ce point.
J'avais pris le parti de la vaillance. Puisque notre hôte s'imposait pour ne rien dire, n'était-il pas logique que je l'arrose d'un flot de paroles ininterrompu et fastidieux? Ininterrompu afin que je ne m'ennuie pas, et fastidieux afin que je l'ennuie.
Je dois avouer qu'il m'arrivait de prendre plaisir à cet exercice. Moi qui n'avais jamais beaucoup parlé en société, j'y étais désormais contraint – à supposer que l'on puisse qualifier le docteur de société. Mon expérience de professeur m'y aidait, mais il y avait une différence essentielle: au lycée, je m'efforçais de capter l'attention des élèves. Dans mon salon, c'était le contraire: je m'appliquais à être le plus rébarbatif possible.
C'est ainsi que je découvris une vérité insoupçonnée: il est bien plus divertissant d'être ennuyeux que d'être intéressant. Au cours, quand je tentais de donner de Cicéron une image vivante, il m'arrivait d'étouffer des bâillements intérieurs. En revanche, en arrosant notre tortionnaire de mon érudition indigeste, je ne pouvais m'empêcher de jubiler. Je compris enfin pourquoi les conférenciers sont presque toujours assommants.
Comme je débutais dans le métier de fâcheux, il m’arrivait d'avoir des blancs. Je les meublais comme je pouvais. Un jour, alors que je venais de phraser sur Hésiode pendant une heure, je me retrouvai dans le vide. Le démon en profita pour m'inspirer cette question indiscrète:
– Et madame Bernardin?
Le voisin mit du temps à réagir et, pour une fois je pus le comprendre: s'entendre interrogé sur sa femme alors que cinq secondes plus tôt on en était à Hésiode, il y avait de quoi être désarçonné.
En fait, il ne me répondit pas. Il se contenta de me regarder d'un air outré. Mais je ne m'en formalisais plus, car j'avais pris conscience d'une vérité générale: Palamède Bernardin ne cessait pas de paraître mécontent.
J'insistai:
– Oui. Nous vous recevons chaque jour avec le plaisir que vous savez. Nous serions encore plus heureux si votre femme daignait vous accompagner.
Je me disais, en réalité, que la présence de sa moitié ne pourrait pas empirer la situation. Et comme notre hôte ne semblait pas goûter ma suggestion, je la trouvais d'autant meilleure.
– Je connais votre délicatesse proverbiale, Palamède. Que diriez-vous de venir avec elle prendre le thé ou le café demain après-midi?
Silence.
– Juliette sera ravie d'avoir une compagnie féminine. Quel est le prénom de madame Bernardin?
Quinze secondes de réflexion.
– Bernadette.
– Bernadette Bernardin?
J'éclatai d'un rire idiot, ravi de ma grossièreté.
– Palamède et Bernadette Bernardin. Un prénom étrange uni à un prénom banal mais itératif. C'est merveilleux.
Il se passa une chose inattendue: notre voisin prit position.
– Elle ne viendra pas.
– Oh, pardon, je vous ai vexé! Je vous prie de m'excuser. Vos prénoms sont charmants.
– Ce n'est pas ça.
Il avait rarement tant parlé.
– Serait-elle tombée malade?
– Non.
Conscient et content de mon indiscrétion, je poursuivis:
– Vous vous entendez bien avec elle?
– Oui.
– En ce cas, soyez simple, Palamède!
Allons, c'est décidé. Et pour vous forcer à nous présenter votre femme, nous ne vous invitons pas à prendre le thé mais à dîner en notre compagnie, demain, à 8 heures. Et comme vous ne l'ignorez pas, refuser une invitation à dîner, c'est très impoli.
Juliette sortit de la cuisine pour me contempler avec effroi. Je la rassurai d'un regard et j'enchaînai sans l'ombre d'un scrupule: