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– Tout ce que je peux te dire, Emile, c'est ceci: il me semble que même si on désire mourir, se tuer doit être une épreuve effrayante. J'ai lu le témoignage d'un parachutiste: il disait que c'était le deuxième saut dans le vide qui terrorisait le plus.

– Donc, à ton avis, s'il ne recommence pas, c'est qu'il a peur?

– Ce serait humain, non?

– En ce cas, te rends-tu compte du désespoir de ce pauvre type? Il veut mourir et il ne parvient plus à trouver le courage de se suicider.

– C'est bien ce que je pensais: tu voudrais qu'il recommence!

– Juliette, ce que je veux n'a aucune importance. Ce qui compte, c'est ce que lui veut.

– Et tu as envie de l'aider, au fond?

– Mais non!

– Alors, pourquoi me parles-tu de cela?

– Pour que tu cesses de juger son sort avec tes yeux. Toi, on t'a mis dans le crâne que la vie était une valeur.

– Même si on ne me l'avait pas mis dans le crâne, je le penserais. J'aime vivre.

– Es-tu incapable de concevoir qu'il y ait des gens qui n'aiment pas vivre?

– Es-tu incapable de concevoir qu'il y ait des gens qui puissent changer d'avis? Il peut apprendre à aimer la vie.

– A soixante-dix ans?

– Il n'est jamais trop tard.

– Tu es une indécrottable optimiste.

– Tu disais que les suicidaires étaient récidivistes. Tu ne crois pas que tous les êtres humains sont récidivistes?

– «Les êtres humains sont récidivistes»: poétique, mais je ne comprends pas.

– Il n'y a rien qu'un être humain fasse une seule fois. Si un être humain fait une chose un jour, c'est que c'est dans sa nature. Chaque personne passe son temps à reproduire les mêmes actes. Le suicide n'est qu'un cas particulier. Les assassins se remettent à tuer, les amoureux retombent amoureux.

– Je ne sais pas si c'est vrai.

– Moi, j'y crois.

– Tu crois donc qu'il va tenter à nouveau de se suicider?

– C'était à toi que je pensais, Emile. Tu l'as sauvé. Tu ne te contenteras pas de le sauver une seule fois.

– Comment veux-tu que je le sauve?

– Je ne sais pas.

Elle ajouta avec un sourire radieux:

– Ce n'est pas mon affaire. Le sauveur, c'est toi, pas moi.

Depuis que je lui avais menti au sujet de la fausse lettre d'injures, Juliette me regardait comme une sorte de Messie. C'était crispant.

– Au fond, Juliette, nous sommes idiots. Pourquoi nous donner du mal à aider un homme que nous détestons? Même les chrétiens n'en font pas tant.

– Nous aimons Bernadette. Aussi longtemps que Palamède ira mal, il se vengera sur sa femme. La seule manière d'aider cette malheureuse, c'est de sauver son mari.

– Le sauver de quoi?

L'incendie des genêts prit fin. Ce fut le tour de la glycine.

Etre malheureux en juin est aussi inconvenant que d'être heureux en écoutant du Schubert. C'est ce qui rend ce mois intolérable: pendant trente jours, le moindre état d'âme convainc de sa propre impolitesse. Le bonheur forcé est un cauchemar.

La glycine aggrave la situation. Je ne connais pas de vision plus déchirante qu'une glycine en fleur: ces grappes bleues pleurant le long des courbes du tronc-liane ont raison de mon peu de flegme et me transforment en un grotesque débordement lamartinien. Quand j'étais petit, je passais les dimanches chez ma grand-mère. Une glycine escaladait le mur de sa maison. En juin, cette pluie bleue me lacérait le cœur. Déjà, je n'y comprenais rien: j'éclatais en sanglots dont le ridicule ne m'échappait pas.

L'antidote de la glycine est l'asperge, autre tribut du mois de juin. J'ai remarqué qu'il était impossible d'éprouver du chagrin en en mangeant. Le problème est que l'on ne peut pas en avaler vingt-quatre heures sur vingt-quatre.

Il m'eût fallu bien des bottes d'asperges en ce début juin pour évacuer mes angoisses. La nuit, je contemplais le sommeil de Juliette comme le Christ aux Oliviers regardant dormir ses disciples: elle avait reçu à la naissance le calme et la confiance, elle comptait sur moi pour entretenir ces deux cadeaux qui m'avaient été refusés.

L'insomnie devient plus supportable hors du lit. J'allais au jardin. La fraîcheur nocturne me chavirait, la glycine m'achevait. Les Japonais polis s'écrivent des lettres où il n'est question que des fleurs du moment; les autres se moquent de ce rituel que l'on dit insignifiant. Si j'étais nippon, je serais sans doute un grand épistolier: ce formalisme me permettrait d'étaler des sentiments de jeune fille mièvre sans que personne ne s'en aperçoive.

L'équation ne tenait pas: Juliette exigeait que je sauve monsieur Bernardin. Or, mon intime conviction était que seule la mort pouvait le tirer de sa prison. Mais ma femme ne voulait pas qu'il meure. Et même si elle l'avait voulu, il ne semblait plus disposé à se suicider.

En regardant la glycine, je pris une décision qui me parut terrible: désormais, j'accepterai que Juliette ne me comprenne plus.

Cette résolution eut des effets dès le lendemain. Je vis la voiture du voisin qui revenait du village. Je me précipitai à sa rencontre.

– Palamède, je dois vous parler.

Sans un mot, il glissa les clefs dans la serrure du coffre, mais il ne l'ouvrit pas. Il resta debout, immobile près de l'auto.

– Vous avez reçu ma lettre?

Quinze secondes de silence.

– Oui.

– Qu'en avez-vous pensé?

– Rien.

Réponse éloquente.

– Moi, j'y ai beaucoup repensé. Et je venais vous dire que je confirme: si vous recommencez, je ne vous empêcherai plus. Silence. Je repris:

– J'ai réfléchi: je vous ai compris, Palamède. Maintenant, je sais que c'est pour vous la seule solution. J'ai eu du mal à l'admettre, car enfin c'est le contraire de ce que l'on m'a toujours appris. Vous savez ce que c'est: «La vie est la valeur suprême, le respect de la vie humaine…» Grâce à vous, je sais que c'est de la foutaise: ça dépend d'un individu à l'autre, comme n'importe quoi sur terre. Et la vie, ça ne vous convient pas: c'est clair. Je vous jure que je m'en veux: je regrette de vous avoir tiré du garage.

Silence de mille tonnes.

– Je me doute bien qu'une seconde tentative doit être insurmontable. Et cependant, si étrange que cela puisse paraître, je viens vous y encourager. Oui, Palamède. Je devine qu'un tel acte exige une force d'âme dont je serais incapable: mais moi, j'aime la vie, c'est différent. Vous, je vous exhorte à avoir cette détermination.

Sans m'en apercevoir, je me mettais à parler avec fougue: je m'emportais comme Cicéron prononçant la première Catilinaire.

– Songez surtout à ce qui se pàsserait si vous ne le faites pas. Vous ne pouvez pas continuer comme ça. Regardez ce qu'est votre existence: votre vie n'est pas une vie! Vous êtes une masse de souffrance et d'ennui. Plus grave: vous êtes le néant. Et le néant souffre, nous le savons depuis Bernanos. Bien sûr, vous ne l'avez pas lu, vous ne lisez jamais, d'ailleurs vous ne faites jamais rien. Vous n'êtes rien et sans doute n'avez-vous jamais rien été. Cela ne me dérangerait pas si vous étiez seul, mais ce n'est pas le cas: vous vous vengez de votre sort sur votre femme qui, même si elle n'a pas l'apparence d'une femme, est. cent fois plus humaine que vous. Vous la séquestrez, vous voulez la plier à votre néant. C'est abject. Si l'on est incapable de vivre sans opprimer quelqu'un, il vaut mieux ne pas vivre.

Je commençais à me sentir bien. Le feu de l'art oratoire me remplissait d'énergie.

– Que comptez-vous faire aujourd'hui, Palamède? Je vais vous raconter votre journée: après avoir rentré les commissions, vous allez tomber dans votre fauteuil et regarder quatre horloges jusqu'à l'heure du déjeuner. Vous allez préparer de la nourriture infâme, vous en gaverez Bernadette avant de vous en gaver vous-même, alors que vous détestez manger, et particulièrement cette bouffe infecte. Puis vous vous écroulerez à nouveau dans le fauteuil et vous dévisagerez le temps qui passe et qui meut la petite et la grande aiguille. Nouvelle épreuve alimentaire, ensuite vous vous coucherez et ce sera le plus mauvais moment de votre journée: je devine que, comme moi, vous êtes insomniaque et si mes insomnies sont sordides, que doivent être les vôtres? L'insomnie d'un gros porc qui s'emmerde et qui n'espère même pas dormir puisqu'il n'aime pas ça. Car vous n'aimez rien, Palamède Bernardin! Quand on n'aime rien, il faut mourir. Vous n'allez pas me dire que vous n'avez pas dans votre trousse de médecin des pilules qui puissent vous y aider. Ce sera plus facile que les gaz d'échappement. Courage, Palamède! Il vous suffit d'ouvrir la bouche, d'avaler un tube de comprimés avec un verre d'eau, de vous coucher – et ce sera fini, l'ennui, le vide, le calvaire de la nourriture, les horloges, votre femme et les insomnies! Il n'y aura plus rien et vous ne serez plus là pour vous en rendre compte. Ce sera le salut, Palamède, le salut! Pour l'éternité!

J'avais les joues brûlantes.

Il se passa une chose monstrueuse et que je n'aurais pas crue possible: le voisin se mit à rire. On a l'hilarité qu'on peut: la sienne était pauvre et faible, mais d'autant plus atroce. On eût dit qu'il avait intériorisé la maladie de Parkinson: on voyait trembler ses tripes et de sa bouche sortaient des théories de petits cris.

C'était un spectacle révulsant. En plus, le rieur me regardait dans les yeux. Vaincu, humilié, écœuré, je retournai chez moi.

Ce fut dans la nuit qui suivit que mon dessein prit tournure.

Monsieur Bernardin possédait le rire. D'aucuns en auraient conclu qu'il était un homme, d'autres qu'il était le diable.

Pour ma part, je m'interrogeais surtout quant à la signification de ce rire. Avait-il trouvé ma harangue risible? Ceci eût suggéré qu'il fût un homme de goût: hypothèse irrecevable.

Non, ce devait être un rire ironique. Je l'interprétai en ces termes: «Ça t'arrangerait bien, que je me suicide, hein? Tu cesserais de te sentir coupable. Tout ce que tu viens de dire est vrai, mais tu m'as fait rater la seule chance de quitter cette vie de merde. Non, ce n'est pas facile, même avec des médicaments. Il m'a fallu soixante-dix années pour avoir le courage d'essayer. Il me faudrait soixante-dix années de plus pour avoir celui de recommencer. C'est encore plus dur quand on sait comment c'est. Et toi, toi qui as gâché mon évasion, toi qui as ruiné mon espérance, tu as le culot de venir me dire ça! Tu n'es pas gêné! Eh bien, mon cher, si tu veux réellement que je meure, tue-moi. Si tu veux te racheter, il n'y a pas d'autre moyen: tue-moi!»

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