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– Tu lui avoueras que tu t'es laissé envahir pendant deux mois, sans broncher? Tu avoueras que tu lui ouvrais la porte, alors qu'il aurait été si normal de ne pas le faire?

– Je lui dirai qu'il menaçait de casser notre porte!

– Alors, tu avoueras que tu as rampé devant lui? Que tu n'as même jamais prononcé les mots qui nous auraient libérés? Qu'est-ce qui t'empêchait de lui dire avec fermeté de ne plus venir?

– Je lui dirai ce que j'ai fait aujourd'hui. Je me suis racheté, non?

Douce et triste, Juliette me regarda dans les yeux.

– Fallait-il en. arriver à une telle extrémité? Ta conduite d'aujourd'hui est excessive. Tu as été grossier et violent. Tu as perdu le contrôle de toi-même. Tu n'as pas agi, tu as explosé.

– Tu ne nieras pas l'efficacité de la manœuvre! On se fiche de la cortection du système. Avoue que Bernardin ne méritait pas mieux.

– Bien sûr. Mais as-tu réellement l'intention de raconter ton attitude à Claire? Crois-tu qu'il y ait lieu de se vanter?

Je ne trouvai rien à répondre. Ma joie avait dégonflé. Ma femme se retourna dans le lit et murmura:

– De toute façon, elle ne nous a pas laissé son numéro de téléphone. Ni son adresse.

Le lendemain, à 4 heures de l'après-midi, on ne frappa pas à notre porte.

Le surlendemain non plus. Et ainsi de suite.

A 3 h 39, j'éprouvais encore tous les symptômes de l'angoisse: difficultés à respirer, sueurs glacées, le chien de Pavlov n'était pas mon cousin.

A 4 heures pile, j'avais les sens si alertés que j'étais comme absent à moi-même.

Dès 4 h 01, un tressaillement victorieux me parcourait le corps: je devais me retenir pour ne pas me mettre à faire des bonds.

Si j'emploie un imparfait itératif, ce n'est pas pour rien: ce conditionnement dura des jours et des jours.

Le reste de mes journées se décrispa plus vite: je désappris cet odieux sentiment d'attente, mais ce qui le remplaça ne s'apparentait pas au bonheur. Le syndrome Bernardin avait laissé des séquelles: je me levais le matin avec une profonde impression d'échec. Je ne parvenais cependant pas à me raisonner, et pour cause: cette sensation était de l'ordre de l'irrationnel.

En effet, si je comparais mon sort du moment (fin mars) à celui de mon arrivée à la Maison (début janvier), je constatais que j'étais revenu à la case départ: les conditions étaient redevenues identiques. Il n'y avait plus un tortionnaire qui venait gâcher mes journées, et ces dernières se déroulaient comme je les avais toujours rêvées, hors du monde et hors du temps, dans le silence le plus profond.

Bien sûr, il y avait eu l'affaire Claire: mais quand j'étais venu m'installer ici, je n'avais jamais imaginé ni espéré que la jeune fille nous rendrait visite. J'avais donc toutes les raisons de considérer que notre bonheur nous était restitué intact, et qu'il suffisait de s'y replonger comme dans une eau tiède.

Pourtant, je découvrais que j'en étais incapable. Les deux mois d'oppression de monsieur Bernardin avaient cassé quelque chose dont j'ignorais la nature et dont je ressentais cependant la destruction avec une acuité douloureuse.

Par exemple, si Juliette ne m'aimait certes pas moins qu'avant, il n'y avait plus entre nous ce climat d'enfance idyllique. Elle ne me faisait plus aucun reproche quant à ma conduite passée et semblait même l'avoir oubliée. Cela ne m'empêchait pas de sentir en elle une tension constante: elle n'avait plus cette merveilleuse capacité d'abandon et d'écoute que je lui avais toujours connue.

Nous n'étions pas malheureux, certes. Nous avions seulement perdu une chose aussi inconnue qu'essentielle. Je me rassurais comme je le pouvais, invoquant surtout l'argument suprême: le temps. Il ne manquerait pas d'effacer cet écueil. Bientôt le souvenir s'émousserait, bientôt son évocation nous amuserait.

Je croyais tant en cette guérison que je la devançais: déjà je badinais sur le sujet, j'éclatais de rire en rappelant certains épisodes de l'invasion, ou en mimant la démarche pesante de Palamède, ou encore en m'effondrant dans le fauteuil désormais creux que nous persistions à nommer «son» fauteuil – sans avoir à préciser l'antécédent de ce pronom.

Juliette riait aussi. Mais – était-ce un fantasme de ma part? – j'avais l'impression que le cœur n'y était pas..

Parfois, je la voyais s'arrêter. devant la fenêtre et regarder longuement la maison des voisins, avec une expression de désolation insondable.

Je ne risque pas d'oublier la nuit du 2 au 3 avril. Mon sommeil n'avait jamais été d'une grande qualité; depuis l'affaire Bernardin, il s'était encore détérioré. Il me fallait des heures pour m'endormir. Je me tournais et me retournais dans mon lit en pestant contre Bernanos qui affirmait que l'insomnie était le comble de l'aboulie. Evidemment, quand on a la foi qui déplace les montagnes, dormir doit être un jeu d'enfant. Mais, quand on a un médecin obèse pour seul environnement métaphysique, la paix de l'âme devient inaccessible.

Cela faisait des heures que je m'énervais au lit. Même la respiration hypnotique de Juliette ne parvenait pas à me calmer. J'en arrivais à m'irriter de tout, y compris du silence de la forêt. Les bruits de la ville rendaient les insomnies moins angoissantes. Ici, il n'y avait guère que le murmure de la rivière pour me raccrocher à la vie – il était si ténu que je devais tendre l'oreille pour l'entendre, et cet effort infime empêchait mon corps de se relâcher.

Peu à peu, l'eau se mit à chanter plus fort. Que se passait-il? Une brusque crue? La clairière allait-elle être inondée? Mon cerveau confus commençait déjà à élaborer des plans – monter les meubles à l'étage, construire un radeau.

Un accès de conscience me fit soudain remarquer que ce bruit n'avait rien d'aquatique: au contraire, c'était un bourdonnement mécanique et huileux, comme un ronronnement de voiture.

Je rouvris les yeux pour mieux réfléchir. Ce véhicule que j'entendais n'avançait pas. Or, ce son continu était plutôt lointain – du moins, je le croyais, car les décibels semblaient devoir franchir des obstacles pour arriver ici.

Mon esprit décida qu'il s'agissait d'une équipe de bûcherons en train de tronçonner des arbres dans les environs. Il y crut cinq minutes puis il se rendit compte de l'inanité de cette supposition: pourquoi travailleraient-ils à une heure pareille? D'ailleurs, les cris d'une tronçonneuse n'avaient rien à voir avec ce vrombissement régulier.

Je finis par quitter le lit. J'enfilai de vieilles chaussures et un paletot et je sortis de la Maison. Le bruit venait de chez les Bernardin. Pourtant, aucune de leurs fenêtres n'était éclairée.

J’en conclus qu'ils disposaient d'une espèce de générateur pour se ravitailler en électricité. Curieux, cependant, que je ne l'aie jamais entendu fonctionner auparavant. Et quelle idée d'attendre la nuit pour le mettre en marche! Enfin, de la part d'un tel emmerdeur, il n'y avait pas lieu de s'en étonner.

C'était donc ça! Notre voisin ne pouvait plus nous torturer de 4 heures à 6 heures; pour se rattraper, il n'avait rien trouvé de mieux que de brancher sa machine la nuit.

Sacré Palamède! Ce procédé dérisoire était bien digne de lui. Car enfin, il se dérangeait d'abord lui-même, avec ce tapage nocturne qu'il devait percevoir dix fois plus fort dans son lit. C'était une démarche identique à la précédente, au fond: quand il nous envahissait deux heures par jour, cela l'emmerdait encore plus que nous. Sa devise semblait être: «Gâchons notre vie dans l'espoir que cela gâche aussi la vie des autres.»

Je lui répondais à haute voix: «Si tu t'imagines que ta nouvelle trouvaille nous dérange, mon pauvre ami! Tu devrais voir dormir Juliette. Si je n'étais pas insomniaque, je ne l'aurais jamais entendu, ton compresseur! Tandis que toi, tu dois avoir l'impression d'habiter un réacteur nucléaire, en ce moment!»

Ragaillardi, je traversai le petit pont qui enjambe la rivière et j'arpentai le territoire des Bernardin. Quelle belle nuit! Aucune étoile au firmament, rien que des nuages couleur d'ébonite, pas un pouce de vent, le printemps encore immobile au creux de l'air.

En contournant leur maison, je m'aperçus qu'il y avait de la lumière dans leur garage: ce devait être le lieu où ils avaient installé leur générateur. D'ailleurs, le bruit venait de là. Le voisin avait sans doute oublié d'éteindre la lampe.

Je marchai jusqu'à la fenêtre pour voir la machine. Une fumée emplissait le garage, il me fallut du temps pour distinguer ce qui s'y passait. C'était le moteur de la voiture qui tournait.

En un quart de seconde, je compris. Je me ruai sur la porte: elle était fermée à clé. Alors je bondis vers la fenêtre que je cassai d'un coup de coude, j'enjambai le mur, je retombai à l'intérieur, j'éteignis le contact de l'automobile et, sans prendre le temps de regarder le corps qui gisait par terre, je soulevai la porte du garage.

Puis je traînai Palamède par les aisselles et le transportai à l'air libre.

Son pouls battait encore, mais le gros homme semblait dans un état critique. Son teint était gris et une sorte de vomissement baveux lui recouvrait le menton. Que faire? C'était lui, le médecin! Ce n'était pas moi, professeur de latin et grec, qui pouvais lui rendre la vie.

Il fallait téléphoner aux urgences. Pas de chez lui. J'avais trop peur de tomber sur Bernadette. Je courus à la Maison, j'appelai les premiers soins. «On vous envoie une ambulance -», me répondit-on, mais l'hôpital était au diable Vauvert.

Fou de nervosité, je retournai au chevet du voisin. J'avais l'impression que son corps émettait une sorte de râle. Je ne savais pas si c'était bon ou mauvais signe. Je lui secouais les bras, comme si cela pouvait le faire revenir à la vie.

Je me mis à l'apostropher:

– Espèce d'emmerdeur! Tu ne recules devant rien, hein? Tu irais jusqu'à crever, rien que pour nous emmerder! Ça ne va pas se passer comme ça, mon vieux! Je ne te laisserai pas mourir, tu entends? On n'a jamais vu un pareil fouteur de merde que toi sur terre!

Ça n'avait pas l'air de lui faire beaucoup d'effet. C'était sur moi que ces imprécations agissaient. Je ne m'en privai pas.

– Qu'est-ce que tu t'imagines? On n'est pas au théâtre, ici! Il ne suffit pas de baisser le rideau quand on estime que c'est fini. Et si la pièce est si mauvaise, eh bien, c'est ta faute! Moi aussi, je pourrais être une larve amorphe: tout le monde a en soi un gros tas immobile, il suffit de se laisser aller pour qu'il apparaisse. Personne n'est la victime de personne, sinon de soi-même. Bon prétexte, que d'avoir épousé une anormale pour s'autoriser à devenir un demeuré. Si tu l'as épousée, c'est parce qu'il y avait déjà en toi un abruti qui reconnaissait en elle sa moitié et son idéal. Dès le début, elle t'allait comme un gant, Bernadette! Je n'ai jamais rencontré un couple aussi bien assorti. Quand on a trouvé la femme de sa vie, on ne se suicide pas! C'est vrai: qu'est-ce qu'elle deviendrait, sans toi? Tu as pensé à ça, avant de transformer ton garage en chambre à gaz? Qu'est-ce que tu croyais? Qu'on allait s'occuper d'elle? Et puis quoi encore? Pour qui nous prends-tu? Pour l'Armée du Salut?

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