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– La police nous interdit-elle de lui fermer la porte?

– Juliette, nous en avons déjà parlé.

– Parlons-en encore. Moi, je suis prête à ne plus lui ouvrir.

– J'ai peur que ce ne soit enraciné en moi. Il y a cette phrase dans la Bible: «Si on frappe à ta porte, ouvre.»

– Je ne te savais pas si chrétien.

– Je ne sais pas si je le suis. Mais je sais qu'il m'est impossible de ne pas ouvrir, si on frappe à ma porte. C'est trop profond. Il n'y a pas que l'inné qui soit irréversible. Il y a aussi des caractères acquis auxquels on ne peut renoncer. Des réflexes civiques de base. Par exemple, il me serait impossible de ne plus dire bonjour aux gens, de ne plus leur tendre la main.

– Tu crois qu'il va venir, aujourd'hui?

– On parie?

Je fus pris d'un rire nerveux.

Il n'était ni 3 h 59 ni 4 h 01 quand on frappa à la porte.

Juliette et moi avons échangé le regard des premiers chrétiens livrés aux lions dans une arène.

Monsieur Bernardin me donna son manteau et alla prendre possession de son fauteuil. L'espace d'un instant, je me dis qu'il avait sa tête des mauvais jours. La seconde d'après, je me rappelai qu'il avait cette figure-là tous les jours.

Je ne pouvais pas ne pas être parodique en sa présence: c'était un mécanisme d'autodéfense élémentaire. Je demandai sur le ton le plus mondain:

– Vous n'êtes pas venu avec votre charmante épouse?

Il eut pour moi un regard épais. J'affectai de ne pas le remarquer.

– Ma femme et moi, nous adorons Bernadette. Les présentations sont faites, à présent. Vous ne devriez plus hésiter à l'amener avec vous.

J'étais sincère: tant qu'à subir notre tortionnaire, je le trouvais plus pittoresque en compagnie de sa moitié.

Palamède me contemplait comme si j’étais le dernier des mufles. Il parvenait encore à me décontenancer. Je me mis à bredouiller:

– C'est vrai, je vous l'assure. Peu importe qu'elle soit… différente. Nous l'aimons beaucoup.

Une voix de molosse finit par me répondre:

– Ce matin, elle était malade!

– Malade? La pauvre, qu'est-ce qu'elle a?

Il prit sa respiration pour lâcher une phrase triomphale et revancharde:

– Trop de chocolat.

Regard victorieux: il était ravi que sa femme fût malade car cela lui donnait une magnifique occasion de nous accuser.

Je fis celui qui n'avait pas compris:

– La malheureuse! Elle est si fragile.

Quinze secondes de fulminations.

– Non, elle n'est pas fragile. Votre nourriture est trop riche.

Il était clair qu'il avait décidé de nous provoquer. Mur mou, j'esquivai:

– Détrompez-vous. Vous savez, les femmes sont des mécanismes si délicats… De la porcelaine de Chine! Une émotion et elles ne digèrent plus.

J'eus du mal à m'empêcher de rire à l'idée que je traitais ce monstre de porcelaine de Chine. Le voisin, lui, ne trouvait pas cela drôle: je vis sa grosse face se congestionner. Au comble de la colère, il éructa:

– Non! C'est vous! C'est votre femme! C'est le chocolat!

Essoufflé de rage, il haussa le menton pour marquer l'irréfutabilité de son argument.

Je n'allais quand même pas lui demander pardon. Plein de bon sens, je souris:

– Oh, ce n'est pas grave, quand on a épousé un grand médecin…

Il se congestionna à nouveau, secoua la tête, mais ne trouva rien à dire.

– Cher Palamède, racontez-moi comment vous avez rencontré votre épouse, demandai-je sur un ton de joueur de golf.

Il parut si outré de ma question que je le crus sur le point de partir en claquant la porte. Hélas, je prenais mes désirs pour des réalités. Il finit par marmonner:

– A l'hôpital.

C'était bien ce que je soupçonnais, mais je jouai l'imbécile.

– Bernadette était infirmière?

Quinze secondes de mépris silencieux.

– Non.

J'avais oublié qu'il ne fallait pas lui laisser la possibilité d'utiliser l'un de ses deux mots préférés. Suite à ce «non», j'eus beau le pousser jusqu'à ses derniers retranchements, je n'obtins plus la moindre information sur les origines de madame.

Il se calma. Peu à peu, il prit conscience de son triomphe. Certes, nous l'avions mis dans une situation très délicate, nous l'avions forcé à nous montrer sa femme et nous étions passés outre à son interdiction dans l'affaire du chocolat, ce qui constituait une insulte contre son autorité maritale.

Mais, en fin de compte, le gagnant, c'était lui, bien sûr. Pour l'emporter dans ce combat implacable, il ne servait à rien d'être le plus intelligent, le plus subtil, il ne servait à rien d'avoir le sens de l'humour et d'être capable d'arroser l'autre de torrents d'érudition. pour vaincre, il fallait être le plus pesant, le plus immobile, le plus oppressant, le plus impoli, le plus vide.

C'était sans doute le mot qui le résumait le mieux: vide. Monsieur Bernardin était d'autant plus vide qu'il était gros: comme il était gros, il avait plus de volume pour contenir son vide. Ainsi en est-il à travers l'univers: les fraises des bois, les lézards et les aphorismes sont denses et évoquent la plénitude, quand les courges géantes, les soufflés au fromage et les discours d'inauguration sont enflés à proportion de leur vacuité.

Rien de rassurant à cela: les pouvoirs du vide sont terrifiants. Il est régi par des lois implacables. Par exemple, le vide refuse le bien: il lui barre la route avec obstination. En revanche, le vide ne demande qu'à se laisser envahir par le mal, comme s'il entretenait avec lui des relations anciennes, comme si l'un et l'autre éprouvaient du plaisir à se retrouver pour raconter des souvenirs communs.

S'il y a une mémoire de l'eau, pourquoi n'y aurait-il pas une mémoire du vide? Une mémoire faite de xénophobie vis-à-vis du bien («Toi, je ne te connais pas, alors je ne t'aime pas, et je ne vois pas pourquoi ça changerait») et d'accointances avec le mal («Cher vieux camarade, tu as laissé chez moi tant de traces de tes séjours répétés, tu es ici chez toi!»).

Certes, il y aura toujours des gens pour dire que le bien et le mal n'existent pas: ce sont ceux qui n'ont jamais eu affaire au vrai mal. Le bien est beaucoup moins convaincant que le mal: c’est parce que leur structure chimique est différente.

Comme l'or, le bien ne se rencontre jamais à l'état pur dans la nature: il est donc normal de ne pas le trouver impressionnant. II a la fâcheuse habitude de ne rien faire; il préfère se donner en spectacle.

Le mal, lui, s'apparente à un gaz: il n'est pas facile à voir, mais il est repérable à l'odeur. Il est le plus souvent stagnant, réparti en nappe étouffante; on le croit d'abord inoffensif à cause de son aspect – et puis on le voit à l'œuvre, on se rend compte du terrain qu'il a gagné, du travail qu'il a accompli – et on est terrassé parce que, à ce moment-là, il est déjà trop tard. Le gaz, ça ne s'expulse pas.

Je lis dans le dictionnaire: «Propriétés des gaz: expansibilité, élasticité, compressibilité, pesanteur.» On jurerait une description du mal.

Monsieur Bernardin n'était pas le mal, il était une grande outre vide où sommeillait le gaz maléfique. Je l'avais d'abord cru inactif parce qu'il restait des heures à ne rien faire. Ce n'était qu'une apparence: en réalité, il était en train de me détruire.

A 6 heures, il partit.

Le lendemain, il arriva à 4 heures et s'en alla à 6 heures.

Le surlendemain, arrivée à 4 heures, départ à 6 heures.

Et ainsi de suite.

Certaines personnes ont des «5 à 7», c'est le nom pudique des rendez-vous coquins. Je propose que «4 à 6» désigne le contraire.

– Quand même, il a épousé une infirme.

– Est-ce une circonstance atténuante?

– Imagine un peu ce que doit être la vie avec cette femme.

– Je vais te faire lire La Pitié dangereuse.

– Emile, les livres ne sont pas la clef de tout.

– Bien sûr que non. Mais les livres aussi, ce sont des voisins – des voisins de rêve, qui viennent chez vous seulement quand vous les appelez, et qui s'en vont dès que vous ne voulez plus les voir. Considérons que Zweig est un voisin.

– Et qu'est-ce qu'il dit, ce voisin?

– Il dit qu'il y a une bonne et une mauvaise pitié. Je ne suis pas sûr que monsieur Bernardin pratique la bonne.

– Avons-nous le droit de le juger?

– Avec un mufle pareil, nous avons tous les droits. A-t-il le droit de s'imposer chez nous deux heures par jour?

– J'essayais néanmoins de dire que, au départ, son désir d'épouser Bernadette avait dû être généreux.

– Tu as vu comment il la traitait, l'autre soir? Tu trouves ça généreux? Il ne suffit pas de prendre en charge une handicapée pour être un saint.

– Un saint, non. Un brave homme.

– Ce ri' est pas un brave homme. La bonté mal pratiquée n'est pas de la bonté.

– S'il ne l'avait pas épousée, que serait-elle devenue?

– Nous n'en savons rien. Comment était-elle, il y a quarante-cinq ans? En tout cas, elle n'aurait pas été plus malheureuse sans lui.

– Et lui, comment était-il, il y a quarante-cinq ans? Je ne peux pas'imaginer qu'il a été jeune et mince.

– Il n'était peut-être pas mince.

– Mais il était jeune, tu te rends compte?

– Certaines. personnes ne sont jamais jeunes.

– Enfin, il a bien fallu qu'il fasse des études de médecine! Un demeuré peut-il y parvenir?

– Je vais finir par le croire.

– Non, ce n'est pas possible. Je pense plutôt qu'il a très mal vieilli. Cela peut arriver. Nous-mêmes, comment serons-nous dans cinq ans?

– Une chose est sûre: tu ne seras pas comme elle.

Juliette rit et se mit à mugir:

– Soupe! Soupe!

Je me réveillai au milieu de la nuit, frappé par une évidence que je n'avais pas encore osé me formuler: monsieur Bernardin était l'emmerdeur mythologique.

Certes, nous savions déjà qu'il était un emmerdeur. Mais cela ne suffisait pas: beaucoup de gens peuvent être qualifiés de tels. Notre voisin, lui, représentait le type pur.

Je passai en revue les figures des mythologies anciennes ou modernes que je connaissais. L'éventail des personnages possibles y apparaissait. Tout le monde y était, sauf l'emmerdeur archétypal. Il y avait des fâcheux, d'envahissants bavards, d'exaspérants séducteurs, des dames embêtantes au superlatif, des enfants à jeter par la fenêtre.

Cependant, il n'y avait personne qui s'apparentât à notre tortionnaire.

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