Le chien, voyant l'issue ouverte, crut que son maître voulait qu'il sorte. Il se dressa prêt à partir; un geste du noir le renvoya à sa place.
La surprise me rendait muet; tout à coup un rayon du jour éclaira vivement mon visage. Le prisonnier se redressa comme s'il eût mis par mégarde le pied sur un serpent, et son front heurta les pierres de la voûte. Un mélange indéfinissable de mille sentiments opposés, une étrange expression de haine, de bienveillance et d'étonnement douloureux, passa rapidement dans ses yeux. Mais, reprenant un subit empire sur ses pensées, sa physionomie en moins d'un instant redevint calme et froide; et il fixa avec indifférence son regard sur le mien. Il me regardait en face comme un inconnu.
– Je puis encore vivre deux jours sans manger, dit-il.
Je fis un geste d'horreur; je remarquai alors la maigreur de l'infortuné.
Il ajouta:
– Mon chien ne peut manger que de ma main; si je n'avais pu élargir le soupirail, le pauvre Rask serait mort de faim. Il vaut mieux que ce soit moi que lui, puisqu'il faut toujours que je meure.
– Non, m'écriai-je, non, vous ne mourrez pas de faim!
Il ne me comprit pas.
– Sans doute, reprit-il en souriant amèrement, j'aurais pu vivre encore deux jours sans manger; mais je suis prêt, monsieur l'officier; aujourd'hui vaut encore mieux que demain; ne faites pas de mal à Rask.
Je sentis alors ce que voulait dire son je suis prêt. Accusé d'un crime qui était puni de mort, il croyait que je venais pour le mener au supplice; et cet homme doué de forces colossales, quand tous les moyens de fuir lui étaient ouverts, doux et tranquille, répétait à un enfant: Je suis prêt!
– Ne faites pas de mal à Rask, répéta-t-il encore.
Je ne pus me contenir.
– Quoi! lui dis-je, non seulement vous me prenez pour votre bourreau, mais encore vous doutez de mon humanité envers ce pauvre chien qui ne m'a rien fait!
Il s'attendrit, sa voix s'altéra.
– Blanc, dit-il en me tendant la main, blanc, pardonne, j'aime mon chien; et, ajouta-t-il après un court silence, les tiens m'ont fait bien du mal.
Je l'embrassai, je lui serrai la main, je le détrompai.
– Ne me connaissiez-vous pas? lui dis-je.
– Je savais que tu étais un blanc, et pour les blancs, quelque bons qu'ils soient, un noir est si peu de chose! D'ailleurs, j'ai aussi à me plaindre de toi.
– Et de quoi? repris-je étonné.
– Ne m'as-tu pas conservé deux fois la vie?
Cette inculpation étrange me fit sourire. Il s'en aperçut, et poursuivit avec amertume:
– Oui, je devrais t'en vouloir. Tu m'as sauvé d'un crocodile et d'un colon; et, ce qui est pis encore, tu m'as enlevé le droit de te haïr. Je suis bien malheureux!
La singularité de son langage et de ses idées ne me surprenait presque plus. Elle était en harmonie avec lui-même.
– Je vous dois bien plus que vous ne me devez, lui dis-je. Je vous dois la vie de ma fiancée, de Marie.
Il éprouva comme une commotion électrique.
– Maria! dit-il d'une voix étouffée; et sa tête tomba sur ses mains, qui se crispaient violemment, tandis que de pénibles soupirs soulevaient les larges parois de sa poitrine.
J'avoue que mes soupçons assoupis se réveillèrent, mais sans colère et sans jalousie. J'étais trop près du bonheur, et lui trop près de la mort, pour qu'un pareil rival, s'il l'était en effet, pût exciter en moi d'autres sentiments que la bienveillance et la pitié.
Il releva enfin sa tête.
– Va! me dit-il, ne me remercie pas!
Il ajouta, après une pause:
– Je ne suis pourtant pas d'un rang inférieur au tien!
Cette parole paraissait révéler un ordre d'idées qui piquait vivement ma curiosité; je le pressai de me dire qui il était et ce qu'il avait souffert. Il garda un sombre silence.
Ma démarche l'avait touché; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit, et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l'ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu'il parlait avec facilité le français et l'espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture; il savait des romances espagnoles qu'il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d'autres rapports, que jusqu'alors la pureté de son langage ne m'avait pas frappé. J'essayai de nouveau d'en savoir la cause; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d'avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.
XIII
Je le voyais tous les jours à la même heure. Son affaire m'inquiétait; malgré mes prières, mon oncle s'obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes à Pierrot; il m'écoutait avec indifférence.
Souvent Rask arrivait tandis que nous étions ensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou. Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaient tracés, puis la déchirait. J'étais habitué à ne pas lui faire de questions.
Un jour j'entrai sans qu'il parût prendre garde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot, et chantait d'un ton mélancolique l'air espagnol: Yo que soy contrabandista[10]. Quand il eut fini, il se tourna brusquement vers moi, et me cria:
– Frère, promets, si jamais tu doutes de moi, d'écarter tous tes soupçons quand tu m'entendras chanter cet air.
Son regard était imposant; je lui promis ce qu'il désirait, sans trop savoir ce qu'il entendait par ces mots: Si jamais tu doutes de moi… Il prit l'écorce profonde de la noix qu'il avait cueillie le jour de ma première visite, et conservée depuis, la remplit de vin de palmier, m'engagea à y porter les lèvres, et la vida d'un trait. À compter de ce jour, il ne m'appela plus que son frère.
Cependant je commençais à concevoir quelque espérance. Mon oncle n'était plus aussi irrité. Les réjouissances de mon prochain mariage avec sa fille avaient tourné son esprit vers de plus douces idées. Marie suppliait avec moi. Je lui représentais chaque jour que Pierrot n'avait point voulu l'offenser, mais seulement l'empêcher de commettre un acte de sévérité peut-être excessive; que ce noir avait, par son audacieuse lutte avec le crocodile, préservé Marie d'une mort certaine; que nous lui devions, lui sa fille, moi ma fiancée; que, d'ailleurs, Pierrot était le plus vigoureux de ses esclaves (car je ne songeais plus à obtenir sa liberté, il ne s'agissait que de sa vie); qu'il faisait à lui seul l'ouvrage de dix autres, et qu'il suffisait de son bras pour mettre en mouvement les cylindres d'un moulin à sucre. Il m'écoutait, et me faisait entendre qu'il ne donnerait peut-être pas suite à l'accusation. Je ne disais rien au noir du changement de mon oncle, voulant jouir du plaisir de lui annoncer sa liberté tout entière, si je l'obtenais. Ce qui m'étonnait, c'était de voir que, se croyant voué à la mort, il ne profitait d'aucun des moyens de fuir qui étaient en son pouvoir. Je lui en parlai.
– Je dois rester, me répondit-il froidement; on penserait que j'ai eu peur.
XIV
Un matin, Marie vint à moi. Elle était rayonnante, et il y avait sur sa douce figure quelque chose de plus angélique encore que la joie d'un pur amour. C'était la pensée d'une bonne action.
– Écoute, me dit-elle, c'est dans trois jours le 22 août, et notre noce. Nous allons bientôt…
Je l'interrompis.
– Marie, ne dis pas bientôt, puisqu'il y a encore trois jours!
Elle sourit et rougit.
– Ne me trouble pas, Léopold, reprit-elle; il m'est venu une idée qui te rendra content. Tu sais que je suis allée hier à la ville avec mon père pour acheter les parures de notre mariage. Ce n'est pas que je tienne à ces bijoux, à ces diamants, qui ne me rendront pas plus belle à tes yeux. Je donnerais toutes les perles du monde pour l'une de ces fleurs que m'a fanées le vilain homme au bouquet de soucis; mais n'importe. Mon père veut me combler de toutes ces choses-là, et j'ai l'air d'en avoir envie pour lui faire plaisir. Il y avait hier une basquina de satin chinois à grandes fleurs, qui était enfermée dans un coffre de bois de senteur, et que j'ai beaucoup regardée. Cela est bien cher, mais cela est bien singulier. Mon père a remarqué que cette robe frappait mon attention. En rentrant, je l'ai prié de me promettre l'octroi d'un don à la manière des anciens chevaliers; tu sais qu'il aime qu'on le compare aux anciens chevaliers. Il m'a juré sur son honneur qu'il m'accorderait la chose que je lui demanderais quelle qu'elle fût. Il croit que c'est la basquina de satin chinois; point du tout, c'est la vie de Pierrot. Ce sera mon cadeau de noces.